Dans la rue de la Ferronerie Louis Féraque avançait lentement sous une pluie d’automne humide, perçante et persistante qui lui arrondissait le dos et alourdissait les mouvements de son corps. Il n’avait que cinquante ans mais avec ses cheveux prématurément blancs, on l’aurait pris pour un vieillard. Pourtant, un œil exercé ne lui eût pas donné son âge car ses épaules était formidables et, en dépit des efforts qu’il faisait pour se recroqueviller sous la pluie, sa taille était énorme.
Féraque était venu à pied depuis la rue de la Chapelle, d’abord en dévalant la rue du Faubourg Saint-Denis, courant droit devant lui, puis en zigzagant entre cette rue et le boulevard de Strasbourg, en prenant par les rues transversales. Dans sa foulée, il avait descendu la rue Saint-Denis sans oser se retourner. Il craignait que ce mouvement n’apparût suspect aux passants. Il marchait sans hésitation, visant à s’éloigner le plus vite possible de cette horrible femme qui avait ameuté l’hôtel et l’avait menacé d’appeler la police. Le mot de police l’avait fait céder à un moment de panique. Il avait pris la fuite.
Féraque s’appliquait à raser les murs comme un voleur. Son agitation était telle que sa bouche éclaboussait une bave de mots sans suite qui se mêlaient au clapotement de la pluie. Qui eût cru que cette fille pût s’offenser de quoi que ce soit ? Alors ? Alors, c’était tout de même à lui la faute. Il n’aurait jamais dû lui proposer de... Bah ! À quoi bon les reproches. Il était inutile de se manger les sangs...
Louis Féraque était tombé si tard dans la vie que d’un seul plongeon il en avait directement atteint le fond. Lorsqu’il avait retrouvé la surface, une mystérieuse mutation avait provoqué en son être une telle régression qu’il avait commencé dès ce moment-là, à vivre dans la débauche. Sacrifiant le bonheur au vice, il avait atteint le niveau le plus bas de la société, le bas-fond où même les scélérats de la pire espèce n’osent s’aventurer sans craindre de perdre le peu fierté qu’il leur reste. Il avait mis la tête dans le ruisseau où les prostituées et les marchands de vice n’osent y mettre le pied. Il était devenu un être détraqué que même les petites gens regardaient de haut. La nature prenait sa revanche. Le vice, en lui, avait produit un déchaînement d’excès. C’en était trop à supporter ! Il se jurait de ne plus recommencer. Il se promettait de tuer le démon qu’il portait en lui ! Il l’affamerait jusqu’à ce que l’un des deux en crève. Il en avait assez ! C’était se couvrir de trop d’indignité et subir trop de misère ! Une terrible angoisse lui serra la gorge. Il lui apparut tout d’un coup, en ce moment où il l’avait perdue, le prix d’une vie dont il aurait pu profiter. Il baissa la tête et laissa éclater des sanglots dans l’averse qui redoublait de force.
« Mon Dieu ! gémissait-il, j’ai gâché ma vie ! Pourquoi ? Mon Dieu ! Pourquoi ? »
Il était trempé jusqu’aux os mais ne semblait pas s’en apercevoir. De temps en temps, il bousculait un passant sans rien faire pour l’éviter, continuant à marcher sans regarder derrière lui. Tout au long de cette fuite effrayante, il tâchait de se calmer mais l’histoire de cette journée lui remontait sans cesse au cerveau et il en pétrissait les faits involontairement.
La veille, vers minuit, Louis Féraque s’était réveillé sans pouvoir retrouver le sommeil. Tout était paisible. Encouragé par le silence, il demeura dans son lit, les paupières closes. Son esprit à demi inconscient, coulant comme un fleuve coloré par les pensées et les sédiments qu’il charriait dans sa mémoire, lui apportait toutes sortes de souvenirs érodés, alluvions d’un passé bourbeux.
Subitement, Féraque eut une vision qui ne le lâcha plus. C’était celle d’une prostituée qui se nommait Jeannine et travaillait à ses heures dans un meublé de la rue du Cafetan. Il l’avait vue souvent penchée à sa fenêtre, tâchant de racoler les rares passants qui se perdaient parfois dans le quartier. Les vibrations de leur pas sur le trottoir la faisaient apparaître comme une araignée. Jeannine approchait de la quarantaine et se voyait ravie quand il lui arrivait de capturer une proie de cette façon. Cet exploit lui épargnait la nécessité d’étaler au grand jour de la rue de la Chapelle où elle faisait discrètement le trottoir, une marchandise qui n’était plus fraîche, et, évitait à cette fille déjà vieille, la fatigue d’un aller-retour.
Plusieurs fois, alors que Féraque avait pris par cette rue parallèle à la rue des Fakirs pour se rendre chez-lui - ce qui lui arrivait assez souvent lorsqu’il venait de la Porte de la Chapelle, Jeannine lui avait lancé sans discrétion : « Hé ! toi, le balaise, tu montes ? » et il s’était contenté de ne pas répondre, fixant le sol avec entêtement. Il la trouvait laide et, bien qu’avec les femmes il aimât faire des cochonneries, il n’aimait pas les cochonnes. Elle était trop grande pour lui plaire, trop grasse, trop noire et ses seins étaient si larges, si lourds et si mous qu’ils fondaient sur son ventre en une seule masse de chair volumineuse et tremblante. Son derrière était de taille, et son visage, qui en avait la rondeur, avait une petite bouche entourée de grosses joues, le tout illustrant l’expression populaire : être moche comme un cul, car la ressemblance était frappante ! Or, inexplicablement, cette vision de Jeannine qui était venue se fixer sur sa rétine, devint rapidement une obsession qui causa en lui un revirement, sinon sur la beauté de cette prostituée, du moins sur les attraits physiques qu’il lui découvrait soudainement. Il ignorait ce qui l’attirait tout d’un coup vers elle. Ce fut un empoisonnement qui se répandit de son cerveau à ses sens comme un courant d’électricité dans un corps conducteur sans résistance.
Ce soir-là, par un mystère de la nature, tout ce que Féraque avait trouvé repoussant chez cette femme, lui chauffait au contraire le sang au point que sa chair lui en fît mal. Il ne pouvait s’empêcher de penser à la physionomie de cette créature. L’immense poitrine de Jeannine ne lui inspirait plus aucun dégoût mais lui ouvrait un appétit féroce. Il se l’imaginait nue, lui tendant ses seins libres et gonflés. Il les pesait dans ses mains emplies de leur pâte chaude et levée. Subitement, la scène changeait. La garce était maintenant sur le lit. Obsédé, il la regardait à travers ses paupières qui se serraient instinctivement dans l’ultime espoir de lui apporter le sommeil. Elle était étendue sur le côté, la tête reposant sur un bras replié comme une énorme Vénus ; ses genoux relevés laissaient poindre l’anus. Un sein reposait sur le lit tandis que l’autre l’écrasait, débordant sur la chair molle de son jumeau, pour s’en aller toucher le drap du bout de sa large aréole. Le grain de sa peau olivâtre était grossier et chacun de ses pores était un petit cratère d’où sortait un poil plus ou moins gros. Des épaules jusqu’aux hanches, tout n’était que rouleaux de chair mouvante et aveulie où chaque recoin était un refuge pour y nicher le vice. Il en suivit les formes palpables jusqu’aux reins, suivis d’un renflement charnu, continué par un vallonnement qui laissait apercevoir, au fond d’un pli profond, une fuite de poils.
Ces hallucinations qui se répétaient en s’entassant dans la cervelle de Féraque, lui mettaient le feu dans le sang. Il ajoutait à ce déchaînement lubrique, des détails dégoûtants. Désormais il n’y avait plus rien en elle qui le répugnât, plus rien qui ne lui échauffât les sens et même dans sa gueule moche comme un cul, il entrevoyait des possibilités infinies et variées de plaisirs morbides. Il n’y avait pas, jusqu’à ses excréments qu’il imaginait, qui ne fussent pour lui, un attisement.
Dans le calme de la chambre inondée de la clarté rose de la lune, il murmurait des mots délirants.
« Demain ! Demain ! J’irai la voir demain ! Si elle n’est pas à la fenêtre, je l’attendrai Chez Rougeot : elle y passe souvent pour boire un coup. Je l’aborderai. Je lui parlerai et l’on ira chez-elle. Je me roulerai toute la nuit dans la fange, mon âme flottant dans la volupté, ma vie, seulement soutenue par l’étrange volonté qui veut que j’obéisse au destin et que de l’ordure, je fasse mon festin. Seulement voudra-t-elle ? Ah ! Voudra-t-elle ? Pourquoi pas ? Ce n’est qu’une vieille pute, elle a dû en voir des vertes et des pas mûres. Demain ! Demain ! Ah ! pourrai-je patienter jusqu’à demain ? »
Il entendit une heures sonner à la Chapelle. Il éprouvait une sensation intolérable causée par la distillation dans ses veines d’un désir ardent. Il respira à fond et d’un seul bond il fut debout. Il ne pouvait plus attendre ! Il s’habilla.
Féraque descendit les escaliers dans l’obscurité, se tenant à la rampe sans faire de bruit. Dehors, la rue des Fakirs était déserte. La demie sonna à la Chapelle. Il marcha poussé par une volonté qui lui taisait la raison. Il s’efforçait de ne pas faire claquer les talons de ses chaussures. Il avançait sous le ciel dont l’œil lunaire qui s’était assombri, le suivait de loin. Il ne lui fallut qu’une minute pour arriver jusqu’au bout de la rue ; il tourna dans l’allée qui le conduisit rapidement jusqu’à l’angle où prenait la rue du Cafetan. Celle-ci était vide, tranquille et sombre. Il s’y jeta sans hésiter. C’était là ! Le meublé se trouvait à mi-longueur de la rue.
Féraque leva les yeux. L’appartement était au premier étage. Les persiennes étaient tirées et pas une lueur n’y filtrait. Il ne percevait que deux lumières dans l’immeuble : un rai de clarté qui brillait à une lucarne sous le toit, et le reflet d’une veilleuse à l’entresol. Il fut pris d’une rage qui le fit jurer. Il aurait dû venir plus tôt ! Il avait perdu du temps à endurer des tourments qu’il aurait pu s’éviter. Et maintenant, elle dormait ! Hors d’atteinte. Quelle ironie ! Cette gueuse était loin de s’imaginer, qu’en bas sous son balcon, une poitrine obscure se soulevait pour elle et que, fondu dans la nuit, un homme la convoitait avec tant de folie que sur un geste d’elle il eût, s’envolant du trottoir, atterri dans son lit. Quel piètre Roméo il faisait ! Et gros Jean comme devant ! Ses jambes tremblaient et il était en rogne de ne pouvoir même pas s’offrir ce morceau de charogne. Il s’adossa au mur. Il ne pouvait accepter de s’en aller. Il ne pouvait se résigner à ne pas satisfaire son affreuse nécessité. Il lui fallait extraire à tout prix de son corps le poison qui lui brûlait les entrailles, arracher de son cerveau les idées qui le faisaient frissonner de désir inassouvi. Il était fasciné par le néant qui l’aveuglait, absorbé par l’espace éteint où devait reposer cette putain qui lui échappait. Il demeurait contre le mur, espérant que son désespoir la fît apparaître. Il sursauta ! Coup sur coup, il vit une ombre passer derrière les ténèbres des persiennes. Il en était certain. Mais non ! Il avait glissé dans un engourdissement hypnotique que la fixité de son regard dans l’obscurité lui avait provoqué.
Deux heures sonnèrent à la Chapelle. Tout le quartier dormait. Même le ciel, plus sage, pour prendre du repos, avait déposé un nuage sur sa prunelle astrale. Lui, Louis Féraque, était toujours cloué sur le trottoir. Il se dégoûtait pour la conduite que sa débauche lui imposait. Une averse tomba. Il se réfugia dans le coin d’une porte. Ombre, il regardait l’ombre derrière laquelle dormait celle dont il rêvait.
Trois heures sonnèrent à la Chapelle. Il se sentit aussi misérable qu’un alcoolique devant une cave fermée ou un joueur qui, ayant tout perdu ne peut plus se refaire. Il faisait noir et le froid commençait à se bien faire sentir. Il hésitait à partir, lorsqu’au coin de la rue apparurent deux cheminots qui devaient se rendre à la gare de marchandises. Cette fois-ci, il fallait déguerpir. Il s’éloigna. Tant pis ! se dit-il.
De retour dans sa chambre, Féraque tâcha de s’emplir de mépris pour toutes les saloperies qui avaient corrompu sa vie, mais il faisait cela, plus pour se refroidir le sang, que par remords ou conviction. Pourtant, dans cette minute où il avait invité la vérité à le sortir de sa fièvre, il se condamna pour les injures qu’il s’infligeait et celles qu’il prévoyait, plus terribles, et pour l’éternité. Les instincts charnels les plus bas l’avaient dévoré avant même que d’avoir découvert l’amour, connu la femme ! Et cela s’était passé sans qu’il comprît les événements de sa vie qui avaient formé la grande étape de sa métamorphose d’homme en monstre. Il eut un soupir bas et profond. Il se maudit jusqu’à la lassitude, mais son imagination ne lui obéissant plus, l’entraînait parmi les sens interdits. L’image de la prostituée lui restitua son songe vicieux. Ses fantaisies se répandirent, suivant des processus qui lui firent circuler le feu dans les veines.
Il brûla toute la nuit.
Le jour enfin se leva. Le petit jour noir qui fait suite aux nuits blanches.
Quand il pénétra Chez Rougeot, Féraque demeurait envahi par une langueur que sa longue attente de la veille avait fait se manifester. Il se sentit déjà un peu mieux. Le séjour de l’estaminet était chez lui, une habitude plaisante, nécessaire et thérapeutique. Il y satisfaisait deux faiblesses, le tabac et l’alcool, qui lui servaient d’antidotes à sa dépravation.
Lorsqu’il était au café, Louis Féraque oubliait tout, et surtout, il ne s’exposait plus aux périls qu’il courait, à recherche d’une femelle qui lui permît de renifler ses intestins. Il ne se sentait vraiment à son aise qu’une fois assis sur le cuir doux et chaud d’une banquette, devant un demi ou un verre de café qu’il ne savait déguster sans fumer un gros cigare. Il allait de ville en ville, guidant sa marche, fixant sa direction, calculant sa position, non pas en se basant sur les étoiles, ni en consultant la boussole, mais en se fiant aux enseignes des café, bistrots, tabacs ou autres établissements débitant ce dont il avait besoin pour son réconfort physique et moral. Chez Rougeot, avait-il conclu le premier jour qu’il l’avait vu, était idéal. La salle était agréable avec des tables de marbre blanc et de grands miroirs sur les murs qui réfléchissaient tout, y compris leurs propres réflexions. La clientèle était sympathique, le patron, monsieur Foix, un homme d’une quarantaine d’années, aimable et attentif. Marius, le jeune garçon, la serviette sous le bras, ne faisait jamais attendre personne. En quelques jours, Louis Féraque avait déjà pris des habitudes si ponctuelles que, bien qu’il ne fût pas précisément un pilier du café, dès qu’il y pénétrait tout le monde le saluait poliment et monsieur Foix lui faisait un petit signe de tête pour lui indiquer de passer occuper dans la salle son coin favori sur le divan.
Ce matin-là, lorsqu’il traversa la jolie petite salle semée de sciure de bois dorée pour prendre sa place ordinaire, Féraque n’avait pas faim et, lorsque Marius vint lui apporter son café au lait, accompagné par les beaux croissants chauds qui « venaient d’arriver », il n’en éprouva aucune envie et se contenta de fumer, ne se nourrissant de temps en temps que d’une gorgée de café.
À cette heure-ci, il y avait peu de tables occupées dans la salle, les gens n’ayant guère le temps de flâner ; les seules personnes assises étaient des retardataires qui n’avaient pas pu trouver une place au comptoir, ou des couples qui préféraient se taire pour s’adorer des yeux une dernière fois avant de se séparer et rejoindre la foule des travailleurs. Il ne faisait pas attention à eux. Il ne regardait même pas, entre les miroirs, ses panneaux favoris qu’il admirait si souvent et qui, d’habitude, lui donnaient tant envie d’avoir une famille à lui quand son regard se posait sur la petite fille qui dégustait une tablette de chocolat Menier, ou le bébé Cadum qui riait comme un ange.
Féraque se contentait de fixer le comptoir qui se trouvait à sa gauche. Ah ! qu’ils étaient heureux tous ceux qui s’entassaient là, riant et bavardant ! Qu’ils étaient heureux tous ces gens normaux : l’équipe de balayeurs qui faisait une pause et trinquaient bruyamment, les maraîchers qui en étaient déjà au casse-croûte et dévoraient de bon cœur leur sandwich arrosé de vin rouge ou bien de vin rosé, les ouvriers dans leurs bleus, ayant juste le temps de prendre une canette avant de courir au boulot et qui, riant, jurant et buvant au goulot, participaient à deux ou trois conversations à la fois, tutoyant tout le monde y compris monsieur Foix ; les fonctionnaires, les tir-au-flanc qui eux, au contraire, ne tutoyaient personne mais avaient en revanche le temps de boire leur café ou siroter un blanc, commentant les nouvelles du jour ou critiquant les résultats des courses de la veille avec un tel savoir que ceux qui les écoutaient en arrivaient à concevoir, en toute humilité, la supériorité de ces messieurs de l’administration. Ils bavardaient tous, insouciants et heureux et même les oisifs, les désœuvrés, les gens à gros cous rouges qui, à grands coups de rouge, étaient déjà gris. Tous, autant qu’ils étaient, il les enviait !
Louis Féraque se sentait la tête remplie des images de la veille et dans son corps, toute la substance de son désir mijotait dans son ventre, comme un fricot tenu à petit feu. Il réalisa que Jeannine risquait de n’apparaître au bistrot que tard dans la journée. Il ne pouvait attendre. Il lui fallait aller rôder dans la rue du Cafetan. Il continua de tirer sur son cigare humide ne l’arrachant à ses lèvres que pour y porter la ronde arête faïencée du bol.
« Vous ne mangez donc pas ce matin ? lui lança Marius qui servait un jeune couple à la table voisine et qui s’était aperçu que les deux croissants de « monsieur Louis » étaient toujours dans la corbeille.
- Si ! Si ! répondit-il, s’empressant de saisir un croissant pour ne pas devoir entamer une discussion qui l’eût dérangé. »
Il mordit à contre-cœur dans le croissant chaud, mais, à sa surprise, il le trouva savoureux et le finit en trois bouchées. Il avala ensuite le reste de son café au lait. Il consulta l’horloge qui était pendue contre le mur du comptoir : huit heures. Jeannine devait dormir.Tant pis ! Il irait la réveiller. La perspective d’aller la surprendre à cette heure, encore humide des sécrétions de la nuit et prête aux excrétions du matin, acheva de le décider. Il paya et sortit.
Féraque eut une heureuse surprise. Lorsqu’il se retrouva de nouveau sur le trottoir d’en face, les persiennes étaient ouvertes et, à travers les rideaux tirés, on voyait de la lumière. Son cœur se serra.
Une ombre s’était montrée. Ce fut rapide mais il l’avait reconnue. Il s’étonna même de constater avec quelle précision, cette forme imprécise lui avait permis de l’identifier. Il baissa automatiquement les yeux. La porte d’entrée était ouverte. La route était libre. Il traversa la rue et pénétra dans la maison en prenant une allure dégagée. Une forte odeur d’essence lui attaqua les narines. Les locataires devaient faire la cuisine dans leurs chambres. D’habitude cette odeur lui eût soulevé l’estomac mais les cellules de son corps étaient tellement corrompues par l’infâme instinct qui le possédait que le relent de ce combustible ajouta à la folie olfactive qui le guidait vers la source de son désir impur. Le nez en l’air, il gravit les marches en bois et en carreaux rouge feu, tremblant à l’idée qu’il allait enfin pouvoir enfin vivre ce dont il avait rêvé la veille.
Arrivé au milieu de l’escalier, il s’arrêta. La porte au centre du palier s’était ouverte, laissant apparaître Jeannine, tandis que du fond du couloir s’approchaient deux autres locataires. Elles avaient dû l’entendre, et venaient tenter leur chance. Sa présence en ce lieu était l’évidence de ses intentions et elles ne demandaient pas mieux que de commencer la journée dès le matin.
« Laissez ! lança Jeannine, je l’ reconnais, c’est à moi qu’il rend visite. »
Puis, se penchant par dessus la rampe elle lui cria :
« Alors, tu montes ? »
Il obéit en se dépêchant. Les autres se retirèrent en riant. Il suivit Jeannine dans sa chambre, une petite pièce crasseuse comme tout le reste de l’immeuble, mal planchéiée et tendue d’un vieux papier beige. Le mobilier était réduit à sa plus simple expression : à gauche, le lit, à droite, une table et deux chaises, et contre le mur une garde-robe. Tout de suite en entrant, à droite, cachée par un rideau malpropre, il y avait une penderie qui devait servir de cuisine et de cabinet de toilette parce que de ce côté-là ça sentait l’essence, l’urine et la vaisselle « remise à plus tard ».
Il était enfin près de l’horreur tant convoitée. Jeannine ne portait qu’un tutu et un soutien-gorge. Il la respirait avidement, les ailes du nez battantes, portées par l’odeur entêtante de ses aisselles mêlée à celle de la vaisselle délaissée. Les yeux de Féraque émettaient des rayons qui avaient l’étrange pouvoir de se coller sur chaque détail de la physionomie qu’il admirait. Il faisait plus que se rincer l’œil, il se baignait tout entier dans ce rêve enfin palpable.
« Comment allez-vous... vous, bégaya-t-il, gêné.
- Eh bien, mon chéri, lui lança-t-elle en riant, t’as pas besoin de dire « vousvous » à une dame en « tutu » ! »
Féraque ne savait pas sur quel ton il devait répondre, compte tenu du fait qu’elle ne lui inspirait pas trop de confiance, et, si elle avait fait une plaisanterie sur sa « tenue de travail », il n’était pas sûr qu’elle désirât qu’on en rigole. Il fit, à tout hasard, une grimace ambigüe qui pouvait être interprétée selon que Jeannine plaisantât ou non, comme un sourire polisson, ou une expression de physionomie appréciative. Il avait hâte de la toucher mais il lui fallait de la prudence avant de révéler la faim qui le tenaillait. Dans la majorité des cas, il n’était pas facile d’en trouver « une » qui l’autorisât à la satisfaire. Ainsi, après avoir suffisamment contemplé Jeannine, il voulut s’assurer qu’elle lui accorderait ce qui, dans son esprit, était la moindre des choses ; il hésitait par crainte d’un refus, mais un refus étant le pire qui pût arriver, il lui posa la question de la voix rauque d’une bête dans la saison de l’amour.
Jeannine faisait partie de la catégorie de ces roulures qui, par un de ces hasards que l’on rencontre parfois dans la vie de celles qui, comme on dit, la font, sont limitées dans ce qu’elles peuvent offrir. Dans son cas, la raison en était simple. Elle faisait ce métier qu’elle avait appris toute seule, par amour de l’argent. Elle n’avait jamais aimé personne, personne ne l’avait jamais séduite, elle ne s’était jamais donnée : elle s’était toujours vendue. Elle n’avait, d’ailleurs, aucun goût pour les hommes, et, dans l’égout où elle vivait, elle méprisait, à la fin de la passe, celui qui lui présentait ses sous. Elle était d’une avarice et d’une méchanceté peu commune et son cœur était plus noir que son gagne-pain. Elle se prenait pour une commerçante honnête, respectable et prude.
La question de son client l’étonna comme s’il avait été le seul homme à la lui avoir posée. Était-ce la façon dont il avait parlé, les mots qu’il avait utilisés, la surprise, ou, tout simplement, la mauvaise volonté, qui empêcha Jeannine d’en saisir le sens ?
« Quoi !? fit-elle. »
Féraque, intimidé, s’empêtra dans des euphémismes incompréhensibles et ridicules dans lesquels il mélangea tous ses désirs fous.
Il ne savait pas encore si elle avait compris. Mais il avait trop attendu cet instant pour accepter rien moins que ce qu’il exigeait. Néanmoins, la crainte qu’elle lui inspirait subitement l’empêchait de parler. Jeannine ne dissimula plus sa colère.
« Non mais des fois ! »
Louis s’empressa de battre en retraite.
« Si vous ne voulez pas, ça ne fait rien.
- J’espère bien que ça ne fait rien ! Ça alors ! Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Ça fait des manières, ça fait le grand monsieur mais ça a le vice dans le sang ! Ah ! c’est du propre ! Allez va, vieux satyre ! Non, mais dites-moi ! Avec ton air de deux airs ! Eh bien, sache qu’on fait pas de ces cochonneries-là dans cette maison ! Qu’est-ce que tu crois qu’on est, hein ? Des ordures comme toi ? Des salopes ? Des vicieuses ?... »
Il n’en revenait pas. Il ne s’était pas attendu en entrant, à une telle sortie ! L’indignation de cette putain de dernière catégorie le suffoquait. Il se sentit, lui-même, devenir furieux. Qu’est-ce qu’elle fichait donc là ? Elle avait l’air méchant et fou. Il valait mieux ne pas faire d’histoires. Courbant ses larges épaules, il murmura quelques paroles de contrition et se dirigea vers la porte.
Jeannine, comprit qu’elle allait perdre un client. Elle se radoucit et, sur un ton presque bienveillant, lui dit :
« Bon, si tu veux, je peux être gentille, mais, fais gaffe ! Pas de saletés ! »
Féraque n’avait plus envie de rien. Cependant, il n’osa pas la contrarier. Il accepta.
Un moment plus tard, il renfilait rapidement ses vêtements, ne désirant pas s’attarder chez cette catin qui, en plus de se croire pudique et prétendre lui donner des leçons de morale, ne savait même pas faire son métier convenablement. Il nota qu’elle le regardait en silence, et, bien qu’il ne se doutât pas de ce qui se passait en elle, cela ne fit que le convaincre de s’en aller rapidement. Dès qu’il fut prêt, il déposa son argent sur la table, et, non pas pour se faire pardonner, mais par politesse, il lui dit :
« Alors, merci. »
Jeannine parut amadouée. Son visage se détendit.
« Que fais-tu dans la vie ? » s’enquit-elle, avec un intérêt qui l’étonna. Trompé par le ton cordial de Jeannine, il répondit candidement.
« Professeur.
- Professeur ?
- Du moins, je l’étais... dans le temps... »
Elle lui jeta un regard curieux qui n’avait rien d’hostile, qui paraissait amical mais qui, comme l’eau qui dort, avait une profondeur trouble dont il eut tort de ne pas se méfier. Elle lui dit d’une voix doucereuse :
« Puisque tu es professeur, sais-tu ce que tu vas faire ? »
Il l’écoutait avec curiosité. Il avait passé sa vie à écouter : il avait écouté ses parents, puis, ses maîtres, ses collègues, ses associés, ses amis, ses ennemis ; sa vie n’avait été qu’une longue écoute. Dès qu’on lui disait quelque chose il y réfléchissait immédiatement dans un de ces réflexes exceptionnels qui font les grands studieux et les grands niais. Qu’est-ce que cette idiote pouvait-elle bien avoir à lui conseiller sur aucun sujet ? Néanmoins, étant naïf et influençable, il attendit qu’elle l’éclairât ; il était évident qu’elle ne faisait les demandes que pour en fournir les réponses ; elle ne tarda pas à le lui prouver. Elle lui lança une obscénité cruelle.
Il se tint devant elle sans bouger. Selon son habitude, « il réfléchissait à ce qu’on lui avait dit ». Ah ! Quelle folie l’avait donc pris de venir ici !? Qu’elle aille se faire fiche ! Il se sentit une fois de plus misérable et méprisable, incapable de lutter contre le sort. Sans dire un mot il ouvrit la porte. Lentement, à reculons, il s’éloigna comme on s’éloigne d’un chien méchant : sur la pointe des pieds, sans faire de geste brusque. Hélas, devant la porte, il fit un faux pas : il lui dit : « Alors, sans rancune. »
L’horrible chienne se déchaîna. Elle lui aboya au visage les mêmes vexations humiliantes. Il fut projeté sur le palier par le souffle des affronts déshonorant qui fusaient. Il avait le cœur empli de remords et d’amertume mais n’osait pas s’enfuir. La salope ne se taisait pas et ses éclats imprécatoires avaient déjà fait sortir les deux voisines. Après avoir montré la tête, elles apparurent en tutu sur la galerie. Se joignant à la querelle elles criaient à tue-tête avec elle, l’une « assomme » et l’autre, « tue ». Ce fut un vacarme grossier.
« A-t-on jamais vu ça, ma parole ! Vicelard ! Venir ici, dès le matin pour emmerder les gens !
- Reviens y un peu et on va t’en donner du vice !
- Canaille !
- Vieux satyre !
- Et ça se croit supérieur avec ça !
- C’est des salauds comme ça qui nous attirent la police.
- La police c’est moi qui vais l’appeler ! »
Les trois prostituées, ensemble, se mirent à crier :
« La police ! La police ! La police ! »
FIN