"Objets inanimés avez vous donc une âme ? "
Quelle question étrange ! J’ai toujours été amoureuse des objets ayant une histoire, un vécu, une patine. J’ai choisi d’être antiquaire pour vivre au plus près des meubles anciens, des sculptures, des tableaux de maîtres ou des poteries antiques. J’éprouve un plaisir, une jouissance indescriptible, lorsque je passe mes doigts sur l’accoudoir poli par les ans d’un voltaire aux couleurs fanées ou en caressant les arêtes usées d’une poterie néolithique. Je ressens, physiquement, les émotions des hommes et des femmes qui ont possédé ces objets avant moi, qui les ont utilisés, aimés puis abandonnés.
Je suis sûre qu’il existe quelque chose d’immatériel, d’impalpable unissant l’homme et l’objet, par delà le temps. Lorsque l’homme disparaît au terme de quelques dizaines d’années, la chose (je déteste ce terme affreux !) navigue alors d’être humain en être humain, s’imprégnant à chaque fois d’un plus d’humanité, jusqu’à être dotée d’une vie propre. Je crois que cela peut expliquer à la fois le succès des antiquités, pour l’émotion qu’elles véhiculent, et, à l’opposé, celui des objets high-tech pour leur virginité émotionnelle ….
Je tiens une boutique d’antiquaire à Bordeaux, rue Bouffard, non loin de la porte Dijeaux. J’ai travaillé dans ce magasin aux côtés de ma mère pendant quelques années. Puis un jour maman a décidé d’arrêter. Elle voulait voyager. C’était il y a trois ans, le 12 décembre 2000 et je venais d’avoir 23 ans. Depuis, la recherche d’objets anciens et insolites est devenue une passion. Je ne me suis pas spécialisée comme certains de mes confrères dans les meubles ou les tableaux. Non ! je prends tous les objets en obéissant à une seule règle : il faut que je ressente quelque chose de fort en leur présence !
C’est ainsi que, la semaine dernière, j’ai acquis une collection de bijoux touaregs dont le simple contact me procure des frissons.
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Je connais un peu le désert nigérien. J’ai visité Agadez il y a deux ans, avec un ami qui participait au rallye Paris Dakar et j’étais revenue émerveillée par ces quelques jours passés au milieu du désert. Certes, j’étais consciente que la vie quotidienne ne devait pas ressembler à ce que j’avais vu. Néanmoins la beauté des paysages, l’harmonie de l’architecture ou la gentillesse des habitants étaient des éléments qui ne devaient rien au passage de la caravane du fric.
Aussi, lorsque j’appris par hasard, au cours d’une vente aux enchères, que des bijoux d’ambre et d’argent, en provenance de l’Aïr, étaient proposés, ma curiosité fut éveillée. En les voyant j’eus un coup de foudre et j’achetais le lot complet. A cette occasion, je fis la connaissance du comte d’Entremont, professeur à l’école nationale de la magistrature, qui me raconta l’histoire de ces objets.
Le grand père du comte, colonel des Spahis dans les années soixante, avait été retenu prisonnier au Niger, par l’un de ces chefs de tribus qui firent les délices de la littérature romanesque. Lors de sa libération, le chef Touareg fut tué, et le colonel passa de la condition d’esclave à celle de maître. Naturellement l’officier français n’envisageait pas de garder une tribu à son service comme l’y autorisait la coutume locale, aussi fut il pris de court lorsque le sultan d’Agadez lui expliqua qu’il ne devait pas affranchir ses prisonniers. En le faisant, il risquait, disait-il, de déstabiliser l’ensemble de la société saharienne. Conscient des enjeux politiques, l’officier s’en tira par une pirouette en permettant le rachat symbolique de "ses" esclaves par leurs tribus d’origine. Il se retrouva ainsi propriétaire de troupeaux de moutons qui firent le bonheur des popotes de la région, de lots de tapis qui ornèrent les mosquées locales et de divers petits objets usuels qui récompensèrent les services des employés indigènes.
Quelques temps plus tard, alors que le colonel d’Entremont s’apprêtait à regagner la métropole, un émir de la région de Dirkou sollicita une audience.
Au dire de son petit fils, cette entrevue marqua profondément l’officier. Le touareg était le chef d’une tribu légendaire des confins du Ténéré. C’était un homme fier, qui ne pouvait accepter que sa sœur ait été rachetée pour une poignée de dattes. Il venait, en personne, remettre une somme qui, selon lui, correspondait mieux à la valeur d’un membre de sa famille. Il apportait ainsi deux sabres et un coffret de bijoux. Les sabres, des épées plus précisément, avaient les poignées recouvertes d’ébène et d’argent et leurs lames avaient été forgées dans les ateliers de Tolède au 12ème siècle. Le coffret contenait deux colliers constitués de grosses perles d’ambre couleur de miel séparées par des perles biconiques en argent ciselé.
J’avais vu sur les rives de la Baltique un ambre plus pur, plus transparent, mais il se dégageait des colliers touaregs ce "je ne sais quoi" qui dans l’objet, créait l’émotion.
Le soir même, chez moi, je passai une heure à regarder, à palper et à caresser les colliers. Plus je les touchais, plus j’avais l’impression que quelque chose que je n’arrivais pas à exprimer, était en moi et cherchait à sortir. Je ne pouvais pas dire si ce « quelque chose » était une simple émotion, une vision ou une force mais je savais qu’en possédant ces bijoux, je n’étais plus la même.
Le lendemain je décidais de mettre en vente les sabres mais je gardais pour moi les deux colliers. Dans la soirée, je les ressortis et je m’installai confortablement dans le canapé de mon salon. Les bijoux en main je laissai vagabonder mon esprit.
Le soleil se couchait nimbant les dunes d’une lumière dorée. Le sable déclinait les nuances de ses ors depuis l’orange foncé jusqu’au jaune très pâle. Un vent léger soulevait un voile de poussières qui estompait les contours des crêtes. En contrebas de l’une d’entre elles, un campement de trois tentes était monté.
Sur un minuscule feu de brindilles séchées, dans une vieille théière émaillée de l’eau bouillait.
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Je me réveillai en sursaut, renversant du pied un verre d’eau posé sur la table basse. Que m’arrivait il ? J’avais vraiment l’impression d’être là bas. Je pouvais sentir sur ma peau l’air sec et brûlant du désert. Je sentais l’odeur de la menthe et du sucre tiède.
Plus troublée que je ne voulais l’avouer, je me couchais tôt, après avoir rangé les bijoux dans un coffret ancien. Ma nuit fut peuplée de rêves étranges qui fleuraient bon le sable et les horizons lointains.
Ce jour là j’eus la tête ailleurs et je ne m’intéressai que très vaguement au fonctionnement de la boutique. Je rentrai chez moi un peu plus tôt que prévu. Je m’enfermai dans ma chambre, le coffret sur mon lit. Dès que j’eus entre mes mains les boules d’ambre mat, les sensations de la veille refirent surface, plus présentes, quasi palpables ….
La nuit tombait sur le campement. J’étais seule, des enfants jouaient un peu plus loin sous la surveillance d’une vieille femme vêtue de noir. Je portais une simple robe d’un indigo très foncé et un voile de même couleur. Lorsque mon regard se posa sur mes mains, je les vis, fines et brunes, aux paumes orangées, couvertes de henné. Deux bracelets d’argent et de turquoise ceignaient mon poignet gauche. Sur le droit, une simple boucle en poil d’éléphant retenait une boule d’ambre identique à celles du collier. Le collier ! ma main se porta machinalement vers mon cou. Il était là, les boules d’ambre luisaient doucement, enfouies dans un pli de l’épais tissu lustré. Mon regard fut attiré par une silhouette sombre sur la crête de la dune en face de moi. Mon cœur se mit à battre la chamade…
De nouveau je me réveillais en sursaut. Je m’étais sans doute assoupie pourtant je ne me sentais pas fatiguée.
J’avais simplement une sensation de transition instantanée. Si l’ubiquité existe, elle doit ressembler à quelque chose comme ça, le sentiment d’être en un lieu puis immédiatement après ailleurs. Je regardais ma montre. Je ne m’étais pas simplement assoupie, il était presque cinq heures du matin !
Je me sentais la proie de sensations opposées, d’un côté une vague inquiétude et de l’autre une impatience incontrôlable. J’avais envie de retourner dans ce rêve et de connaître la suite de l’histoire…. Pourtant je me levais, et me préparais pour une journée de travail ordinaire. Vers midi cependant, j’appelais monsieur d’Entremont pour lui demander des explications, quelques détails complémentaires, sur les objets que j’avais acquis. Il me répondit très gentiment et me raconta qu’en mettant de l’ordre dans les papiers de son grand père, il avait trouvé quelques lettres répondant à mes interrogations. Il proposa de me les remettre le lendemain au magasin.
La journée s’écoula sans que j’y fasse réellement attention tant j’étais excitée à l’idée de me replonger dans les délices oniriques de l’Afrique saharienne. Vers dix neuf heures en rentrant à mon domicile je me précipitais dans ma chambre et me jetais sur mon lit les colliers d’ambre autour du cou.
Le seigneur approchait au rythme lent de son dromadaire. Seuls ses yeux étaient visibles, mais à son regard je sus qu’il était à la fois heureux et fatigué. Son turban blanc était couvert de poussière, il le défit pendant que baraquait sa monture. Ses longs cheveux noirs tombaient en une cascade aux reflets bleutés sur sa tunique blanche. Il sauta souplement au sol, les enfants s’élancèrent vers lui en poussant des cris. Lorsqu’il s’adressa à eux il parla d’une voix chantante, chaude et mélodieuse. J’étais muette de surprise, il parlait une langue étrange. Ce n’était pas du français mais je comprenais parfaitement ! Comment pouvais-je comprendre le tamachek … même dans mes rêves les plus fous je ne pouvais pas déchiffrer une langue dont j’ignorais tout !
Il posa au sol le plus jeune de ses fils … cette pensée me fit tressaillir. Je tombais à genoux. Il se précipita vers moi.
Idrissa ! qu’est ce qu’il t’arrive ma gazelle ?
Je le fixai droit dans les yeux, je sentais des larmes couler sur mon visage mais je n’arrivais pas à prononcer un mot. Je voulais hurler, je ne savais pas ce que je faisais dans ce rêve trop vrai.
Il me releva et me serra contre lui. J’étais merveilleusement bien et je ne voulais pas être aussi bien. J’avais peur de ce qu’il allait se passer. Je voulais me réveiller, il le fallait …. Je m’évanouis.
Lorsque je revins à moi, je n’étais pas dans le grand lit de ma chambre à Bordeaux mais sous une tente de laine et de peaux. Une vieille femme me passait un linge légèrement humide sur le visage.
Mon seigneur attendait devant la tente. Je distinguais entre mes paupières mi closes sa haute silhouette fièrement campée, les jambes écartées et les bras croisés. Il sentit que je reprenais connaissance, il rentra sous la tente et se pencha sur ma couche. Ses yeux bleus se posèrent longuement sur mon visage. Il ne dit pas un mot mais j’avais l’impression qu’il explorait les moindres recoins de mon âme.
Qu’est ce que tu as Idrissa ?
Comme je ne répondais pas il me regarda plus intensément encore. D’un geste il fit signe à la vieille de sortir puis il prit mes deux bras et me souleva légèrement.
Je fermai les yeux et je baissai la tête. Il glissa sa main dans ma tunique et s’empara du collier qu’il scruta avec une intensité terrible. Sa main toucha mon sein, un trouble étrange m’envahit. Il me fixa de nouveau droit dans les yeux, sa main caressait maintenant doucement ma poitrine, je poussai un petit gémissement. puis je fus emportée par un tourbillon de plaisir.
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Le décor de ma chambre m’explosa au visage comme une mauvaise plaisanterie. Je me levai, les jambes flageolantes et les doigts serrés sur le collier d’ambre. J’espérais qu’une bonne douche me calmerait et me rendrait figure humaine. Je me sentais passablement chiffonnée. Un peu comme si j’avais vraiment fait l’amour…. Je regardai mon reflet dans la glace de la salle de bain avec un petit sourire. Je ne pouvais pas avoir vraiment fait ….
Comme la veille, je passais une journée étrange, l’esprit ailleurs, quelque part aux confins du Sahara. Pour la première fois de mon existence je ressentais une profonde impression de dégoût en marchant dans les rues de Bordeaux. Je ne supportais plus ces rues aux immeubles crasseux. J’avais l’impression de distinguer la suie en suspension dans l’atmosphère grasse et nauséabonde du centre ville.
Heureusement je n’eus pas de client car j’aurais sans doute été très désagréable. Je trouvais les rares passants qui déambulaient devant le magasin encore trop nombreux à mon goût et j’avais la hantise d’en voir un me demander quelque chose.
A midi je décidais de rentrer chez moi. J’avais manifestement besoin de repos.
L’aube naissante illuminait d’une lumière violette le sommet des dunes. Je regardai à mes côtés, ma couche était vide. J’entendai des cris au loin. Je m’habillai rapidement et me précipitai dehors. Des femmes et des enfants sortaient des autres tentes du campement en poussant des "you you" d’excitation. Je compris leur réaction en voyant débouler les hommes au grand galop dans un nuage de poussière et de poudre. Mon seigneur était derrière la meute, il avançait au pas lent de sa monture traînant derrière lui un autre chameau sur lequel était entravé un officier français ! ce dernier chuta lourdement lorsque l’animal s’arrêta.
L’homme, dont l’uniforme était déchiré, avait le visage couvert de sang. Deux des serviteurs du seigneur se précipitèrent sur le prisonnier et le relevèrent sans ménagement. Le français était assez âgé, une cinquantaine d’années, il avait les cheveux courts, blancs, un nez aquilin et un regard furieux. Il se redressa et s’adressa au seigneur d’une voix calme à peine altérée par la souffrance.
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Tu regretteras petit chef ! on te retrouvera et il faudra que tu payes tes insultes à la France !
Mon seigneur ne répondit pas. Il se tourna vers moi, son regard plongea au plus profond de mes yeux. ….. L’officier français avait suivi le geste du seigneur. A son tour son regard croisa le mien. Il sourit et avec beaucoup d’élégance me lança.
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Mes hommages madame, le colonel Bertrand d’Entremont vous salue bien ….
Je lui souris et baissai la tête devant le fier français.
Un violent coup porté par un sbire de mon seigneur jeta l’officier à terre. Je tournai les talons et rentrai sous ma tente. Mon seigneur m’avait suivie, il me prit par l’épaule et me retourna brutalement. Ses yeux bleus lançaient des éclairs. Il me gifla une première fois puis m’arracha le collier d’ambre d’un mouvement vif.
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La transition entre le rêve et la réalité fut encore plus pénible que les fois précédentes, pourtant je n’avais aucune envie de rester là bas. Je sentais encore la chaleur de la gifle sur ma joue. A cette pensée je portais inconsciemment la main vers mon cou. Il n’y avait plus rien, un sentiment de panique s’empara de moi. Je cherchai partout autour du lit, dessous, dans les draps, il n’y avait rien ! le collier avait disparu....
Dans la matinée je reçus la visite de Philippe d’Entremont qui m’apporta des lettres de son grand-père comme il me l’avait promis. Il me tendit une liasse de feuilles jaunies par le temps.
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Je vous fait grâce des détails, tenez c’est dans la deuxième feuille, là !
Monsieur d’Entremont posa son doigt au centre de la feuille.
"Lors de ma capture j’ai d’abord été détenu dans une tribu du sud de l’Aïr dont le cheik était un seigneur du désert. Il y avait une jeune femme qui me jetait des regards étranges en égrenant un collier d’ambre comme on ferait d’un chapelet. Le collier qui m’a été remis lors de la libération de mes "esclaves" était identique à celui là. Je n’avais vu qu’une seule fois ces perles biconiques, entre les doigts de cette première femme ….."
j’interrompis sa lecture.
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À quelle époque votre grand père a t’il été capturé ?
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C’était en 1959 je crois, j’étais très jeune …..
J’étais très perturbée par ce que je venais d’apprendre. Philippe d’Entremont se rendit compte de mon émotion et prit congé en me laissant les lettres de son grand-père.
Depuis je les ai lues et relues et je ne trouve aucune explication.
Je ne trouve pas plus d’explication à la naissance, neuf mois plus tard, de ma fille… en revanche, si personne n’a compris ce qui m’a incité à la prénommer Idrissa, moi je sais très bien pourquoi !