La journée a été torride. Une brume de chaleur, d’un gris bleuté, estompe l’horizon. Les contours d’Arcachon, de l’autre côté du bassin, se distinguent à peine depuis l’endroit où je me trouve. J’ai loué une chambre dans un petit hôtel d’ Andernos, et je me suis installé sur le balcon. La rue, en contrebas, grouille d’une faune bruyante et colorée qui fuit la canicule en cherchant un peu de fraîcheur au bord de l’eau.
Mon bras gauche m’élance..... J’ai ouvert une bouteille de « Haut Marbuzet », un grand cru de Saint Estèphe, que je déguste en fermant les yeux. Les souvenirs remontent lentement à la surface.
Il y a presque trois ans, je venais de fêter mes vingt et un ans et je m’étais promis de vivre une vie aventureuse. Avec mon diplôme de mécanicien diéséliste en poche, je pensais que le monde n’attendait que moi. Rapidement, il fallut pourtant que je me rende à l’évidence, la planète ne manquait pas de mécanicien et mon expérience professionnelle, ou plutôt mon inexpérience, n’intéressait personne.
J’étais sur le point d’accepter un travail dans le garage de mon oncle, à Talence, dans la banlieue bordelaise quand je reçus un courrier d’une boîte africaine. La lettre venait du Gabon et me proposait une place dans un chantier forestier au centre du pays. J’acceptais la proposition immédiatement sans rien connaître du pays, ni même du continent où je m’apprêtais à vivre.
L’arrivée à Libreville fut un inimaginable choc culturel. J’étais brutalement plongé dans un monde dont j’ignorais tout. Il me fallait découvrir une civilisation, un peuple, un climat et accessoirement un métier ! Je ne m’étendrai pas sur ces moments inoubliables car ils mériteraient à eux seuls un roman.
Le travail était intéressant, excessivement prenant et royalement payé. Je passais ainsi deux années sans quitter la province de l’Ogooué, si ce n’est quelques jours par ci par là, pour récupérer des pièces de rechange à Libreville.
La vie dans la forêt équatoriale est étrange. Il n’existe pas de jalon permettant de baliser le temps, pas de vraie saison, pas de position particulière de la lune ou du soleil, le jour et la nuit eux mêmes se distinguent à peine dans la pénombre moite des sous bois. Le temps s’écoule à la façon des grands fleuves qui parsèment le pays. Ces immenses étendues d’eau paraissent immobiles. On les imagine sombres et calmes, presque stagnantes. Pourtant, lorsque une branche tombe dans cette eau en apparence inoffensive elle est entraînée avec une force irrésistible à une vitesse impressionnante. Et bien ! dans la grande forêt, il en est de même des heures, des jours et des années.
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Je venais de fêter le deuxième anniversaire de mon arrivée. J’avais trouvé un certain équilibre dans ma vie aussi bien affective que professionnelle. Depuis quelques mois, Irène, une jeune Apindji d’un village voisin, s’occupait de ma case et accessoirement de mes moments de cafard. Fernand, le cuisinier du campement, était venu me voir un soir, accompagné de la jeune fille. Il m’avait clairement fait comprendre qu’il n’était pas bien (c’était un euphémisme) qu’un monsieur de mon âge vive seul. Il était de mon intérêt, vis à vis des autres employés, que j’ai, rapidement, une présence féminine à mes côtés. Aussi me proposait il les (bons) services de sa petite cousine. Si celle ci ne faisait pas l’affaire il m’en trouverait d’autres jusqu’à ce que je fus satisfait. Irène avait fait l’affaire .....
Mon unique loisir était la chasse, autant par plaisir que par nécessité car la "viande de brousse" était le seul apport de protéine du camp tout au long de l’année. Avec quelques chasseurs dont c’était le métier, j’approvisionnais le campement en gibiers divers : crocodile, serpent, buffle ou singe.
Un soir, après une pluie violente, je fus réveillé en sursaut par des hurlements. Irène était allongée à côté de moi, terrorisée. Elle tremblait de tous ses membres et gémissait.
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La panthère ... c’est la panthère !
Elle s’agrippait à mon bras avec une énergie terrible. Je détachais ses doigts de mon avant bras, sautais du lit, enfilais un short et sortais avec mon fusil de chasse. Dehors des hommes et des femmes couraient en tous sens en poussant des cris d’effrois. J’attrapais un ouvrier que je connaissais. D’ordinaire souriant et plutôt lymphatique il montrait tous les signes d’une terreur sans nom. Il roulait des yeux affolés et grelottait comme s’il souffrait du paludisme.
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Qu’est ce qu’il se passe ?
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Une panthère patron ! elle vient d’enlever la petite fille de Léontine.
Léontine était l’une des cuisinières du campement. Son mari, chauffeur de grumier était absent ce soir là.
Le chef de chantier était un français qui vivait au Gabon depuis plus de vingt ans. Il rassembla le personnel du campement dans la m’bandja, la case qui servait de lieu de réunion. Les quelques chasseurs présents furent réquisitionnés pour une battue. Je me joignis naturellement à eux après avoir enfilé des vêtements plus appropriés à une sortie nocturne en forêt. Nous n’avions pas de chien et ne savions pas où débuter notre traque. Plusieurs témoins prétendaient avoir vu l’animal s’enfuir vers le nord avec l’enfant dans la gueule.
Je chassais depuis toujours. Mon grand-père et mon père m’emmenaient avec eux bien avant que je sois en âge d’avoir mon propre fusil. Je pensais être bon, pourtant les pisteurs africains me bluffaient. Ils suivaient une piste là où je ne voyais strictement rien. Je ne me faisais pas d’illusion sur nos chances ce soir là, pourtant, en quelques minutes, l’un des chasseurs repéra une trace de sang sur un buisson, la traque commença ....
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Deux heures plus tard, j’étais épuisé, et nous continuions à poursuivre l’animal. Aux difficultés de la marche en forêt profonde, chaleur et humidité, s’ajoutaient les pièges propres aux déplacements nocturnes. Nous étions trois dans mon groupe, Saturnin, le plus expérimenté de nos pisteurs et Ernest, un bûcheron avec lequel je chassais régulièrement. Je ne sais pour quelle raison, alors que Saturnin cherchait des traces sur le sol, mon regard se porta vers un grand okoumé au pied duquel s’élevait une touffe d’herbacées odoriférantes. Je poussais un cri, deux yeux émeraudes brillaient dans l’obscurité. Sans réfléchir je levais mon arme et je tirais. La détonation, assourdissante en temps normal, parut amplifiée dans l’obscurité du sous bois. Un feulement terrible, dans lequel rage et souffrance se mêlaient, répondit en écho à la détonation. Nous nous précipitâmes vers le grand arbre bientôt rejoints par deux autres équipes de chasseurs. Le cadavre de la petite fille était là, affreusement mutilé. L’animal avait pu s’enfuir mais des traces de sang prouvaient qu’il était blessé. Nos chasseurs professionnels, Saturnin et deux autres pisteurs décidèrent de le poursuivre tandis que nous ramenions le pauvre petit corps au campement, emmailloté dans un morceau de pagne.
J’étais épuisé en arrivant dans ma case et je ne tardais pas à m’endormir d’un sommeil agité, peuplé de fauves et de prédateurs divers.
Le lendemain matin, je notais, en me réveillant, une animation inhabituelle. Je mettais cela sur le compte de l’agitation de la nuit et je me préparais pour la journée. Elle allait être chargée, car je devais démonter le turbo d’un chargeur Caterpillar dont l’indisponibilité pénalisait sérieusement le chantier.
Un attroupement inattendu s’était formé devant ma porte. Je pensais naïvement que cela était dû au fait que j’avais abattu le fauve cette nuit. Je fus donc infiniment surpris lorsque je compris que les gens qui se tenaient devant ma case ne me voulaient pas que du bien. Il s’agissait d’un comité de villageois que je ne connaissais pas. Fernand, le cuisinier qui m’avait présenté Irène, était leur porte parole.
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Patron, il y a un gros problème.
J’étais perplexe et vaguement inquiet.
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Qu’est ce qu’il se passe ?
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Les pisteurs ont suivi la trace de la panthère cette nuit....
Je fus soulagé qu’il n’aborde pas une sombre affaire d’argent comme d’habitude.
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Oui, et alors. Ils l’ont trouvée ?
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Non, ils suivaient l’animal et ils ont trouvé le corps d’un féticheur .
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Quoi !
J’étais abasourdi. J’étais certain d’avoir tiré sur une panthère. Enfin, j’en étais presque sûr..... Fernand paraissait gêné, il se dandinait d’une jambe sur l’autre.
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Le féticheur était ... la panthère...c’était le double du sorcier !
Je ne comprenais rien, mais je ne voulais pas paraître idiot devant les villageois.
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Ouais d’accord et alors ? qu’est ce qu’ils veulent ?
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C’est la famille, ils demandent le prix du sang ! Ils veulent que tu payes les funérailles...et que tu les dédommages.
Je sentis la moutarde me monter au nez. Je rentrais dans ma case et ressortis le fusil à la main. Je tirais en l’air, un silence apeuré se fit. Des dizaines d’yeux étaient fixés vers moi. Je hurlais passablement énervé.
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Cassez vous ! Avant que je me fâche vraiment. Foutez le camp. Si j’en revois un, il rejoindra la saloperie de cette nuit. Vous avez compris ? Cassez vous !
La foule se disloqua comme par enchantement. Seuls Fernand et un petit vieillard quasi nu, aux reins ceints d’un pagne d’écorce battue, restèrent devant chez moi. Le vieux ne disait pas un mot, il tenait dans ses mains une espèce de poupée qu’il vint poser à mes pieds avant de s’en aller sans desserrer les dents. Fernand semblait terrifié, il me dit en tremblant.
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Tu aurais dû accepter de palabrer avec lui patron.
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Pourquoi ? Qui c’est ce mec ?
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C’est le n’ganga du village.
Je savais que le n’ganga était une sorte de mage, devin, guérisseur.
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Oui et alors ?
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Le mort était son petit frère. Tu n’as pas voulu l’écouter, il vient de te féticher !
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C’est des conneries tout ça. J’ai du travail moi, j’ai pas de temps à perdre avec des conneries.
Je ramassais la poupée blanchie au kaolin. C’était une sorte de marionnette très stylisée qui ressemblait un peu aux statuettes grecques archaïques. Je la jetais, énervé, vers un fut vide qui faisait office de poubelle. En percutant le bord du récipient la statuette se brisa à hauteur du poignet gauche.
Fernand poussa un cri. Il était gris, les yeux exorbités.
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Fais pas ça patron, ce fétiche ...c’est toi !
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Qu’est ce ça veut dire ....c’est moi ?
Il tremblait en parlant.
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C’est ton double, c’est toi, si tu n’en prends pas soin, c’est toi qui va souffrir, tu vas mourir.
Je haussais les épaules .
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Oui, je vois. C’est bien ce que je disais...des conneries. J’ai pas de temps à perdre ! Je vais bosser moi !
Je devais sortir le moteur d’un camion et j’avais perdu suffisamment de temps. J’installais un palan au dessus du véhicule et je commençais à haler l’imposante masse métallique avec l’aide de Jean-Elie un jeune garçon que je formais comme apprenti. Je l’interpellais sans ménagement.
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Tu as démonté tous les écrous du carter, comme je te l’avais demandé.
Le garçon me regarda avec un grand sourire.
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Oui patron je les ai posés sur la table.
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OK viens m’aider.
Le lourd moteur s’élevait centimètre par centimètre quand soudain il se bloqua. L’énervement ne m’avait pas quitté, je fulminais.
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Merde ! Tiens la chaîne. Fais pas le con je vais voir ce qui coince.
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Une partie du faisceau électrique n’avait pas été débranché. J’étais en train de déconnecter quelques fils coincés sous le moteur quand j’entendis un claquement sinistre suivi du hurlement de Jean-Elie. La chaîne du palan venait de se briser ! Je n’eus pas le temps de me dégager. Le moteur en retombant me broya l’avant bras.
Je passerais sur les détails, sur l’insoutenable douleur. On m’évacua par la piste vers l’hôpital de Lambaréné où je fus amputé de la main gauche, juste au dessus du poignet.
Trois jours plus tard, mon rapatriement sur la France fut décidé, ainsi d’ailleurs que mon licenciement....
J’attendais mon avion pour Libreville sur l’aéroport de Lambaréné quand un pick-up de la compagnie forestière déboucha sur le parking dans un nuage de poussière de latérite. Fernand en sortit, accompagné d’Irène et d’un chauffeur. Ils se précipitèrent vers moi, les bras chargés. J’avançais à leur rencontre, heureux de les voir. J’enlaçais Irène dont les yeux rougis montrait un chagrin réel. Peut être espérait elle m’accompagner ? L’idée me traversa l’esprit mais je la chassais rapidement. Je ne me voyais pas, dans ma situation actuelle, fonder une vraie famille.
Après les effusions, Fernand me tendit mes bagages, ceux que j’avais laissés au campement dans la précipitation de mon évacuation, ainsi qu’une boite soigneusement emballée.
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Qu’est ce que c’est ?
Fernand eut l’air surpris par ma question.
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C’est ta poupée, patron ! tu ne peux pas la laisser entre les mains de n’importe qui ..... sinon tu vas avoir un accident. Souviens toi de ta main.....
Le rappel de cet épisode me donna la chair de poule. Je pris le paquet et le joignis sans ménagement au reste de mes bagages. Je me refusais à sombrer dans ce que je jugeais être un obscurantisme primitif.
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L’avion d’Air Gabon était un vieux Foker 28. Je fis mes adieux à mes amis, puis embarquais pour une petite heure de vol. A peine étais je assis qu’une douleur intolérable me scia la poitrine. J’étouffais, mais je n’osais pas me manifester auprès de l’hôtesse qui semblait dépassée par le simple accueil des passagers. Comme la douleur se stabilisait, je serrais les dents. Je craignais d’avoir contracter une infection pulmonaire. Mais par bonheur, après l’atterrissage, tandis que j’attendais mes bagages, la souffrance se dissipa comme par enchantement.
Lorsque je récupérais mes valises, je constatais avec effroi que la caisse que m’avait remise Fernand était enfoncée. Dans la soute un colis pesant avait sans doute été posé sur la boite. J’ouvris celle ci avec fébrilité et, comme je le craignais, je constatais que le bois tendre du thorax de la marionnette était légèrement enfoncé.
Je crois qu’à cet instant j’ai découvert ce qu’était la peur. Depuis, cette sensation désagréable ne me quitte plus.
En retrouvant ma famille, je pensais gagner un peu de sérénité. Je ne racontais à personne mon aventure et j’essayais de faire le vide dans mon esprit. D’autres préoccupations plus terre à terre m’attendaient.
Je me rendis dans une banque pour louer un coffre afin de mettre en sécurité le fétiche apindji. Je ne savais plus ce que je devais croire, mais je n’avais pas le droit de prendre le moindre risque. J’avais payé mon inconséquence passée au prix fort. Quelques jours plus tard, je dus retirer la marionnette, car je souffrais d’une claustrophobie irrépressible que je n’avais jamais connue auparavant.
Depuis lors je vis un enfer absolu. Je surveille en permanence la petite poupée blanche. Je guette la moindre fissure, la plus petite trace d’assèchement. Je passe régulièrement de l’huile sur le bois léger pour éviter qu’il ne s’abîme.... Un jour, je l’ai traitée avec un produit insecticide, car j’avais peur qu’elle ne soit attaquée par des vrillettes ou des termites. Le soir même, j’étais évacué d’urgence au CHU de Bordeaux pour soigner un début d’empoisonnement....
Cette attention de tous les instants m’a coupé de mes relations, puis de mes amis, enfin de mes parents. J’ai compris pourquoi cette malédiction est la plus terrible. Remettre la marionnette à son double charnel ôte à ce dernier tout espoir de liberté. La victime est à la fois le prisonnier et son geôlier.....
J’ai résisté ainsi plusieurs semaines, sans sortir, sans voir personne. Je n’osais pas m’absenter de peur qu’un cambrioleur ne pénètre chez moi. J’étais la proie de frayeurs insensées, puis de fascinations morbides....
La marionnette apindji est posée à côté de moi. Je déguste, de nouveau, un grand verre de « Haut-Marbuzet » en laissant couler lentement le divin breuvage. Une douce torpeur m’envahit, je caresse du bout des doigts les formes arrondies qui luisent sous le soleil et ....... d’un coup sec sur le bord de la table, je brise la tête du fétiche.