Je venais de collationner un grand nombre de témoignages et ma recherche d’éléments nouveaux, réellement inédits, s’essoufflait un peu. Les histoires de rêves prémonitoires, de prophéties, de visions se ressemblaient toutes très vite.
Je discutais avec un ami scientifique, en lui expliquant que je piétinais dans mes recherches. Les éléments dont je disposais ne laissaient aucun doute quant à la réalité du phénomène « précognition » mais ils ne me permettaient pas d’élaborer une théorie explicative. Cet ami me suggéra de m’intéresser aux marges.
Comme je ne comprenais pas à quoi il faisait allusion il explicita sa pensée.
« En science disait il, un phénomène ne se comprend qu’en l’étudiant sous toutes ses faces. En effet une règle n’est valide que si elle s’applique à l’ensemble du spectre considéré. » Il me demanda donc quel était, à mon avis, celui de la voyance.
Je répondis que la voyance consistait en la prédiction de faits qui n’ont pas encore eu lieu. Je me souviens du sourire qu’il avait eu à cet instant lorsqu’il me demanda si je faisais une différence entre prémonition, intuition, anticipation.
Il prit alors un exemple simple : « Le gardien de but qui plonge du bon côté lorsque l’attaquant adverse tire un penalty fait preuve d’intuition. Le joueur de tennis qui sait que son adversaire va croiser son revers a le sens de l’anticipation ... Quelle est la limite entre intuition, sens de l’anticipation et voyance ? A l’opposé du spectre, un visionnaire qui décrit un monde futur est il un voyant ? Jules Vernes était il un voyant ? »
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Je dois bien avouer que je ne m’étais jamais posé la question.
Dans les jours qui suivirent cette conversation, j’échangeais de nombreux mails avec des amis journalistes sportifs. Je leur demandais de me citer les athlètes qui, dans leurs domaines, montraient un sens de l’anticipation hors norme.
Parmi tous les exemples qui me furent présentés, celui de Fabrice Deheut fut le plus remarquable.
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Fabrice Deheut était un charmant jeune homme d’une vingtaine d’années qui jouait comme gardien de but dans l’équipe de Libourne. De petite taille, assez fluet, il s’était bâti une réputation flatteuse dans le monde du football aquitain en plongeant toujours du bon côté ! son petit gabarit était un handicap qui le remettait au même niveau que les autres gardiens plus grands ou plus forts. Les statistiques étaient d’après mon ami journaliste extraordinaires. Même si Fabrice Deheut n’arrêtait pas tous les penalties, il était toujours placé du bon côté. Mon ami avait insisté sur le « toujours ».
Je décidais donc d’aller voir jouer le « phénomène ». Libourne rencontrait Bayonne à domicile le dimanche suivant. Je me rendis sur place pour l’observer avant de le contacter officiellement.
Comme me l’avait expliqué mon ami, ce joueur était tout, sauf spectaculaire. Il mesurait environ 1m70, il avait le crâne rasé comme de nombreux gardiens qui voulaient ressembler à Barthes, le goal de l’équipe de France. Mais avec ses oreilles décollées et sa casquette trop grande, il ressemblait davantage à un E.T. qu’à son idole. Un grand short flottant sur des jambes maigres et des gants immenses complétaient l’étrange tableau. Il fallait ajouter à ce pitoyable portrait une absence complète de charisme et un talent fou. Le gamin ne disait rien, n’interpellait jamais ses défenseurs, ne manifestait aucune joie quand son équipe marquait.... Il était totalement figé sur sa ligne de but, les yeux rivés sur le ballon et il ne commettait aucune erreur !
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Le match fut très moyen. Les deux équipes faisaient jeu égal et après 45 minutes aucun but n’avait été marqué. Au début de la deuxième mi-temps, un coup franc direct fut sifflé contre Libourne. L’un des joueurs adverse profita de l’écran formé par un groupe de libournais pour décocher un tir sournois que Deheut ne pouvait absolument pas voir. Pourtant ce dernier se plaça très exactement à l’endroit où surgit le ballon. Cet épisode me persuada qu’effectivement ce garçon avait un talent spécial. J’étais certain de tenir un spécimen de vision à très « courte vue » et je me demandais bien ce que j’allais pouvoir en déduire.
Je contactais Fabrice la semaine suivante et nous convînmes d’un rendez-vous le mercredi suivant dans la soirée.
Nous nous retrouvâmes dans une pizzeria de Libourne.
Le garçon était charmant, bien éduqué et remarquablement intelligent. Lorsque je lui fis part de mes hypothèses le concernant, il sourit et me répondit qu’il savait déjà tout cela. Il considérait simplement que cela lui donnait un plus par rapport à ses concurrents qui étaient eux, plus grands, plus forts ou plus rapides.
Il était très intéressé par mes recherches et nous discutâmes longuement. Il avait fait des études de sport à la fac de Bordeaux et il s’était aperçu à plusieurs reprises que d’autres étudiants semblaient avoir le même don. Il se souvenait en particulier d’un karatéka qui anticipait les coups de ses adversaires comme s’il lisait dans leurs esprits.
Lorsque je lui demandai s’il considérait que c’était de la voyance, il se figea un instant avant de répondre qu’il ne s’était jamais posé la question.
A la fin de la soirée nous convînmes de nous retrouver à mon domicile pour procéder à quelques expériences. Je voulais essayer de définir le périmètre de sa vision de l’avenir, une seconde, une minute ou une heure... et savoir si cette limite pouvait être « améliorée ».
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La semaine suivante, il me retrouva chez moi dans une pièce que j’avais aménagée pour nos expériences. Il était taciturne. Je lui demandai ce qui n’allait pas. Il me répondit qu’il n’avait pas l’habitude que l’on s’intéresse à sa petite « particularité » et que cela le mettait vaguement mal à l’aise.
J’avais prévu une batterie de tests simples comme deviner des cartes avant de les retourner, sachant qu’elles devaient être nommées une seconde avant leur retournement, puis deux secondes, puis trois, etc....
A cinq secondes le taux de réussite était de cent pour cent. Au delà il se dégradait très rapidement jusqu’à devenir parfaitement aléatoire à partir de dix secondes.
Fabrice voyait donc l’avenir avec cinq secondes d’avance !
Comme nous en avions convenu auparavant nous essayâmes de renforcer son pouvoir en pratiquant des exercices de concentration et de méditation.
Je ne cacherai pas que j’avais le secret espoir de voir Fabrice évoluer et « s’améliorer ». Malheureusement le résultat fut tragique.
J’avais déjà remarqué que le jeune homme avait un comportement étrange pendant les phases qu’il consacrait à la « vision de l’avenir ». Il devenait plus dur, plus tendu. Lui qui était d’un abord facile et d’un commerce agréable se montrait, lorsqu’il se concentrait, froid et distant.
Nous réalisions des expériences qui, par la force des choses, devenaient de plus en plus complexes. Fabrice se montrait de plus en plus désagréable. A tel point qu’un beau jour ne le supportant plus je décidais de mettre un terme à notre collaboration.
Cela faisait maintenant plusieurs semaines que nous avions rompu les ponts lorsque je reçus un coup de fil angoissé de sa mère.
Ils viennent d’interner Fabrice ! monsieur Moron est ce que vous pouvez m’aider s’il vous plaît ?
Je pris rendez-vous avec le médecin traitant de Fabrice qui refusa tout d’abord de me recevoir. Lorsque madame Deheut, elle même, appuya ma demande le praticien accepta ma visite.
Le médecin de famille connaissait Fabrice depuis sa naissance et il paraissait sincèrement attristé par les problèmes du jeune homme.
Il est atteint d’une forme rare et particulièrement grave de dédoublement de la personnalité.- Me dit il -. la personnalité que je qualifierais de « pathologique » est en général distincte au niveau du comportement mais dans le cas de Fabrice on a l’impression que cela va encore plus loin et se situe sur un autre plan.
Comme je ne comprenais pas ce qu’il me disait il essaya de m’expliquer avec des mots simples.
Dans les cas classiques de dédoublement, triplement, ou plus, de personnalité vous avez des masques qui sont posés les uns sur les autres. Le malade, ou tout au moins son subconscient, choisit le masque qu’il veut mettre dans une situation donnée. Dans le cas de Fabrice, c’est plus complexe ! car il semble que ses deux personnalités soient décalées dans le temps, ce qui crée une sorte de flou comportemental, vous voyez ce que je veux dire ?
Je voyais trop bien et je me sentis obligé d’expliquer au médecin les expériences auxquelles je m’étais livré avec le jeune homme. Le praticien me regarda avec effarement. Je lui demandais.
Vous pensez qu’il y a un décalage réel, physique, entre les deux personnalités de Fabrice ?
Oui, tout à fait et je n’arrive pas à en imaginer les conséquences ! deux êtres cherchant à entraîner un même corps dans leurs espace-temps respectifs ... Aucune structure ne peux résister à un tiraillement de cette sorte !
Le médecin était blême.
Il risque une désynchronisation de toutes ses fonctions vitales...
Je hochais la tête sans vraiment savoir ce qu’il voulait dire par là.
Il m’avait momentanément oublié et il pianotait comme un fou sur son téléphone portable.
Le service du professeur Schwartz ! passez moi le professeur, je suis le docteur Vergeoux, c’est moi qui vous ai envoyé le jeune Fabrice Deheut........... Oui bonjour professeur ............ Dans un état terrible ! ça ne me surprends pas ! ...........ne perdez pas de temps plongez le dans le coma le plus profond possible ............... je saute dans ma voiture et j’arrive dans cinq minutes.
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A l’hôpital nous nous précipitâmes vers le service du professeur Schwartz. Ce dernier, un petit homme très mince au crâne dégarni, nous reçut immédiatement. Il avait l’air soucieux.
Nous avons procédé à la mise en sommeil artificiel comme vous nous l’avez suggéré docteur Vergeoux. Il va mieux, son état s’est stabilisé. Mais j’aimerais que vous nous en disiez un peu plus maintenant.
Le docteur Vergeoux répéta au professeur les informations que je lui avais fournies. Ce dernier me regarda en fronçant les sourcils.
Vous ne croyez pas sérieusement à cette fable ?
Je ne savais pas trop ce que je pouvais répliquer.
Je ne suis pas médecin et je ne crois que ce que je constate. Je peux simplement vous garantir que ce jeune homme avait la faculté d’anticiper ou de deviner si vous préférez, les évènements... il les prévoyait à coup sûr ! cinq secondes à l’avance. Lorsque nous avons essayé de travailler son don pour le rendre encore plus performant Fabrice est devenu bizarre ... J’ignorais que c’était pathologique, mais effectivement il montrait deux comportements différents. D’un côté il avait ce caractère aimable que nous lui connaissions et de l’autre, lorsque il se concentrait, il devenait exécrable ! nous avions d’ailleurs cessé de collaborer à cause de ces sautes de comportement ! peut être a t’il cherché à travailler tout seul !
Le professeur se racla la gorge, il n’était manifestement pas convaincu par ce qu’il venait d’entendre.
Oui, je comprends ... toujours est il que ce monsieur a des troubles qui dépassent le simple domaine psychologique et dont les répercussions sur le plan physiologique sont...pour le moins inhabituelles !
Dans le doute et en attendant le résultat d’analyses ultérieures, les praticiens décidèrent de maintenir le jeune homme dans cet état de coma artificiel qui semblait convenir. Les diverses analyses qui furent effectuées par la suite aboutirent toutes à des conclusions analogues, il y avait dissociation moléculaire des deux entités formant Fabrice Deheut, Comme si les deux Fabrice avaient décidé de se séparer ! des siamois absolus qui décidaient d’un commun accord une séparation totale. Mais il n’y avait qu’un corps pour deux !
Une seule solution s’imposa de façon presque évidente aux médecins : il fallait en éliminer un physiquement.
Facile à dire ! mais une foule de questions se posèrent : lequel choisir ? Comment le choisir ? Qui allait opérer le choix ? comment faire ?
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Pour une fois la chance fut du côté de l’académie !
La guerre que se menaient les deux Fabrice pour prendre possession du corps avait repris en dépit du coma provoqué. Or ce combat entraînait des perturbations électriques sur les différents appareillages qui maintenaient le jeune homme en vie.
Le drame se déclencha au milieu de la nuit, alors que l’infirmière de garde était absente, occupée auprès d’un autre patient. Pour une raison indéterminée, peut être une saute de tension à cet instant précis, les appareils disjonctèrent, une alarme s’alluma sans être vue. Le cœur du jeune Fabrice Déheut s’emballa puis soudain cessa de battre ...
Cette mort clinique dura... un certain temps, puis l’infirmière et le médecin de garde aperçurent l’alarme, intervinrent et ranimèrent le jeune homme.
Il existe des abaques qui précisent combien de temps un corps peut rester sans respirer ou sans que batte son cœur avant de mourir. Il semblerait que, dans le cas de Fabrice, ce temps fût dépassé de ... quelques secondes !
Au petit matin quand le professeur Schwartz arriva à l’hôpital l’équipe de garde lui fit le compte-rendu des évènements de la nuit. Lorsqu’il apprit l’incident, il se précipita dans la chambre du jeune homme et découvrit avec stupeur un garçon bien éveillé qui l’agressa dès son entrée dans la chambre !
Les analyses et les examens qui furent faits dans les jours qui suivirent montrèrent que Fabrice Déheut ne souffrait plus d’aucun trouble de personnalité.
En revanche le garçon ne ressemblait plus au Fabrice d’antan. Il était infiniment plus désagréable et était devenu un gardien de but très quelconque.
Ses anciens coéquipiers mirent cela sur le compte de sa « maladie », lui n’avait que de vagues souvenirs de ses anciennes capacités. Quant à moi j’étais à la foi soulagé de la tournure prise par les évènements et infiniment mal à l’aise car j’avais l’impression de m’être comporté en apprenti sorcier !
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A la suite de cette affaire je décidais de clore mes recherches sur un sujet aussi sensible que la vision de l’avenir. Je pris également la décision de les divulguer afin d’inciter ceux qui seraient tentés par cette aventure à faire très attention.
Le futur doit rester secret jusqu’à ce que son temps arrive.
Mais ne soyez pas inquiet ! il est dans l’ordre naturel des choses qu’il arrive un jour ou l’autre !