Lucien Stirbois était professeur de français dans un collège de Bordeaux. C’était un petit homme sans histoire ( genre inodore, incolore et sans saveur) qui traversait la vie d’un pas lent et appliqué. Son épouse, professeur d’histoire et de géographie dans le même établissement que lui, n’avait pas eu d’enfant. Leur principale occupation du moment était la préparation des vacances de Pâques qu’ils projetaient de passer dans un village du « Club Med » au Sénégal.
Comme beaucoup de gens insignifiants, monsieur Stirbois était méticuleux en toutes choses. Ce qui aurait pu passer pour une qualité se transformait chez lui en un rigorisme voisin de l’intégrisme. Né un siècle plus tôt, il aurait été parfaitement heureux comme instituteur à la campagne. Il rêvait d’élèves appliqués, disciplinés, vêtus de blouses grises, faisant preuve d’un respect absolu pour leur maître...
Ce qui était loin d’être le cas dans sa classe !
Lucien Stirbois enseignait le français à une bande de petits marlous qui se fichaient comme d’une guigne des subtilités de la langue de Molière. Quant à la discipline ! il pouvait s’estimer heureux d’avoir obtenu qu’ils retirent leurs casquettes de base-ball en rentrant dans sa classe ! et encore …
Monsieur Stirbois avait pour mission d’enseigner le français à des gamins que l’on qualifie pudiquement de difficiles ! et bien, il allait leur inculquer la beauté de l’orthographe et les joies de la grammaire, que cela leur plaise ou non !
La dictée était un exercice qu’il affectionnait particulièrement. Elle lui permettait de confronter ses élèves à l’étendue de leurs lacunes. Elle l’autorisait à distribuer des zéros pointés, sans avoir à se justifier, ce qui lui donnait un sentiment de puissance un peu grisant. Et, enfin, elle lui donnait de bonnes excuses pour s’adonner à son unique péché, la lecture. Car, sous ses dehors austères, monsieur Stirbois cachait une seule passion, quoique ce terme soit un peu fort pour exprimer le vif intérêt qu’il portait à la lecture.
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Régulièrement, sous prétexte de dénicher un bon texte, il faisait le tour des librairies bordelaises dans l’espoir de trouver l’ouvrage qui le ferait rêver tout en satisfaisant son goût de la prose.
Ce jour là il déambulait dans les rues du vieux Bordeaux, au milieu du quartier Saint Joseph, lorsqu’il se trouva face à une librairie qu’il ne connaissait pas. La devanture était à la foi colorée et poussiéreuse. Sur une enseigne jaune se détachait, en lettres vertes, un « AMAZONIA » calligraphié avec des reptiles divers entrelacés. Des motifs végétaux, peints sur la petite vitrine, rappelaient la forêt vierge et l’exubérance de la végétation.
Intrigué monsieur Stirbois poussa la porte du magasin. Un carillon de bambou égrena quelques notes acidulées. Une jeune femme d’une trentaine d’année se tenait derrière un comptoir de bois sombre encombré de piles de bouquins.
-
Que puis je pour vous, monsieur ?
Monsieur Stirbois regardait autour de lui comme un gamin dans une confiserie.
-
Je cherche un livre.
La jeune femme sourit, avant de répondre d’une voix chaude.
-
C’est assez courant dans mon magasin … vous avez le nom de l’auteur, l’éditeur ?
Le professeur réalisa le ridicule de sa réponse et bredouilla.
-
Non excusez moi ! en réalité je suis professeur…
-
Joli métier ! – répliqua la voix envoûtante de la demoiselle.
-
je cherche des textes peu connus, écrits dans un français irréprochable mais simple pour les faire connaître à mes élèves.
-
Ici nous sommes plutôt spécialisés dans les ouvrages sur la nature. Mais attendez ! je dois avoir quelque chose qui correspond, à peu près, à ce que vous m’avez décrit.
Elle se dirigea au fond du magasin vers des ouvrages perdus sur un rayonnage isolé. Elle choisit un petit livre à la couverture cartonnée d’un rouge carmin fatigué.
-
Celui là est très bien écrit, dans un langage clair … bien adapté à des enfants.
Monsieur Stirbois prit le livre avec précaution.
-
Léon Mazères ! je ne connais pas cet auteur.
-
C’est une édition à compte d’auteur. L’histoire raconte la vie d’un homme de sa naissance jusqu’à sa mort. Si le sujet peut paraître un peu rébarbatif, le texte est remarquable, c’est vraiment très bien écrit.
Le professeur ouvrit soigneusement le livre. Le titre était d’une sobriété pompeuse : « Ma Vie » !
Il le feuilleta un instant. Dès les premiers mots, le bouquin réveilla en lui une foule de souvenirs enfouis au plus profond de sa mémoire. Chaque son, chaque expression correspondait à une odeur ou une couleur connue. Il n’hésita pas un seul instant.
- Je vous le prends. Il paraît convenir tout à fait à ce que je veux en faire.
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De retour à son domicile, monsieur Stirbois s’installa dans un vieux fauteuil voltaire face à la cheminée. Un feu de bois crépitait en projetant des gerbes d’étincelles..
Les sensations qu’il avait ressenties en ouvrant le livre refirent immédiatement leur apparition, plus fortes, plus intenses, que dans la boutique du quartier Saint Joseph.
Lorsque sa femme rentra et lui demanda comment s’était passée sa journée, il répondit par un grognement. La brave dame, peu habituée à ce manque de courtoisie de la part de son mari, s’enferma dans la cuisine pour bouder. Mais, comme madame Stirbois était une gentille petite dame qui détestait par dessus tout se mettre en colère, elle décida de faire le premier pas.
Lorsqu’elle réapparut dans le salon un peu plus tard, avec deux verres de porto, destinés à apaiser leurs humeurs respectives, elle ne put retenir un petit cri. Son mari, blême, les yeux rivés sur le livre, agrippait ce dernier avec une énergie farouche.
- Qu’est ce qu’il t’arrive mon chéri ?
Monsieur Stirbois leva vers sa femme un regard où l’épouvante se mêlait à l’incompréhension. Son épouse insista.
- C’est le bouquin que tu lis ?
Dans un souffle il murmura.
- Oui !
Madame Stirbois tendit un verre de porto qu’il saisit d’une main tremblante.
- Qu’est ce qu’il a de si affreux pour te mettre dans cet état là ?
Il hésitait à répondre. Il ouvrit la bouche, se ravisa, but une gorgée de vin, puis ferma les yeux. Il donnait le sentiment de chercher ses mots.
- Il me procure des sensations étranges. J’ai l’impression de lire l’histoire de ma vie.
- C’est qu’il est bien écrit.
Elle prit l’ouvrage des mains de son mari et lut.
-
« Ma Vie » de Léon Mazères ! tu as trouvé ça où ?
-
Dans une librairie que je ne connaissais pas quartier Saint Joseph.
-
Une librairie que tu ne connaissais pas ! – le ton de la voix était ironique - je ne croyais pas ça possible.
Monsieur Stirbois sourit, referma son livre et passa sa main sur le genou de sa femme. Celle ci ronronna en dégustant à son tour une gorgée de porto.
Après dîner, monsieur Stirbois avait l’habitude de regarder le journal télévisé, en buvant un expresso. Pour une fois, le visage souriant de la présentatrice annonçant quelque génocide à l’autre coin de la planète, ne le mit pas en colère comme à l’accoutumée. Il avait la tête ailleurs.
Dans le petit livre cartonné rouge carmin…
L’histoire, racontée par l’auteur, éveillait en lui des souvenirs qu’il croyait enfouis au plus profond de son être… sa grand mère faisant bouillir la lessive dans une lessiveuse de zinc au milieu de la cour … L’ours en peluche avec un œil en moins auquel il racontait ses journées au retour de la maternelle … Le premier vélo bleu avec une selle blanche et un gros klaxon rouge au « pouett » ridicule …
Il s’étira longuement puis se leva en fermant le livre.
-
Je vais me coucher.
-
Si tôt ! il est à peine 21 heures.
Madame Stirbois paraissait stupéfaite.
- Tu es malade ? Tu ne vas pas bien ?
Monsieur Stirbois sourit.
- Non rassure toi, je suis simplement un peu fatigué … et j’ai envie de finir mon bouquin au lit… tranquillement.
- Si tu veux ! ça ne te dérange pas que je regarde « Urgences » ?
- Non chérie ! à tout à l’heure.
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Il ne faisait pas chaud et pourtant monsieur Stirbois sentait une sueur glacée couler le long de son échine. Il était allongé, les yeux fermés, et tenait le livre refermé sur son ventre. Il venait de comprendre, et les perspectives qui se présentaient à lui étaient toutes plus effrayantes les unes que les autres.
Comment cet ouvrage avait-il pu lui être remis ? quelle machination diabolique avait pu l’entraîner dans ce piège monstrueux ? Quel pervers machiavélique voulait jouer avec ses nerfs ainsi ?
D’un geste machinal il porta ses yeux sur le livre. Il se sentait comme hypnotisé par ce bouquin. Pourtant il en connaissait les moindres détails puisqu’il s’agissait du livre de sa vie.
« Ma Vie » de Léon Mazères ! Quelle bonne blague ! « Ma Vie » de Lucien Stirbois ou « La Vie de Lucien Stirbois » par Léon Mazères …
Découvrir au fil des chapitres, les épisodes secrets de sa vie, lui procurait une sensation infiniment désagréable. Il avait le sentiment d’une intolérable intrusion dans son intimité, d’un viol absolu ! il ne voulait pas imaginer comment quelqu’un avait pu s’immiscer dans son existence au point de la connaître aussi bien. Ses premiers émois, ses premiers fantasmes, ses premiers attouchements, sa première fille…. Ça ne regardait que lui !
Il refusait de tenir un journal intime de peur que quelqu’un ne le trouve, et là, il était confronté à son journal, le plus intime, écrit par un autre.
Il se sentait vidé, abattu … il aurait voulu être mort !… il était mort de honte.
Et puis il y avait ces chapitres qu’il n’avait pas encore lus. Ces pages qu’il n’avait pas osé tourner. Dans un réflexe d’autodéfense, il avait interrompu sa lecture au chapitre 12 . Celui dans lequel il est étendu sur son lit, et où il vient de découvrir le contenu du livre !
Il a lu la moitié de l’ouvrage ! à raison d’un chapitre tous les trois ou quatre ans… Qu’est ce qui peut être écrit dans les dernières pages ?
Monsieur Stirbois ne veux pas connaître la suite. L’avenir lui fait peur avec son lot d’incertitudes, les drames qu’il ne manquera pas de vivre … Il enferme le petit livre rouge dans un compartiment secret de sa table de chevet et essaye de dormir.
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Plusieurs jours ont passé. Monsieur Stirbois n’a pas rouvert le livre de sa vie , par peur certainement, par lassitude peut être. Petit à petit, la pesanteur de ses habitudes et le cours immuable du temps ont repris leurs droits et il oublie cet épisode dont il ne veut pas se souvenir.
Pourtant, quelques mois plus tard, alors qu’il regarde tranquillement la télévision, un coup de fil retentit. Son épouse va décrocher. Elle revient et tend le combiné à son mari, elle est d’une pâleur mortelle. Il lui lance un regard interrogateur avant de s’emparer du combiné. Elle lui murmure.
-
C’est ton père ! je crois que c’est grave.
Effectivement le vieil homme lui annonce que sa mère vient d’être victime d’une attaque cérébrale et qu’elle se trouve, entre la vie et la mort.
Monsieur Stirbois est abattu, il sent sa raison flancher doucement quand soudain il a une illumination. S’il veut savoir, c’est très simple ! il suffit de feuilleter quelques pages du livre rouge.
Il demande à son épouse de ne pas le déranger et s’enferme dans son bureau avec le livre qu’il est allé chercher au fond de sa cachette. Le bouquin paraît toujours aussi insignifiant, avec ses feuilles jaunâtres et sa couverture carmin. Le livre s’ouvre tout naturellement au chapitre 13 !
Monsieur Stirbois parcoure les premières lignes avec soulagement. Il apprend que sa mère se remettra facilement de son attaque et qu’elle n’aura pas de séquelles.
En revanche, un peu plus loin, il découvre que son père ne survivra pas aux émotions de la semaine.
Inquiet, angoissé, le professeur plonge alors plus avant dans son avenir.
Il s’interrompt un instant lorsqu’il ressent des démangeaisons sur la peau de ses mains. Il regarde d’un air distrait des tâches de vieillesse qu’il ne se connaissait pas. A un autre moment cela aurait pu l’inquiéter mais il est trop pris par sa lecture. Il se replonge dans le petit livre rouge fané.
Il lit avec surprise son divorce, il apprend horrifié la mort de ses proches, puis il découvre un inattendu succès littéraire, un remariage …
Les chapitres et les années défilent devant les yeux de monsieur Stirbois qui ressent en l’espace de quelques heures les affres et les joies d’une vie entière. Lorsqu’il s’endort sur la moleskine bleue de son bureau il ne lui reste que deux chapitres avant d’atteindre le terme de sa vie.
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Six heures du matin, monsieur Stirbois se réveille en sursaut. Un motard fait vrombir son engin en bas de l’immeuble. Il se lève difficilement et se dirige vers la fenêtre dont les volets sont restés ouverts. Un homme vêtu de cuir noir, sans casque attend assis sur une Harley en regardant la façade de l’immeuble. Il a l’air de s’impatienter. Monsieur Stirbois hausse les épaules en tirant soigneusement le lourd rideau de velours qui masque la fenêtre.
Il se souvient du soir précédent. Le livre est encore ouvert. Il le ferme soigneusement et regarde sa montre. Il doit assurer un cours à huit heures. Il a juste le temps de se raser avant de déjeuner.
Il se dirige d’un pas traînant vers la salle de bain. Une douleur inattendue dans le dos lui arrache un gémissement, mais dormir assis n’a jamais été recommandé pour les lombaires !
Dans la salle de bain il ouvre le robinet d’eau froide et passe longuement son visage sous le liquide frais qui réveille ses sens. En se relevant la douleur dans le dos le relance de nouveau. Il se regarde dans la glace et se sent défaillir.
En face de lui, un vieillard chauve à la peau parcheminée, qui ressemble beaucoup à l’homme qu’il fut à quarante ans, l’observe avec des yeux remplis d’effroi…