L’homme, ou plus précisément l’humanité (par opposition à l’animalité) me passionne. Comme tout le monde, il m’arrive de me poser de grandes questions métaphysiques : "Quelle est ma place dans l’univers ?", "Quel rôle suis je sensé jouer dans cette vie ?", "Qu’il y a t’il après la mort ?", etc... mais je me rends compte que les réponses sont hors d’atteinte, inaccessibles au simple mortel que je suis.
En revanche la perspective de comprendre les autres me fascine. Certains hommes cherchent le pouvoir, la gloire ou le savoir. Moi je recherche une certaine forme de savoir. J’aimerais me tenir face à un être humain et comprendre ce qu’il est vraiment, ce qu’il ressent, ce qu’il pense ... en saisir son essence, sa « substantifique moelle » !
Depuis un mois ma vie a basculé. J’étais responsable des ressources humaines dans une entreprise du bâtiment de la région bordelaise. Un matin, alors que j’étudiais un dossier un peu complexe, j’ai vu passer une silhouette dans l’embrasure de ma porte restée ouverte. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite. Il s’agissait de la secrétaire du président, Marie Van Allen. Elle portait une robe longue, noire, fendue sur le côté à hauteur du mollet, et de légers escarpins rouges. Elle avait la taille fine, une poitrine bien dessinée et une chevelure acajou dans laquelle des mèches plus claires accrochaient la lumière. Cette image séduisante m’avait sans doute marqué, car elle ressurgit au milieu de mes rêves le soir même. Puis la nuit suivante. Puis toutes les nuits ...... il fallait bien que je me rende à l’évidence, madame Van Allen éveillait en moi des sentiments troubles et des pulsions inavouables !
Dans un premier temps, je refusais l’idée de succomber à ces manifestations indignes d’une libido fatiguée. Puis, petit à petit, je pris conscience que je niais mes sentiments par simple conformisme, ce n’était pas de la droiture mais une confortable hypocrisie ..... la bienséance bourgeoise est tellement plus facile à assumer que la vérité crue de sentiments bouillonnants ! j’étais tout bêtement amoureux !
Je n’avais aucune envie de résister et je me mis à fréquenter assidûment le bureau du directeur. Je dénichais de plus en plus souvent des dossiers pointus qui exigeaient son arbitrage. A chaque fois, j’en profitais pour lier connaissance avec la charmante madame Van Allen. J’aimais son regard noisette, son sourire franc, son élégance, son charme, sa féminité.
J’appris ainsi qu’elle n’était pas hollandaise, comme je le supposais, mais basque. Elle vivait seule car depuis presque un an, à la suite d’une agression, son mari avait quitté Bordeaux et était rentré chez lui aux Pays-Bas. Elle était en instance de divorce et se sentait totalement libre.
Un soir après de nombreuses hésitations, je finis par lui avouer que je l’aimais... Elle prit cet aveux avec un détachement ironique et me fit comprendre qu’elle me trouvait sympathique. Mais elle ne m’aimait pas et je ne devais rien attendre d’elle !
Cependant, pour je ne sais quelles obscures raisons, j’étais persuadé que sa décision n’était pas irrévocable. Je refusais d’accepter ce qu’elle m’avait dit et je m’obstinais à vouloir la séduire. Son sourire m’obsédait et je vivais avec l’espoir un peu fou de la voir changer d’avis.
Alors que ma sensibilité était exacerbée par un flot de sentiments oubliés depuis longtemps, je fus la victime d’un épisode éprouvant. J’assistai au suicide de mon meilleur ami....
Je partageais avec Bernard une passion pour le parachutisme et nous avions convenu de participer à un stage au para-club de Bergerac. Or depuis quelques temps mon camarade était étonnement susceptible, il montrait une sensibilité à fleur de peau. Comme j’essayais de comprendre ce qui le mettait dans cet état, il m’avait regardé en souriant d’un sourire si triste que j’en avais eu le cœur serré. Il m’avait dit.
- Excuses moi Loïc, tu ne pourrais pas comprendre. Moi même je ne comprends pas ! Tu sais que tu es le premier qui me pose cette question en éprouvant un sentiment vrai ....
Je n’avais pas saisi ce qu’il avait voulu dire mais je savais que le décès récent de sa compagne, dans des conditions étranges, en sa présence, avait altéré son humeur, aussi je n’insistai pas.
Peu de temps après nous embarquâmes dans le Pilatus bleu du paraclub pour une chute à 3000m. Il avait l’air heureux en sortant de l’avion, un grand sourire aux lèvres ..... puis je l’avais vu me faire un signe de la main et dégrafer son harnais. Il s’était écrasé quarante secondes plus tard en bordure de l’aérodrome.
Le soir même, je perçus les premiers symptômes d’une mutation bizarre. Brutalement, sans que je sache pourquoi je me mis à éprouver des sensations diverses et contradictoires. Je passais par des phases d’excitation intense, immédiatement suivies de crises de colère, de jalousie ... des sentiments qui ne m’étaient pas familiers, je n’ai jamais été cyclothymique !
Le lendemain, en regardant des enfants qui chahutaient dans une cour de récréation, je fus submergé par un sentiment obscur où se mêlaient plaisir, cruauté, mais aussi peur et humiliation.
Un peu plus tard je vis une vieille dame tomber devant sa porte et, alors que je me précipitais pour l’aider, je fus la proie de deux émotions d’une violence insupportable : une douleur aiguë et une joie immonde. Je m’immobilisais, interloqué. Autour de moi, il n’y avait que la vieille dame qui souffrait et une espèce de gros mec, caricature de beauf, qui se marrait en la regardant par terre. J’aidais la dame à se relever et à rentrer chez elle puis je me rendis dans un square et je réfléchis. Je mis un certain temps avant de comprendre que je percevais les émotions des gens que je côtoyais. Je ressentais leurs sentiments dans ma chair et dans mon âme. Lorsque mon voisin souffrait, je souffrais. Lorsqu’il était joyeux, j’étais heureux ..... à cet instant je crûs sincèrement avoir atteint mon vœux le plus cher : être capable de comprendre l’homme et l’humanité.
En réalité je découvrais l’enfer.....
Je ne choisissais rien. Je ressentais tout. Je pouvais différencier les émotions, mais je ne pouvais pas les occulter. Et ce que je ressentais n’était vraiment pas beau !
Naïvement je pensais que, dans notre monde, les bons et les mauvais sentiments se répartissaient équitablement. Il n’en est rien ! le monde n’est qu’un cloaque immonde. Un océan de merde dans lequel les belles émotions ressemblent à de rares îlots isolés. .... dans ce monde moderne le niveau de l’océan monte régulièrement et les îlots sont de plus en plus rares !
Tous les gens que je croisais semblaient être mus par des sentiments abjects : jalousie, méchanceté, envie, égoïsme ...
Jusqu’à présent je regardais mon lieu de travail avec un œil plus indulgent que celui que je portais sur le monde extérieur. Pourtant il n’était pas différent ....
Je m’aperçus très vite que le PDG se foutait de mes dossiers comme d’une guigne, seul son handicap au golf et le nombre de ses maîtresses l’intéressaient. Les images qui m’assaillaient en sa présence étaient à la fois obscènes et sordides. Au début cela m’amusa de décrypter les signes qui correspondaient à ses sentiments réels. Son sourire carnassier et sa poignée de main franche occultaient ses pensées futiles et ses pulsions lubriques ...
Mes assistants, sous des apparences amicales, me jalousaient et n’attendaient qu’une gaffe de ma part pour m’enfoncer. J’appris à sentir leurs sentiments avant de les voir surgir dans mon bureau et je me mis à regarder bizarrement les gens qui travaillaient dans nos services ou à notre profit.
Après une période où l’amusement se mêlait à une curiosité malsaine, il arriva un moment où le dégoût finit par tout envahir.
J’étais abattu, effondré, mais je n’avais pas connu le pire. Je touchais le fond avec Marie.... c’était hier.
Je suis rentré dans son bureau sous un prétexte fallacieux. Je voulais simplement la voir, entendre le son de sa voix, rêver en regardant la courbe de sa nuque, respirer son parfum. Nous étions seuls dans son bureau, je ne disais rien et je fus submergé par un sentiment d’agacement. Je la regardais, elle me souriait, son visage exprimait son habituelle gaieté.... En réalité je l’irritais et ma présence l’importunait. Je ressentais ces ondes comme autant de coups qui me déchiraient le cœur. Je n’arrivais pas à parler, ma gorge était nouée et je m’enfuis avec des larmes aux yeux.
Je m’enfermais dans mon bureau, je ne pouvais plus supporter la présence des autres. Derrière ma porte je percevais ces sentiments abjects que j’abhorrais : méchanceté, envie, jalousie, obséquiosité, lâcheté ... un océan de merde !
Soudain je ressentis de la colère, une colère terrible, une haine aveugle, égoïste, monstrueuse. Lorsque je réalisais que cette colère était en moi, pire ! qu’elle émanait de moi, qu’elle était moi ! je pris la décision d’en finir avec ce monde pourri. Je ne pouvais pas accepter que cette corruption devienne mon lot quotidien. Si je ne faisais rien, je finirais par ressembler à ce que je haïssais.
Par la fenêtre j’observais le chantier d’extension de notre siège social. Les plans prévoyaient une grande tour de verre en prolongement du bâtiment dans lequel se trouvait mon bureau.....
La grue fait quarante mètres. Assis à la pointe de sa flèche j’ai une vue imprenable sur le chantier. Des gens se regroupent au pied de l’engin, ils me pointent du doigt, certains appellent sur leurs portables et moi ......je ressens leurs émotions.
Je jette un regard sur ma montre. Je me suis donné une heure. Si d’ici là je trouve parmi tous ces soit disant êtres humains, un seul individu exprimant de la compassion, je renonce à mes idées morbides. Sinon, eh bien tant pis !
Un motard arrive, il reste un peu en retrait et m’observe. Il est vêtu de noir et s’appuie de façon nonchalante sur une vieille Harley Davidson aux chromes rutilants. Je ne pense pas trouver chez lui amour et compassion, mais je projette néanmoins mon esprit dans sa direction, juste pour voir ! A ma grande surprise il n’y a rien. L’homme n’exprime ni anxiété, ni plaisir. Il n’y a rien ! il me fait un petit signe de la main, puis il effleure à son tour mon esprit et je sens une sorte de message télépathique, un flash amusé. « Je t’attends ! »
Comme j’éprouve de l’étonnement il me répond sur le même ton ironique. « je ne suis que l’envoyé d’une dame. Un dame que les gens n’aiment pas voir. Ils l’imaginent toujours comme une femme maigre avec une faux et un suaire ? C’est plus sympa comme ça, tu ne trouves pas ? ».
Il est là pour moi !
En bas l’attroupement ne cesse de grandir. Ils sont déjà une vingtaine, des ouvriers, des passants... Je continue ma triste quête de bons sentiments et je ne trouve que curiosité malsaine, impatience morbide, peur, dégoût, lâcheté ... un véhicule de police débouche sirène hurlante. Le commissaire Fouchet en sort avec un mégaphone. Je connais bien le vieux policier qui habite dans ma rue à Mérignac. Il ne m’a pas reconnu et il est furieux. Furieux d’avoir été dérangé pendant son repas pour un psychopathe qui joue au con à cheval sur une grue. Des appels de suicidaires, il y en a des douzaines, tous les jours, chez les pompiers, au SAMU et à la police. Ce sont toujours des mecs qui craquent au dernier moment après vous avoir gâché la journée. Le commissaire en viendrait presque à espérer que de temps en temps il y en ait un qui aille au bout de sa folie...histoire de motiver ses troupes !
Tant pis, la compassion ne viendra pas de son côté !
Le commissaire est accompagné d’un jeune inspecteur qui rêve de supplanter son vieux collègue. Il juge chaque geste du vieil homme, compare, dénigre, ironise. Il n’est pas là pour l’aider mais pour profiter d’une opportunité et prendre sa place.
Une petite Opel Tigra approche à son tour et s’arrête en crissant des pneus. Je reconnais le véhicule de Marie. Elle en sort affolée. Je fixe mon esprit vers elle dans l’espoir fou de trouver un peu de tendresse ... à défaut d’amour. Je reçois l’image de ses sentiments comme une gifle en plein visage. C’est un mélange d’incrédulité et de soulagement malsain ... Elle pense être bientôt débarrassée de moi ... avec un peu de chance ! Elle n’imagine pas que je puisse sauter, mais elle me verrait bien interné chez les dingues .... ça lui ferait des vacances.
Intérieurement cette pensée m’arrache un sourire. Un de ces sourires qui naissent au milieu de trop lourdes souffrances. Elle avait utilisé cette expression une fois, elle m’avait dit de prendre des "vacances d’elle".....
Elle s’approche du commissaire et lui adresse la parole. Leurs deux têtes se tournent vers moi simultanément, j’espère trouver un soupçon de pitié je ne vois qu’exaspération.
J’ai un haut-le-cœur, je m’accroche à l’idée que ...
- Je t’en prie Marie ! fais un effort ......
Je bute sur un mutisme têtu, elle hésite, je suis certain qu’un rien la ferait basculer. Il faudrait cette impulsion de vie qui pousse le papillon à se dégager de sa chrysalide. Mais elle résiste, elle ne veut pas, elle ne sait pas.
Au moment où je tombe je ressens une onde, un hurlement.
- Non Loïc, ne fais pas ça...... je ......
Il faut entre deux et trois secondes pour chuter de quarante mètres.
Ma dernière pensée est teintée d’un infini regret.
- Trop tard Marie ! tu as eu tellement de temps pour prononcer ces mots.....
Marie Van Allen regarde autour d’elle paniquée. D’un seul coup elle se sent noyée dans un flot de sensations déroutantes : peur, horreur, dégoût, compassion... Elle ne comprend pas d’où viennent ces sentiments divers qui la submergent et lui donnent la nausée. Ce ne sont pas ses sentiments à elle, pourtant, elle les ressent si profondément, si intensément qu’ils lui arrachent un gémissement.
Elle se retient pour ne pas vomir, appuyée à la portière de sa voiture. Elle lève les yeux, son regard est brouillé par les larmes. A une vingtaine de mètres, un motard la regarde en souriant.
Du bout des lèvres il semble lui dire « à bientôt ! » puis il lui fait un petit signe, le pouce levé, avant de démarrer son engin et disparaître au coin de la rue.