Aïssetou se tenait à genoux au milieu de sa chambre devant un petit autel. Confectionné avec une table de chevet recouverte d’une étoffe blanche, il était éclairé par la lueur vacillante de deux bougies colorées, une rouge et une noire. Un ordinateur portable était posé entre les deux chandelles. La jeune fille tenait une poignée de farine de maïs entre le pouce et l’index qu’elle laissait filer en une ligne régulière sur l’appareil. Le dessin était assez difficile à exécuter. C’était un ensemble d’entrelacs et de volutes qui ressemblait à un motif de fer forgé. Elle suivait les traits qu’elle avait pris soin de tracer au feutre sur le couvercle. Ils ne souffraient aucune approximation. Aïssetou n’avait pas le droit d’hésiter. Lorsqu’elle eut achevé les vévés, les mandalas vodun, elle recouvrit l’ensemble d’un mouchoir blanc.
En cachant l’appareil elle se souvint de son anniversaire quelques jours plus tôt.
Un ordinateur portable ! Aïssetou n’aurait jamais osé rêver d’un cadeau pareil pour ses dix sept ans. C’était une idée fantastique de ses parents... Elle aimait s’allonger au fond du jardin derrière un bosquet de rhododendrons pour écrire des poèmes. Elle pourrait le faire directement sans avoir à retranscrire laborieusement ses textes surchargés de ratures ....
L’appareil était un COMPAQ d’un beau noir mat avec un liseré chromé. La jeune fille l’avait ouvert avec un peu d’appréhension et enfonça la touche « marche ». Monsieur Adoko avait pris soin de le charger et de le configurer pour une utilisation immédiate. Assis dans un fauteuil, il surveillait du coin de l’oeil ses réactions en lisant son journal d’un oeil distrait. La mine réjouie et le sourire ravi de sa fille le comblaient d’aise.
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La jeune fille avait veillé tard dans la nuit le nez dans le mode d’emploi. Au petit matin, le visage passablement chiffonné, elle avait prit son petit déjeuner avec ses parents. Entre deux tartines elle avait demandé.
- Papa !
Monsieur Adoko avait levé vers sa fille un regard interrogateur.
- Oui !
- Est ce que tu peux me confier la boite de photos qui est dans ton bureau ?
Le père avait haussé les sourcils
- Qu’est ce que tu veux faire avec ça ?
La jeune fille avait répondu en souriant.
- Cette nuit je me suis dit que ça serait bien de numériser toutes ces vieilles photos de famille ... toutes ces images du Bénin. Comme ça on pourra les regarder sur la télé en grand écran.
Madame Adoko se tenait derrière son mari. Elle avait posé sa main sur l’épaule de celui ci.
- Je crois qu’Aïssetou a une bonne idée. Ces photos, personne ne les regarde jamais. Les enfants ne connaissent pas le Bénin, Porto-Novo, Abomey ... Alors sur un CD ça serait plus facile et on pourrait donner une copie à toute la famille.
Les vacances de Pâques s’annonçaient pluvieuses et grises. La jeune fille s’était enfermée sans regret dans sa chambre avec son ordinateur neuf, le scanner de son père et une grosse boite jaune au cartonnage épais déformé. Au dîner, sa mère lui avait demandé.
- Alors ça avance les photos ?
La jeune fille avait sourit.
- J’ai presque fini. Il y en avait plein que je n’avais jamais vues.
- Lesquelles ?
- Des photos anciennes, tu sais, en noir et blanc ou sépia ... un vieux monsieur qui a l’air d’un chef, il est assis sur un tabouret.
Le regard de madame Adoko était devenu vague.
- C’est l’arrière arrière grand père de ton père. C’était le roi d’Abomey... Agoli Agbo ... Oui, c’était un très grand chef.
- Il y avait une vieille dame aussi, presque nue, avec un regard triste.
Madame Adoko avait réfléchi.
- C’était l’une des soeurs du roi. Une grande prêtresse ...elle s’appelait Diodia.
- Une grande prêtresse de quoi ?
La dame avait eu un sourire triste.
- de « vodun » ... le vaudou africain. C’était la religion de tes ancêtres.
- Ah bon !
Cette révélation n’avait pas ému pas la jeune fille qui avait aussitôt enchaîné.
- Il y a aussi des photos d’hommes déguisés. On dirait des meules de paille.
- C’est des « masques ». Des esprits ! Quand j’étais petite, les masques dansaient toujours lors des cérémonies en ville dans les quartiers populaires.
Madame Adoko avait souri en évoquant ses souvenirs d’une époque lointaine sans que l’on puisse deviner si elle les regrettait ou non. Après le repas la jeune fille avait repris son travail d’archivage. Vers 22 heures elle était réapparue soucieuse.
- Papa.
- Oui chérie.
- J’ai fini de mettre toutes les photos sur le disque dur.
- Très bien ... Il y a un problème ?
La jeune fille avait cherché ses mots.
- Je rangeais les photos lorsque l’écran de veille est apparu.
- C’est normal, je l’ai réglé sur dix secondes. Si tu veux, je peux changer le temps et te mettre une temporisation plus haute.
- Non c’est pas le problème ....
- Alors quel est le problème ?
- Les photos que je venais de scanner sont apparues, comme sur un diaporama.
- Normal ! Il y a un programme qui utilise tes photos comme un écran de veille. Je peux changer tout ça si tu veux, mais je le ferais demain. Là il est un peu tard et tu ferais mieux de te coucher.
La jeune fille avait voulu répondre mais elle s’était ravisée. Elle avait embrassé ses parents avant de regagner sa chambre. Elle savait tout ce que son père avait dit. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était la raison pour laquelle la photo de sa grand tante s’était bloquée... Les photos défilaient mais lorsque était apparue cette photo la, l’écran avait scintillé de façon étrange comme une lampe en surtension !
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L’ordinateur était toujours emmailloté dans son linge blanc. Elle le posa sur une jarre remplie d’eau de source, de l’eau parfaitement pure. Elle alluma deux nouvelles bougies, noires et rouges comme celles de l’autel, qu’elle fixa sur l’ordinateur.
Dehors la lune brillait d’un éclat métallique entre les volets largement ouverts.
La nuit qui avait suivi ses travaux d’archivage, elle avait rêvé de l’Afrique, de lieux fantastiques, de cérémonies terribles, d’animaux fabuleux et de la grande tante affublée de gris-gris. Cette image était revenue la hanter sans cesse.
Elle voyait le regard triste de la vieille dame qui semblait supplier.
Au petit matin Aïssetou était fatiguée et inquiète à cause de la violence des sensations ressenties tout au long de la nuit. Ses parents n’étaient pas réveillés, elle avait allumé son ordinateur sans faire de bruit. Elle voulait revoir les images de la veille.
La séquence de démarrage s’était déroulée normalement puis l’image de la tante était apparue plein écran. La jeune fille avait poussé un soupir et appuyé sur la touche « Echap ». Un picotement léger dans le bout des doigts lui avait arraché un petit cri. Elle avait réessayé inquiète. De nouveau un picotement puis une voix sourde dans sa tête. « Aide moi, aide moi, je t’en prie » !
Aïssetou avait appuyé la touche « Echap » à plusieurs reprises, fébrilement. Rien ne s’était passait. Toujours cette voix dans sa tête.
« Ecoute moi, s’il te plaît .... Ecoute moi, j’ai besoin de ton aide »
La jeune fille avait fermé les yeux. Sa main était restée sur le clavier. La voix s’était faite plus claire, presque audible. Du bout des lèvres elle avait murmuré.
-
Qui êtes vous ?
-
Je suis Diodia.... Grande prêtresse de Ouidah et toi qui es tu ?
-
Marie-Aïssetou la fille de Jean-Baptiste Adoko l’arrière arrière petit fils de votre frère...on m’appelle Aïssetou.
La jeune fille avait cru un instant être la proie d’hallucinations. A moins que ce ne fut un dédoublement de personnalité ! Mais la voix avais repris subitement plus calme avec une pointe d’autoritarisme.
-
Alors tu es de mon sang ! Donc tu dois m’aider.
Aïssetou tremblait. Elle avait trouvé cependant la force de répliquer.
-
Qu’est ce que tu attends de moi ... grand-Ta ?
Un cri avait résonné dans la tête de la jeune fille.
-
Libère moi ...Je t’en supplie.
-
Te libérer de quoi ! Je ne comprends pas !
Petit à petit la jeune fille avait repris pied. La prêtresse avait continué.
-
Mon âme est prisonnière.
-
Ton âme ! Tu es morte depuis longtemps.
-
Oui ! Mon corps est mort. Mais lorsque le blanc a volé mon âme pour l’enfermer dans sa boite noire .... je ne pouvais plus rejoindre les ancêtres ...
-
La photo ! Tu crois qu’on a volé ton âme en te prenant en photo ?
-
Je ne sais pas de quoi tu parles. Je ne comprends pas les mots que tu emploies mais mon âme est restée prisonnière de la boîte du blanc ... ça c’est certain ! Jusqu’à ce que tu la fasses rentrer dans ta boîte ! mais je n’ai toujours pas rejoint les ancêtres ... c’est pour ça que tu dois m’aider.
-
Qu’est ce que je dois faire ?
Un soupire de soulagement avait accompagné la réponse.
-
Il faut faire le rituel
-
Le rituel ! Quels rites ?
-
Mais les rites des ancêtres !
Ce fut de nouveau un cri télépathique qui avait résonné dans la tête d’Aïssetou.
-
Vous avez oublié les rites ... Maou , Dan-Aido-Houedo ?
-
Mais je suis chrétienne moi grand-Ta !
Un gémissement lugubre s’était répercuté très loin dans le crâne de la jeune fille. Celle ci avait regretté sa dernière pensée.
-
Mais je peux les faire quand mêmes les rites ! Si tu veux bien m’expliquer ce que je dois faire. Peut être que mon père sait ?
La voix télépathique avait repris un peu d’assurance.
-
Ce n’est pas l’affaire des hommes. Tu es ma nièce ! Tu n’en parles à personne.
Les minutes qui suivirent avaient été un long dialogue télépathique entre Aïssetou et ...son ordinateur. La jeune fille avait les yeux clos, elle souriait et hochait la tête comme une élève appliquée devant un professeur qui demande si elle avait compris.
(-----)
Aïssetou sortit de la chambre silencieusement et revint avec un tuperware dans lequel se trouvait le ragoût qu’elle avait préparé la veille chez une amie, le « manger mort ». Elle prit une petite feuille de bristol sur laquelle étaient recopiées des incantations. Elles étaient en « fon », la langue des anciens habitants du Dahomey, la langue liturgique du vodoun. La vieille mambo n’avait pas voulu lui en expliquer la signification pour ne pas l’effrayer ou par respect pour les croyances actuelles de ses descendants.
En prononçant les paroles magiques la jeune fille ressentit des brûlures légères dans la paume des mains. La lueur tremblotante des bougies commençait à faiblir.
-
Maman !
-
Oui Aïssetou.
-
Est ce que tu crois aux anges.
Madame Adoko repassait. Monsieur Adoko était absent, de permanence sur son lieu de travail. La mère avait arrêté son mouvement et avait regardé sa fille intensément.
-
Pourquoi tu me poses cette question. Tu veux parler des anges qui se trouvent à côté du Bon Dieu.
-
Non maman. Je veux parler de nos âmes. Le tibonzange et le gwobozange !
Madame Adoko avait porté la main à sa bouche.
-
Qui t’a parlé de ça ?
La jeune fille avait préparé une réponse toute faite.
-
Des copines en classe. Elles étudient le vaudou....pour un exposé.
-
Ne parle jamais de vaudou dans cette maison !
-
Pourquoi maman ? C’est toi qui m’en as parlé hier !
-
Ça nous a fait trop de mal autrefois.... Maintenant nous sommes chrétiens !
Aïssetou ne avait pas été vraiment surprise de la réponse de sa mère. Elle avait écourté la conversation puis était retournée dans sa chambre. Elle avait allumé son portable, le visage inquiet de sa tante était apparu suivi d’un effleurement télépathique.
-
Ta maman n’a pas voulu t’aider ?
-
Non elle ne veut rien entendre. Elle parle de croyances décadentes, de sorcellerie ... Mais n’aie pas de crainte. Je t’aiderai.
Un petit rire avait résonné dans la tête de la jeune fille.
-
Je te remercie petite. Tu sais il n’y a pas grand chose à faire pour libérer mon âme. Toutes les cérémonies ont été faites correctement lors de mon ... décès. Mais comme nous sommes loin de chez moi à Abomey, il y aura des préparatifs.
-
Qu’est ce qu’il faut préparer ?
-
Je te le dirais mais ce n’est pas tout de suite. Il faudra que tu te procures des ingrédients et attendre que la lune soit bonne.
-
Quels ingrédients ?
Aïssetou était inquiète.
-
De la farine de maïs, des bougies rouges et noires, un canari ...
-
Un oiseau !
-
Non, un canari, une jarre en terre cuite... Quand ça sera fini tu donneras mon âme au passeur.
-
Qui ?
-
Le passeur ! Celui qui emmène les âmes chez les ancêtres.
-
Comment je le reconnaîtrai ?
-
Ne t’inquiète pas. C’est lui qui te reconnaîtra.
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La jeune fille replia soigneusement la serviette en laissant l’ordinateur à l’intérieur et en nouant les quatre côtés sans renverser la farine des dessins.
Il était à peine six heures et l’aube éclaircissait la cime des arbres. Aïssetou sortit du pavillon sans faire de bruit. Elle portait sous le bras son ordinateur toujours enveloppé dans la serviette blanche. Elle ouvrit le portillon qui donnait dans la rue. Celle ci était vide. Un souffle d’air faisait trembler les feuilles des platanes.
Soudain une pétarade. Un motard au guidon d’une énorme Harley Davison approchait au ralenti. La jeune fille était effrayée. L’homme ne portait pas de casque, il avait un air étrange, très sombre. Il souriait d’un sourire carnassier mais ses yeux ne riaient pas. Il ne coupa pas son moteur. En arrivant à hauteur de la jeune fille il lui demanda d’une voix chantante et chaude.
-
Bonjour tu as quelque chose pour moi.
La jeune fille serrait son ordinateur contre sa poitrine. Elle gémit.
-
Qui êtes vous ?
-
Tu le sauras bien assez tôt.
-
Vous êtes le passeur ?
-
Oui !
Elle lui tendit l’appareil qu’il glissa dans son blouson de cuir noir.
A cet instant elle entendit sa mère qui appelait depuis la terrasse.
-
Aïssetou qu’est ce que tu fais dehors ? Tu as vu l’heure.
La jeune fille répondit en tournant la tête.
-
Rien maman. T’inquiète pas j’arrive.
Le mouvement n’avait pris qu’une seconde mais quand elle se retourna vers le passeur la rue était vide. Seul le vent gémissait dans les feuilles de platane.
En rentrant dans la villa, la jeune fille raconta à sa mère une histoire de mal de tête. Elle avait eu besoin de prendre l’air ... Elle prit l’aspirine que lui prépara sa mère et retourna se coucher. Elle avait l’esprit libéré et se sentait bien. Cette sensation que l’on éprouve après avoir fait une bonne action ... Elle s’endormit.
A son réveil elle s’étira longuement. Son regard se porta vers la fenêtre qui était restée ouverte. Elle poussa un cri. Son ordinateur était posé là, luisant sous les premiers rayons du soleil. Elle se leva et l’ouvrit avec précaution. L’appareil était allumé. L’écran de veille était fixe, il y avait un seul mot.
N’Doébé
Au petit déjeuner sa mère lui demanda si elle allait mieux, Aïssetou la rassura avant de demander le nez dans son bol de café.
-
Maman, qu’est ce que ça veut dire « n’doébé »
Madame Soghlo répondit sans prêter attention.
-
C’est du « fon », ça veut dire « au revoir ».