Tout homme aurait, dit on, son sosie. Cette affirmation m’avait toujours paru un peu surréaliste. Je n’arrivais pas à imaginer un autre individu me ressemblant trait pour trait. Je ne sais pas si c’est de l’orgueil ou de la vanité, mais j’estimais être unique. Beau ou laid, subtil ou imbécile, fort ou faible mais unique ! je ne croyais pas à cette histoire de sosie, jusqu’au jour ou j’ai rencontré le mien.
J’étais employé chez un jardinier-paysagiste et je finissais ma semaine le samedi midi, ce qui me laissait un peu de temps de libre. Comme d’habitude, je déambulais dans la rue Sainte Catherine, la grande artère commerçante de Bordeaux, quand je le vis. Il sortait du magasin dans lequel j’avais l’intention de me rendre. Nous faillîmes nous percuter mais il regardait dans une autre direction et ne me remarqua pas. Je restais là, en arrêt, tandis qu’il s’éloignait sans s’apercevoir de ma présence. Je suivais du regard cette haute silhouette qui s’éloignait avec un malaise indéfinissable. Il était vêtu d’un pantalon de toile beige et d’une chemisette bleue. Je connaissais ces épaules légèrement tombantes, cette taille épaissie par un embonpoint naissant, ces lèvres minces, ce nez droit et ces oreilles décollées mises en valeur par une coupe de cheveux trop courte ....
Pour je ne sais quelle raison, je pris la décision de le suivre. Une sorte de curiosité malsaine sans doute. Est ce qu’une ressemblance, aussi poussée soit elle, justifiait cette réaction qui s’apparentait à de l’espionnage ? Je ne me posai pas la question et j’emboîtai le pas de cet autre "moi" en gardant cependant une distance suffisante pour ne pas attirer l’attention d’observateurs extérieurs.
Manifestement il ne se doutait de rien. Il se promenait le long de l’artère passante sans véritable but. Je m’étais un peu approché et je l’observais plus en détail, non pas son physique que je connaissais bien, mais ses mimiques, ses centres d’intérêt et la surprise que j’avais éprouvée lors de notre rencontre se mua, petit à petit, en stupéfaction. Cet homme, que je ne connaissais pas quelques instants auparavant, n’était pas simplement mon reflet physique, il semblait également avoir de nombreuses, (trop nombreuses !), affinités avec moi.
Il s’arrêtait en face des devantures qui, en temps normal, retenaient mon attention. Il rentrait dans les magasins dans lesquels je serais rentré si j’avais été seul. Il feuilletait les revues et les journaux que j’aurais feuilletés ....... Une sourde angoisse me taraudait l’esprit au fur et à mesure que j’observais ses faits et gestes.
Un pincement à l’estomac me rappela l’heure. Il était presque seize heures et comme j’avais sauté le repas de midi, une petite faim me tenaillait. Je cherchais un marchand de viennoiseries dans les parages, je savais qu’il y en avait plusieurs dans la rue, quand je vis mon sosie s’installer à la terrasse d’un café et commander une bière et un croque monsieur. A cet instant précis, j’ai commencé à être inquiet ! je ne pouvais plus imaginer que tout cela fut le simple fruit du hasard......
Il dégustait lentement sa collation, j’étais appuyé contre un mur crasseux avec un croissant et un "coca" tiède et je gambergeais. Pourquoi cette rencontre avait elle eu lieu ? Si elle n’était pas fortuite et je pensais que le hasard n’avait plus grand chose à voir dans cela, il fallait bien que quelqu’un l’ait manigancée ! Qui ? Pourquoi ? mon Dieu pourquoi....
-----
Il avait l’air si naturel ! tant de duplicité me sidérait. Je n’arrivais pas à comprendre comment ce mec pouvait paraître aussi détaché, alors qu’il était de toute évidence le rouage essentiel d’un plan diabolique. Soudain, j’eus une illumination. Les instigateurs de cette cabale avaient sans doute fait appel à un comédien me ressemblant vaguement et la chirurgie esthétique, si on peut parler d’esthétique dans ce cas, avait fait le reste. Le hasard, en me mettant en sa présence, avant la date prévue de son apparition, allait sans doute compromettre des plans dont j’ignorais tout.
Mon sosie se leva, jeta un regard circulaire autour de lui, épousseta son pantalon et reprit sa promenade d’un pas nonchalant. Nos regards s’étaient croisés, pourtant il n’avait pas réagit ! Cette pensée me conforta dans l’idée qu’il devait son apparence à la chirurgie. Il n’était pas familiarisé avec cette silhouette qui aurait dû, au moins, le faire tressaillir.
En arrivant rue de la Porte Dijeaux, il obliqua sur la gauche vers la place Gambetta. Il avait toujours l’air aussi insouciant et par moment un grand sourire barrait son visage. Seul un professionnel pouvait garder cette décontraction !
Il descendait maintenant vers Meriadek. Je ne sais pas pourquoi mais un sombre pressentiment me nouait la gorge, et cette sensation s’accentua encore quand je le vis gravir les escaliers de l’esplanade du Maréchal Koënig. J’habitais dans l’un des immeubles qui surplombaient les jardins. Je craignais que cet homme, dont j’ignorais tout, ne vienne perturber mon lieu de vie en rencontrant mes relations, mes amis ou ...... je n’osais imaginer une rencontre avec Thérèse. Que pourrait elle penser si elle se trouvait face à face avec cet individu ? Je fus pris d’un frisson prémonitoire et soudain toutes mes craintes se concrétisèrent.
Thérèse sortait de notre immeuble, fraîche et vive comme toujours. Elle portait une jupe légère à quatre pans qui descendait jusqu’aux chevilles en laissant visible ses mollets. Elle avait des sandales à talons plats et un tee-shirt blanc tricoté au crochet. Elle ne m’avait pas vu et elle se dirigeait vers lui un grand sourire aux lèvres. Je distinguais, d’où je me trouvais, l’ovale de son visage, la fossette au coin de ses lèvres et sa chevelure auburn dans laquelle brillaient quelques mèches plus claires. Un doute affreux m’assaillit. Comment pouvait elle ne pas s’apercevoir que ce n’était pas moi mais un autre ? Était elle complice elle aussi ? Elle aurait dû se rendre compte tout de suite que l’autre n’avait pas ma voix, que ses gestes n’étaient pas les miens....
Elle se jeta à son cou et lui plaqua un baiser fougueux sur les lèvres. J’eus l’impression que l’on m’arrachait le cœur, je n’arrivais pas à trouver d’air pour respirer. Je voulais hurler mais je n’y arrivais pas.
Je me recroquevillais, caché derrière un arbuste maigrichon, et je les observais. Il fallait que je me rende à l’évidence. Ils se connaissaient depuis longtemps. Ils étaient donc complices.... et j’étais leur victime désignée ! Mais cela ne me disait pas pourquoi.
Je compris enfin. L’autre était son amant et il allait simplement prendre ma place. J’allais disparaître ! ils allaient me faire disparaître, se débarrasser de mon corps et je n’aurais tout simplement pas existé !
Cette pensée me révulsa. Je ne pouvais pas les laisser m’éliminer comme ça, sans rien faire. J’allais me battre !.... Je serrais convulsivement les poings dans mes poches quand je sentis un objet dur et froid. Je réalisais soudain que j’avais avec moi le couteau avec lequel je bricolais. C’était un petit couteau à cran d’arrêt à la lame très affûtée avec lequel je dénudais les fils électriques.......
Un voile rouge passa devant mes yeux !
-----
Les deux policiers se tenaient à côté du corps au crâne fracassé et ils balisaient l’emplacement à l’aide d’un ruban jaune et de quelques piquets. Un attroupement s’était formé, tenu à l’écart par un agent en uniforme. Une ambulance attendait à proximité, tandis que les fonctionnaires recueillaient divers objets qu’ils plaçaient au fur et à mesure dans des sachets en plastique.
Le cadavre était celui d’un homme de petite taille, brun de peau, d’origine méditerranéenne. Il était vêtu d’un jean crasseux et d’une chemisette au col élimé.
Le commissaire Fouchet du commissariat central de Bordeaux recevait la déposition du couple qui avait été agressé quelques instants auparavant. L’homme, un hollandais, était assis sur un brancard. Blessé à un bras, qu’un infirmier bandait, il répondait aux questions du commissaire. Son épouse, le visage baigné de larmes et le corps secoué de sanglots, ne pouvait pas s’exprimer. L’officier de police tentait de la rassurer.
"Il y a eu suffisamment de témoins pour qu’aucune charge ne soit retenue contre vous et votre mari. Vous étiez dans une situation de légitime défense. Il vous a attaquée avec un couteau, vous l’avez repoussé . C’est la faute à « pas de chance » si la tête de votre agresseur est allée frapper une bordure de granite. "
La jeune femme leva vers le policier des yeux qui reflétait une incompréhension totale.
"Mais qui c’était monsieur le commissaire ? Qu’est ce qu’il voulait ?"
"Il s’agit certainement d’un rôdeur madame Van Allen. Il devait en vouloir à votre porte feuilles."
Le mari leva la tête.
"Il a dit des choses incompréhensibles. Il appelait mon épouse « Thérèse » alors qu’elle se prénomme Marie."
Le commissaire se figea le crayon en l’air.
"Qu’est ce qu’il vous a dit exactement ? Est ce que vous pouvez vous en souvenir ?"
"Il a dit , je crois quelque chose comme « je ne vous laisserez pas m’éliminer, pourquoi m’as tu trahi Thérèse ? »"
"Vous l’aviez déjà vu auparavant ?"
Le hollandais réfléchit longuement.
"Non, jamais ....."