Comme tous les étés Andernos, petite cité balnéaire du bassin d’Arcachon, était envahie par les touristes. La canicule sévissait depuis le début du mois d’août. Pourtant la chaleur ralentissait à peine la foule colorée et bruyante qui se répandait lentement le long du bord de mer. Sur la place circulaire, devant la jetée, quelques points de fixation perturbaient la fluidité de l’écoulement.
Il y avait un vieux pêcheur en « marcel » et béret basque qui ne prenait pas grand chose. Plus exactement, il ne prenait rien, mais il faisait tellement "couleur locale", il s’harmonisait si bien avec le lieu que certaines mauvaises langues le soupçonnait d’être un acteur travaillant pour l’office de tourisme.
Sous les grands pins au centre de la place, un stand de bijoux artisanaux était tenu par un couple baba cool. L’homme et la femme, vêtus de soieries colorées, avaient dû « faire 68 » sur les barricades, avant de se réfugier dans le Larzac. En 2003, ils ressemblaient plus à une mamie et un papy déguisés, qu’à de dangereux anarchistes.
Plus loin, un manège rétro fonctionnait au son d’une musique d’orgue de barbarie synthétique. Des parents, assis sous les platanes, surveillaient leurs enfants tournant au milieu des cris et des rires.
Près de la jetée, un artiste peintre d’une trentaine d’années s’évertuait avec plus ou moins de bonheur à transposer sur ses vélins les harmonies pastel du bassin d’Arcachon. Le jeune homme soignait son look d’artiste. Il était grand et mince, ses cheveux longs et noirs, tirés vers l’arrière, étaient rassemblés en une natte épaisse. Il avait maquillé ses yeux au khôl, ce qui accentuait la finesse de son visage et lui donnait un regard de braise.
A ses côtés, un tatoueur officiait en plein air. L’homme était sombre, de peau, de poils, d’yeux, d’allure ... il portait une barbiche soigneusement taillée, un jean et un tee-shirt noirs ainsi qu’une paire de santiags avec des clous d’argent. Une Harley Davidson aux chromes rutilants était garée à côté de sa table de travail.
Il était presque treize heures, le soleil de plomb atteignait son zénith, et la place jouissait d’une relative accalmie. Le jeune peintre et le tatoueur discutaient en faisant de grands gestes. L’artiste était furieux, son interlocuteur l’écoutait un sourire ironique aux lèvres.
- J’ai même pas de quoi me payer un sandwich ! J’ai jamais vu des mecs aussi radins. Putain, tu as vu ce connard tout à l’heure ? Tu as vu comment il voulait marchander ? Il me prenait pour quoi ? Putain, j’y crois pas !
- Oui, mais tu aurais eu de quoi bouffer.
- J’ai ma fierté ! plutôt crever de faim que brader mon art.
- Tu crois vraiment être un artiste ?
Le sombre tatoueur avait une voix mélodieuse, un peu chantante comme celle des méditerranéens. Pourtant il martelait chaque mot comme pour les imprégner dans l’esprit du jeune homme. Celui ci réagit violemment.
- Bien sûr ! je suis un artiste véritable.
Il regarda dédaigneux les aiguilles et les flacons d’encre.
- Ce n’est pas comme certains dessinateurs qui font des graffitis avec des seringues.
Un grand sourire éclaira le visage basané. Ses dents étaient trop blanches, trop brillantes pour rendre ce sourire aimable. C’était un sourire de fauve ...
- Peut être, mais je peux te payer un sandwich moi ! qu’est ce que tu serais prêt à faire pour que ton talent soit reconnu à sa juste valeur ?
Le peintre répondit sans hésiter.
- Tout .... sauf brader mes œuvres.
- Vraiment tout ?
- Oui, enfin presque tout..... je deviendrai pas pédé pour ça.
- Si je te propose un marché ?
Le jeune homme lui jeta un regard méfiant.
- Quel marché ?
- J’ai besoin de me faire de la pub. On m’a montré un vieux tatouage celte qui donne à celui qui le porte la gloire et la richesse.
- Des conneries !
- Je te le fais gratuitement !
- Qu’est ce que ça représente ?
- Des triskels qui se suivent pour former une sorte de reptile avec une tête de bélier.... C’était un symbole associé à Cernunos.... Une divinité gauloise.
- Ouais, un serpent, quoi ! tu le fais où ?
- Il doit partir de l’épaule droite et se diriger vers le cou ....
- Tu fais ça en combien de temps ? c’est long ?
- Non !Il me faut une heure !
- Gratos plus un sandwich et une bière !
- Autant de sandwiches et de bières que tu peux bouffer pendant que je travaille. Tu devras seulement manger de la main gauche.... Attends, autre chose ! Quand j’aurai fini tu devras faire le don de toi au moment où je tracerais le dernier point.
Le jeune homme se raidit.
- C’est quoi "faire le don de moi" ? Je t’ai dit que j’étais pas pédé !
Manifestement l’artiste se méfiait des motards bardés de cuir.
- C’est pas ce que tu crois. T’as une formule à réciter .....Tu dois annoncer "par mon sang, je veux .... Et là tu prononces ton vœux".
Une demi-heure plus tard les deux hommes étaient assis à côté de la moto, le tatoueur penché sur l’épaule du peintre, ses aiguilles à la main. Il piquait avec dextérité, sans provoquer la moindre douleur chez le jeune artiste qui sirotait tranquillement sa deuxième pression. Sous les doigts experts du tatoueur naissait la forme ondulante d’un serpent dont le corps n’était qu’un entrelacs de symboles celtes, triskels, swastikas, spirales. L’ensemble monochrome, d’un bleu outremer très foncé, était à la fois harmonieux et inquiétant. Le dessin de l’animal commençait au dessus du biceps droit et se dirigeait vers la colonne vertébrale, à la base du cou, en passant par dessus l’omoplate. Il mesurait une trentaine de centimètres de long et deux de large.
Le tatoueur essuya le dessin avec un chiffon de soie et prit un peu de recul pour contempler son œuvre. Il paraissait satisfait.
- Bon je vais faire le dernier point de la tête. Au moment où tu sentiras la piqûre tu répèteras ce que je t’ai dit tout à l’heure.
Le peintre sourit.
- D’abord je ne sens pas tes piqûres !
- Celle là tu la sentiras.
- Ensuite, je ne me souviens plus de la phrase.
- "par mon sang, je veux ...."
- Ah oui OK ! Oh putain mais tu m’as fait mal, là !
- La phrase !
- "par mon sang, je veux ...... acquérir gloire et richesse par la peinture !"
Le tatoueur rangeait ses instruments un grand sourire aux lèvres.
Quelques touristes s’extasiaient devant l’œuvre de l’homme en noir.
- Je vais être obligé de te laisser, mais maintenant tu n’as plus besoin de moi puisque tu vas bientôt connaître la gloire. Regarde, tes premiers clients !
Il montrait d’un geste théâtral un groupe d’américains en arrêt devant le stand déserté du peintre. Ce dernier reboutonnait sa chemisette de lin.
- Tu es sûr que je ne te dois rien ?
- Rien n’est jamais gratuit dans ce monde .... T’inquiète pas j’y trouverai moi aussi mon profit....
Le jeune peintre, qui se faisait appeler Sandy Lyons, mais dont le vrai nom était Simon Jolivet, se précipita vers ses clients. Il avait déjà oublié le petit dessin de reptile piqueté sur son bras et son épaule.
Une imposante américaine à la chevelure platine s’approcha de lui en brandissant l’un de ses dessins. Sandy Lyons sentit la moutarde lui monter au nez. De quel droit se permettait elle de toucher à ses œuvres. L’anglo-saxonne poussait des mugissements qui se situaient entre le rire nerveux et le gémissement d’extase.
- C’est vous çaaaaa .... C’est soublim ... Combien ça valoir ?
D’un seul coup le peintre sentit sa colère s’évanouir. Il jaugea son interlocutrice, que suivait une troupe d’accompagnateurs manifestement à son service, et il multiplia son tarif habituel par trois. Il lança.
- Cinq cents !
- Combien ?
Sandy Lyons s’apprêtait à revoir ses prétentions à la baisse lorsqu’il entendit derrière lui un des américains qui, calculatrice à la main, lançait.
- "Five hundred and sixteen dollars" !
-Only ?
Le peintre n’avait que des notions scolaires d’anglais, mais il avait très bien compris ce que signifiait "only". Il ne dit rien et attendit .
- "Five hundred" pour des Sisley ... non c’est mieux que des Sisley, "it’s ridiculous !" "how many " ?
La « business woman » montrait le carton dans lequel se trouvait les autres aquarelles. Il répondit un peu décontenancé.
- Quarante !
Le regard dans le vide elle donnait l’impression de réfléchir puis elle se tourna vers l’homme à la calculatrice.
- Little bit more tweeny thousands . vingt cinq mille dollars pour tout, c’est bon pour vous môssieur ?
Sandy Lyons n’en croyait pas ses oreilles. En quelques minutes il venait de gagner davantage d’argent que depuis le début de sa carrière. _ Sa surprise s’accrut encore quand il comprit que la brave dame, propriétaire d’une célèbre galerie new-yorkaise lui commandait la production des trois prochains mois au même tarif....
Dans la soirée Sandy Lyons retrouva sa compagne, Maïja (elle n’aimait pas son véritable prénom "Marie Janine"). C’était une grande fille blonde, un peu molle, au pas traînant et au sourire douloureux qui manifesta une joie indécente en apprenant le succès de son ami.
L’enrichissement surprise de son compagnon avait, par l’un de ces cheminements secrets inconnus de la science, entraîné chez la jeune femme une réaction hormonale incontrôlée. En clair, comme Sandy pouvait devenir riche, elle le trouvait brusquement séduisant et elle décida de lui prouver tout de suite. Elle entreprit de le déshabiller et .... poussa un hurlement quand elle découvrit le tatouage sur son dos.
- Qu’est ce que c’est que cette horreur ?
Sandy avait totalement oublié la présence du reptile tatoué sur sa peau. Il répondit avec nonchalance.
- Un truc que m’a fait un type qui tient un stand à côté du mien. Il paraît que ça porte bonheur. Il se figea brusquement. Dis donc ça marche peut être ..... les américains sont arrivés au moment où il finissait.
La jeune fille, les seins à l’air, passait son doigt sur la forme ondulante.
- Ouais, peut être ! mais je trouve ça très laid et il aurait pu s’arrêter entre les épaules.
- Mais c’est ce qu’il a fait !
- Alors il est miro ton mec, parce que pour moi ça s’arrête sur l’épaule gauche ! mais bon, pour ce que j’ai envie de faire, il vaut mieux qu’on se mette face à face.
Un an, jour pour jour, s’est écoulé depuis sa rencontre avec le tatoueur. Sandy Lyons, artiste de réputation mondiale, y pense de plus en plus souvent. Seul, dans son immense loft new-yorkais, le peintre contemple la statue de la liberté. Il porte un pantalon ample et une chemise de lin blanc à col "Mao". Ses cheveux mi longs sont soigneusement coupés et un brushing récent leur donne cette touche qu’affectionne la jet-set de la ville. Il est pieds nus et se tient très droit face à la grande baie vitrée de son atelier. Son visage bronzé par le soleil des Bermudes montre les signes d’une grande lassitude. De temps en temps il porte inconsciemment sa main à son cou comme pour chasser un insecte désagréable.
A côté de lui, sur un grand bureau de palissandre se trouve un contrat. Le plus fabuleux contrat qui lui ait été proposé depuis son ascension fulgurante au sommet du gotha artistique. Le musée Getty lui offre une somme colossale et une reconnaissance planétaire. Ses avocats lui assurent que ce contrat est une opportunité fabuleuse ....... Pourtant !
Le peintre regarde l’horizon, la statue de Bartholdi, l’Hudson qui coule à ses pieds. La gloire ! la fortune ! tout ce dont il a toujours rêvé ! Mais peut il se le permettre aujourd’hui ? Il se place devant un grand miroir mural et arrache d’un geste rageur sa chemise. Une ondulation sombre lui barre la poitrine à hauteur des clavicules.....
S’il signe ce contrat, il sait que ce maudit tatouage grandira encore ! Que se passera t’il lorsque la tête de bélier rejoindra son biceps droit ? Est ce que cette saloperie va passer dessus ou dessous l’ondulation précédente ? Est ce qu’elle va descendre vers sa taille ou remonter plus haut ? Jusqu’où cela va t’il aller ?
Mais il est un artiste ! le monde entier doit pouvoir connaître et apprécier son œuvre...
D’un geste brusque il s’empare d’un stylo sur son bureau et paraphe les documents.
Le sergent O’Hara de la police de New-York contemple le corps d’un œil blasé. Il a déjà vu tellement de cadavres, des gros, des grands, des noirs (beaucoup de noirs !).... Celui là est particulier. L’homme, un artiste français du nom de Sandy Lyons, est allongé torse nu au milieu de la moquette blanche. Il est mort étouffé, le larynx broyé. Le visage est congestionné, un peu violacé. Ses yeux grand ouverts expriment une indicible frayeur.
Le médecin légiste se tient à côté du corps. Il se tourne vers le sergent.
- C’est vraiment étrange sergent, on jurerait qu’il a été étranglé au moyen d’une corde pourtant il n’y a rien, aucune ecchymose !
Le médecin suit du doigt une ligne imaginaire autour du torse et du cou de la victime. La peau bronzée ne porte pas de trace .....
Sur le bord de l’Hudson un motard bardé de cuir contemple en souriant les eaux sombres, appuyé sur une antique Harley Davidson.