Le square ressemblait à tous les squares. Une allée circulaire entourait un gazon anglais au milieu duquel trônait un massif de fleurs. Des marronniers et des tilleuls offraient leur ombre rafraîchissante aux bancs disposés en périphérie. Quelques promeneurs cherchaient un peu de fraîcheur sous les arbres. C’étaient, pour la plupart, des personnes âgées qui restaient là, sans bouger, à regarder les moineaux picorer les miettes de pain qu’ils jetaient avec des gestes mesurés.
Une jeune femme surveillait deux bambins dans un bac à sable. Agée d’une vingtaine d’années, elle était vêtue d’une façon que la décence aurait réprouvé si la chaleur n’avait été aussi torride. La demoiselle portait, pour tout vêtement, un mini short en jean et un micro boléro qui cachait de façon approximative une poitrine juvénile. La surface de peau ainsi libérée était mise à profit pour exhiber une mosaïque de tatouages gothiques et de coups de soleil. Des piercings parsemaient son corps à la manière des mouches d’autrefois. Sa chevelure peroxydée, habile compromis entre la coiffure traditionnelle des iroquois et le lave-pont des marins, vibrait à la même fréquence que la musique déversée par son walkman.
Les deux gamins, un garçon et une fille, devaient avoir quatre ou cinq ans et semblaient sortir tout droit des razmokets, avec leurs bouilles rondes, leurs chevelures pleines d’épis et leurs grands yeux myosotis.
Affublés de "bobs", assis face à face, ils étaient en grande discussion, tout en construisant/détruisant très consciencieusement des pâtés de sable aux formes surprenantes.
Une oreille attentive aurait pu recueillir un dialogue étrange.
La petite fille parlait en donnant des grands coups de râteau sur un canard de sable aux contours incertains. Elle regardait par dessus l’épaule de son camarade et dit d’une voix fluette.
- Tu as vu le vieux monsieur là bas avec les chaussures blanches.
Le petit garçon se retourna.
- Oui, oh ! ...Sa lumière est presque éteinte ! elle est devenue toute bleue
- Mon grand père aussi.... Il a eu sa lumière qui est devenue bleue lorsqu’il est mort.
Le garçon regarda son amie d’un air sévère, tout en démoulant avec précaution une étoile de mer.
- Tu as rien fait ?
- C’était la première fois ! Je savais pas que c’était grave quand les lumières devenaient bleues .
- Maintenant tu fais quoi pour le monsieur ?
La petite fille donna un dernier coup de râteau sur le canard puis se leva brusquement les mains pleines de sable.
- Bon je vais le rallumer .... mais pourquoi c’est toujours moi ?
Elle essuyait ses mains sur sa robe de cretonne vichy. Le garçonnet répondit sans regarder sa camarade.
- Non c’est pas vrai ! hier c’était moi ! j’ai rallumé la mamie qui donnait à manger aux pigeons.
- Oui, mais elle était pas vraiment éteinte.
- Si !... elle l’était vraiment !
- Non elle l’était pas !
- Peut être, mais c’était difficile parce que c’était par la tête qu’elle s’éteignait, et la tête c’est toujours plus difficile à rallumer.
- Oui t’as raison... Bon ! mais la prochaine fois c’est toi.
- D’accord ! D’accord.
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Le petit garçon tirait la langue en essayant d’égaliser les contours de l’étoile de mer d’une main malhabile.
La petite fille se dirigea vers un banc sur lequel somnolait un vieil homme très âgé qui respirait difficilement. Il portait un pantalon de toile légère et un tricot de peau. Des gouttelettes de sueur constellaient son crâne chauve qu’il n’épongeait plus depuis de longues minutes.
La gamine s’approcha de lui d’un pas décidé et prit sa main. Une vieille main ridée aux doigts déformés par l’arthrose. Le vieillard ne réagit pas, il se tenait voûté la tête penchée vers l’avant et les yeux clos. La fillette tenait fermement la main et regardait son camarade dans le bac à sable en souriant. Elle hocha la tête en soufflant lorsque le grand père se redressa en s’étirant longuement.
Ce geste attira l’attention de la baby-sitter. Elle interpella la gamine, en retirant les écouteurs de son walkman.
- Magali, n’embêtes pas le monsieur. Retournes jouer avec Ludovic.
Le vieil homme venait d’ouvrir les yeux, il fit un signe de la main.
- Non, non ! Elle ne m’embête pas du tout.
Il arborait un grand sourire édenté.
- Au contraire ! voir les enfants, ça me redonne des forces. Comment tu t’appelles petite ?
- Magali, monsieur. Vous allez bien ?
- Je crois n’avoir jamais été aussi bien depuis très longtemps.
- Je dois retourner avec mon copain. Au revoir monsieur.
La gamine repartit en courant vers le bac à sable tandis que le vieil homme se levait en prenant appui sur une canne.
A l’extérieur du parc un homme en noir observait la scène appuyé sur une grosse Harley Davidson. Son visage mat exprimait un agacement difficilement contrôlé. Il resta de longues minutes à regarder le vieillard qui s’éloignait puis, haussant les épaules, il enfourcha son puissant engin et s’éloigna dans un rugissement de fauve affamé.
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Ludovic, puisque le jeune garçon s’appelait ainsi, demanda sans quitter des yeux la nouvelle étoile de mer qu’il essayait de former.
- Pourquoi tu l’as rallumé si fort ?
La petite fille fit une moue capricieuse.
- Il était presque éteint. Maintenant il ne nous dérangera plus pendant longtemps ! n’oublies pas, la prochaine fois c’est ton tour.
Le gamin haussa les épaules, fataliste.
- Bien sûr, ça sera encore un truc compliqué.
Il leva les yeux.
- Tiens comme le monsieur qui était en fauteuil roulant.
Elle releva la tête avec une lueur dans le regard.
- Oui c’est vrai, tu m’as jamais dit comment tu avais fait.
Le garçonnet se rengorgea très fier de lui.
- Pour pouvoir mettre ma main là où la lumière était coupée, j’ai fait tomber une bille derrière son dos ... puis j’ai glissé la main dans son dos, fallait bien que je la reprenne !
Magali poussa un petit soupir.
- C’est dégoûtant, moi j’ai pas de bille et ma poupée, elle peut pas passer derrière le dos d’un monsieur en fauteuil roulant.
- T’en fais pas, je te prêterai une bille.
- Non ! les filles jouent pas avec les billes .... C’est toi qui ira. Maintenant que je sais comment t’as fait, c’est pas compliqué ! Oh je peux casser celle là ?
Elle montrait la plus jolie des étoiles de mer.
Grand seigneur Ludovic fit un geste de la main.
- Oui, vas y, je casserai la suivante.
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A peine avait il donné l’autorisation, que le petit râteau de plastique vert s’écrasait sur la fragile sculpture de sable.
Le vieux monsieur sortait du parc en compagnie d’une amie du même âge. Les deux "seniors" plaisantaient comme des gamins. La vieille dame dit à son compagnon.
- C’est vraiment bien ces promenades au parc. Je me sens toujours mieux après.
Le vieux répondit sentencieux.
- Moi aussi, mais c’est parce que ça nous fait de l’exercice. Qu’est ce qu’ils ont ces deux là à nous regarder comme ça ?
Il désignait du menton deux moines bouddhistes, en robe safran, qui les observaient avec des yeux ronds. S’ils avaient su le tibétain, ils auraient compris à peu près ceci :
- « Maître Lobsang vous avez vu les auras de ces deux vieillards ?
- Oui, c’est tout à fait exceptionnel, je me demande quel est le secret de ces sacrés français ! mais ce n’est pas étonnant s’ils vivent aussi longtemps... »