J’ai rencontré Ludovic Fallois dans une soirée. Le jeune homme doit avoir environ vingt cinq ans et travaille dans un cabinet d’avocats de Bordeaux. Nous avons sympathisé et, au cours de la discussion, je lui ai expliqué que j’écrivais un essai sur les phénomènes paranormaux. Il a semblé vivement intéressé.
Quelques jours plus tard il m’a contacté pour me raconter une histoire qui pouvait selon lui, entrer dans le cadre de mes recherches. Nous nous sommes retrouvés dans son cabinet au centre de Bordeaux. Il m’a offert un verre de porto tandis que je branchais mon magnétophone.
Le texte que je vous propose est la transcription fidèle de notre discussion .
« Karine, ma sœur a toujours été passionnée par les théories bouddhistes. A la maison nous possédons à peu près tout ce que le Dalaï Lama a écrit sur le sujet. »
Il s’arrêta un instant. Son regard courrait sur le plafond.
« Je dois bien avouer que cette littérature ne me passionne guère car je trouve les textes qui en traitent confus et mal écrits. Je ne sais pas si le manque de clarté de cette littérature est le reflet de la pensée du Saint lama ou le fait des difficultés de traduction ... mais je m’éloigne du sujet !
Karine poursuit en semaine des études de langues à l’université de Bordeaux 3. Le reste du temps elle médite dans sa chambre au milieu d’odeurs d’encens et de patchouli, en réajustant ses shakras ou quelque chose comme ça. Elle vit un peu à la mode des années soixante dix, vêtue de soieries, dans une atmosphère colorée et très baba-cool !on dit new-age aujourd’hui je crois .
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Depuis quelques temps je la trouvais très ... excitée. Lorsque je lui en ai fait la remarque, elle m’a avoué avoir découvert un bouquin qui traitait des migrations de l’âme.
Il s’agit de l’ouvrage de deux américains qui prétendent revivre (ou faire revivre) les vies antérieures au cours de régressions pratiquées sous hypnose. Ces situations permettent, affirment ils, de redécouvrir les évènements les plus marquants des vies passées. Des faits traumatisants qui ont eu des répercussions sur les vies ultérieures.
Un beau matin, ma sœur me téléphone et m’annonce qu’elle a l’intention de prendre rendez- vous avec les thérapeutes américains qui ont écrit le bouquin. Ils sont attendus en France le mois suivant.
Sur le principe, je désapprouve tous ces agissements dont les fondements me paraissent manquer de solidité. Je ne suis pas loin de penser qu’ils s’apparentent davantage au charlatanisme qu’à la simple médecine... mais Karine est une grande fille qui prend ses décisions toute seule.
Le week-end qui suit, j’ai un peu de temps de libre et je lui demande de me prêter l’ouvrage qui a déclenché son élan mystique. Le livre est assez agréable à lire, relativement bien écrit mais il ne peut, à mon sens, convaincre que ceux qui sont déjà acquis à sa cause.
Je réussis cependant à persuader Karine de me laisser l’accompagner à son rendez-vous .
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Le « docteur » Lyan Tyson et son épouse Sonny nous reçoivent dans une villa d’Andernos qu’ils ont louée pour la durée de leur séjour en France.
Lui a une cinquantaine d’année, grand, empâté avec une crinière blanche et une faconde très méridionale. Elle est menue, presque fragile, avec des cheveux très noirs et de grands yeux bleus très clairs. Elle fait preuve d’une timidité maladive. Lui pratique un français approximatif, alors qu’elle manie notre langue avec une dextérité remarquable.
Je dois reconnaître que je ne tarde pas à les trouver à la fois très sympathiques et très professionnels. Nous avons vraiment l’impression qu’ils sont à notre disposition et que nous ne sommes pas des numéros sur leur liste d’attente.
Je reste avec Karine pendant l’entretien qui précède la séance proprement dite. En revanche, je ne peux pas rester à ses côtés pendant la phase d’hypnose.
Quelques instants plus tard, tandis que Karine s’allonge dans une sorte de fauteuil relax, Sonny me raccompagne jusqu’à la salle d’attente. Je lui demande quelle est la durée d’une séance, elle me répond immédiatement.
« Votre sœur est très réceptive. Avec elle, il sera certainement possible d’atteindre la régression dès la première séance…. Il y en aura pour une heure, une heure et demie ».
Je m’installe dans un fauteuil avec un bouquin et j’attends ...
Deux heures plus tard, Karine revient en compagnie de monsieur et madame Tyson. Elle est visiblement éprouvée, mais ravie par l’expérience qu’elle vient de vivre. Elle tient serré contre elle son koala fétiche. C’est une peluche qu’elle a ramenée de Sydney lors des jeux olympiques de 2000, où je l’avais emmenée pour ses vingt ans. Depuis elle ne la quitte pas lorsqu’elle se trouve dans une situation stressante.
Avec sa cascade de cheveux blonds et sa robe de soie pastel elle avait vraiment l’air d’une gamine !
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Sur le chemin du retour, je lui demande comment s’est passé la soirée. Elle m’explique alors que Lyan et Sonny l’ont invitée à se plonger dans ses souvenirs les plus anciens, ceux qui sont enfouis aux tréfonds de son subconscient. Elle les a surpris en remontant consciemment à des souvenirs qui précédaient l’acquisition de la parole. Ils ont prétendu n’avoir jamais travaillé avec quelqu’un possédant naturellement cette faculté.
Ils ont donc décidé de procéder à une régression semi-consciente sous hypnose. Lyan a sorti un cristal de roche serti à l’extrémité d’une chaîne d’argent, puis il a demandé à Karine de fixer longuement le pendule tout en décrivant ce qu’elle voyait.
Au bout de très peu de temps, prétend elle, elle s’est sentie glisser dans un état qui n’était ni le sommeil, ni le rêve. Elle était simplement ailleurs... elle pouvait regarder autour d’elle, observer les détails de son environnement comme dans la vie de tous les jours.
Je la questionne alors sur sa « vision ». Elle me répond qu’elle n’aime pas ce mot.
Karine estime qu’elle a été témoin de l’une de ses vies antérieures. Elle a assisté à un épisode de sa vie d’avant mais elle ne souhaite pas en parler.
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Le lendemain matin je reçois un coup de fil très tôt, vers six heures. Karine éprouve l’envie de me raconter son expérience. Je te livre l’histoire telle qu’elle me l’a racontée.
Tandis qu’elle sombrait dans un univers qui se situait à mi chemin entre rêve et réalité, tout son environnement se dilua, comme si elle pénétrait dans une épaisse nappe de brouillard.
Puis, presque aussi soudainement elle était ressortie dans un paysage qu’elle connaissait. Elle était dans les Pyrénées, sur les flancs d’une montagne à proximité d’une source. Il y avait trois enfants agenouillés.
Elle se souvient très nettement avoir reconnu Bernadette Soubirous telle qu’elle paraissait sur les photos anciennes, avec son châle rayé…
Elle était sûre d’avoir assisté à la scène de l’apparition de la Vierge devant la petite Bernadette…
Mais elle n’avait pas vu la Vierge Marie !. Il n’y avait que des enfants...
Cela l’avait d’ailleurs profondément choquée !
Elle ne voulait pas croire que toute cette histoire d’apparition, de Lourdes ou de Sainte Bernadette puisse n’être qu’une supercherie montée de toutes pièces.
Pourtant elle était tout aussi certaine que la jeune fille ne pouvait rien voir. Là où elle était placée elle s’en serait tout de suite aperçue…
Au cours de la nuit Karine avait gambergé. Elle était arrivée aux conclusions suivantes et elle voulait mon avis :
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Si elle n’avait rien vu, c’est qu’il n’y avait rien à voir !
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Si la régression l’avait amenée ce jour là, à cet endroit, c’est que le jour de l’apparition, un de ses « moi » antérieurs était présent.
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Si personne n’avait évoqué sa présence à cette époque c’est que les autorités en place s’étaient chargées de faire disparaître une petite gêneuse qui risquait de compromettre la belle arnaque qui se mettait tranquillement en place !
Je dois bien reconnaître que les déductions de ma petite sœur me paraissent sur le moment fondées, mais je ne sais absolument pas quoi lui conseiller. Vu l’ampleur pris par le culte marial à Lourdes je n’imagine pas un seul instant une malheureuse étudiante en train d’apporter un démenti… sur la foi d’une régression hypnotique. Je la persuade de ne rien dire.
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Le fait de nous taire ne nous empêche pas de nous intéresser de près à tout ce qui a été écrit sur le sujet. Comme nous n’habitons pas très loin de Lourdes, nous profitons d’une belle journée de printemps pour nous rendre sur place et observer les lieux.
Au dire de Karine (et je suis très enclin à la croire) les lieux non plus rien à voir avec ce qu’ils étaient lors de la « soit disant » apparition. Tout juste en retrouve t’on vaguement la typologie, et encore !
Petit à petit cette histoire me sort de la tête, jusqu’à ce que je retrouve chez un bouquiniste de Bordeaux, un ouvrage ancien qui relate l’histoire de la grotte. Ce livre doit avoir été écrit avec l’aide d’un témoin oculaire, peut être Bernadette ou, plus certainement, l’un de ses compagnons.
La description de l’apparition est, en bien des points, conforme aux lithographies qui en ont été tirées à l’époque. A l’exception de trois détails…trois détails d’une importance incalculable !
J’ai toujours le livre chez moi, mais voilà une photocopie des pages qui nous intéressent. »
Il me tend une dizaine de feuillets sur lesquels quelques phrases sont surlignées au marqueur jaune fluorescent.
« La vierge était nimbée de brume …..
Son châle de soie verte couvrait ses épaules ….
Dans les bras elle tenait un écureuil blanc … »
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J’ai marqué ces trois passages et maintenant regarde la litho classique de Bernadette et de l’apparition.
Il me tend une petite image assez naïve sur laquelle on distingue nettement une « classique » vierge Marie vêtue de bleu et de blanc, les mains jointes, qui resplendit dans un halo de lumière.
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Tu comprends les trois points qui me chiffonnent :
« la litho montre Marie sortant de la lumière alors que le témoin prétend qu’elle sortait de la brume.
Marie et vêtue de bleu et de blanc alors qu’il dit qu’elle avait un châle vert.
Marie a les mains jointes alors qu’il assure qu’elle tenait un écureuil blanc ! »
J’avais des difficultés à comprendre où il voulait en venir. Il continua sans s’apercevoir de mon embarras.
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Si tu veux je récapitule ce que l’on sait depuis le début :
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Ma sœur prétend avoir été présente, mais on ne connaît aucun autre témoin que Bernadette et ses amis.
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Karine portait un châle de soie verte et se souvient d’un environnement brumeux qui se dissipait. Elle tenait dans ses bras son koala en peluche ….. Si on considère que pour un béarnais du 19ème siècle, un koala en peluche peut ressembler à un écureuil blanc … Je crois que Bernadette et ses amis ont vu ma sœur »
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Ludovic est arrivé à la conclusion que, par un de ces mystères temporels que l’on n’expliquera peut être jamais, Karine s’est retrouvée projetée dans le temps et qu’elle est apparue à des enfants qui l’ont prise pour la Vierge !
Il me regarde en rigolant et dit :
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Nous sommes en présence d’une vision de l’avenir qui s’est produite dans le passé à la suite d’une recherche du passé effectuée dans le présent … est ce que cela rentre dans le cadre de tes dossiers ?
Nous nous sommes séparés sur cette drôle d’énigme ... L’hypothèse de Ludovic est séduisante, mais alors !
Est ce que cela veut dire que « présent », « passé » et « futur » ne cessent jamais d’interagir ?