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Oh Cédric ! Eh, comment vas tu ? Tu as cinq minutes ? Viens t’asseoir un instant !
Jérôme Lanvin, jeune médecin au CHU de Bordeaux, prenait son petit déjeuner à la terrasse d’un café, place Pey-Berlan, face au transept Nord de la cathédrale Saint André. Il agitait les bras en direction d’un jeune homme qui déambulait d’un pas nonchalant. Ce dernier, un grand garçon blond un peu pataud, se retourna. En apercevant Jérôme un sourire éclaira son visage poupin.
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Salut Jérôme ! ça baigne ?
Le jeune médecin montra une chaise.
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Tu prends un café avec moi ?
Les deux garçons devaient avoir une dizaine d’années de différence. Ils étaient cousins et éprouvaient l’un pour l’autre une estime qui dépassait l’attachement des liens familiaux. Jérôme venait de terminer ses études de médecine, alors que Cédric Frelon était étudiant en classe préparatoire au lycée Montaigne de Bordeaux.
Le temps était frais et l’air limpide, comme souvent au mois de mars lorsqu’un timide anticyclone de printemps nettoie le ciel de ses scories hivernales. Le soleil n’était pas encore visible, mais sa lumière illuminait la flèche de la cathédrale, nimbant celle ci d’une aura dorée, quasi irréelle.
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Alors, la préparation de tes examens ! tu en es où ? Qu’est ce que tu présentes ?
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Centrale, Sup-aéro, Ingénieur de Marseille et l’Ecole du bois.
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L’Ecole du bois ! pourquoi ?
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J’ai pas envie de moisir dans un bureau. Il y a des forêts dans le monde entier. C’est une vie en plein air. Le bois est un matériau vivant qui m’attire ! Et toi, tu bosses sur quoi maintenant que tu as tes deux diplômes en poche ?
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Le jeune homme était admiratif devant son cousin, qui avait suivi, parallèlement à ses études de médecine, des cours dans une grande école d’informatique.
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Je me suis lancé, il y a quelques temps, dans l’analyse moléculaire complète des corps par résonance magnétique, une sorte de bilan global par IRM ?
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Oui, tu m’avais expliqué ça la dernière fois qu’on s’est vu. Et alors, ça avance ? tu as un problème ?
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Oui, un gros ! Je t’explique. Le jeune médecin cherchait ses mots. Un mec, c’est une tête, un tronc, deux bras, deux jambes.
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C’est vachement précis un IRM !
Jérôme sourit devant l’ironie de la remarque.
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Laisse moi terminer. Si je pèse la tête, le tronc et tout le reste et que je compare le résultat au poids de l’homme entier je trouve la même chose.
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Je suis toujours d’accord.
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C’est vrai pour la masse, pour les interactions énergétiques et plein d’autres choses. Si ensuite je continue à subdiviser : le bras c’est un avant bras et une main. La main c’est une paume et cinq doigts … le résultat est toujours le même.
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OK !
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L’IRM c’est la phase ultime de la subdivision. Avec l’IRM je décompose jusqu’à la molécule. Et là ! lorsque j’additionne le tout, je n’arrive plus au résultat initial.
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Dans quel domaine, la masse ?
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Non c’est au niveau du bilan magnétique que ça ne correspond plus !
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Et alors ? ça veut dire que tu oublies quelque chose , ou que ta machine se plante.
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Elle ne peut pas se planter ! c’est l’outil le plus précis existant dans ce domaine. En revanche, si j’oublie quelque chose, je ne sais vraiment pas quoi. Je suis dans le noir le plus complet.
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Tu t’es demandé s’il n’y avait pas quelque chose que tu n’es pas capable de voir ou de mesurer avec les connaissances actuelles ?
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Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
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Si ! .... comme en astronomie.
Devant l’air un peu ahuri du médecin Cédric continua.
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Les trous noirs, par exemple ! on n’a jamais pu les voir puisqu’ils attirent la lumière. Or nos seuls moyens d’observation sont des moyens qui mesurent les photons ou les rayons X. Pourtant, on a réussi à les mettre en évidence par leurs effets induits.
Jérôme sursauta, comme si un animal l’avait piqué. Son regard devint vague.
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Les trous noirs ! bien sûr ! quelque chose que la machine ne peut pas voir parce qu’elle n’a pas été programmée pour ça !
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Exactement !
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Qu’est ce que je suis idiot ! je n’y avais jamais pensé !… mais pour mettre ces choses en évidence, il faut des outils mathématiques. Je n’ai rien de tout cela.
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Il suffit de demander à un mathématicien ou à un astrophysicien.
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Tu connais quelqu’un toi ?
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Je peux en parler à mon prof de maths. Il a fait Normale Sup, il est passionné d’astronomie. Si tu veux je lui en touche un mot ?
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Oui je veux bien, c’est une piste qu’il ne faut pas négliger. Tu veux un autre café ?
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Non je te remercie, il faut que je me sauve, mes cours commencent à 9 heures et je suis déjà à la bourre ! je t’appelle dès que j’en aurais parlé à mon prof.
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Si mars avait été ensoleillé, avril était quasi tropical. Cédric Frelon avait sorti ses tenues estivales, bermudas et chemisettes hawaïennes. Son cousin lui avait fixé rendez vous dans le café où ils s’étaient retrouvés un mois auparavant . Depuis qu’il l’avait mis en relation avec son prof de maths, il n’avait eu aucune nouvelle.
Lorsqu’il le retrouva, Cédric n’en crût pas ses yeux. Le jeune médecin était hâve, blafard, il ne s’était ni peigné ni rasé depuis plusieurs jours.
Jérôme leva vers son cousin un regard fatigué et triste. Cédric essaya de prendre un ton enjoué.
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Eh bien Jérôme ça n’a pas l’air d’aller fort. T’as la crève ?
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Je te rassure, je suis pas contagieux.
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Alors qu’est ce qu’il se passe ? C’est lié à tes recherches ?
Le médecin murmura dans un souffle.
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Oui …
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Tu as eu les résultats que devait donner mon prof de maths ?
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Oui …
Cédric était de plus en plus inquiet.
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C’est ça qui t’a mis dans cet état ? Il n’a rien trouvé ?
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Si, si …il a trouvé ce que je lui demandais et ce sont les résultats qui me perturbent.
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Tu peux m’expliquer ?
Manifestement Jérôme hésitait. Soudain il se lâcha.
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Je vais te donner plein d’informations. Tu essayes de les mettre bout à bout. Tu me diras quelles conclusions tu en tires.
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OK, je t’écoute.
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Les résultats que m’a rendu ton prof sont clairs. Il y a bien une aberration magnétique qui prouve la présence de quelque chose dans ou à côté de nos cellules. Quelque chose qui n’est pas détectable.
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Pas détectable !
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C’est quelque chose qui n’a pas d’existence physique… c’est pas répertorié sur les tables de Mendeleiev …
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C’est pas possible que ce ne soit pas sur les tables de Mendeleiev !
Une incrédulité sceptique perçait dans la voix du jeune homme. Le médecin sourit.
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Pourtant c’est le cas. On peut en définir la masse, la charge électrique, la charge magnétique… mais ce n’est pas détectable, visible.
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C’est fou ! qu’est ce que c’est ?
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Et bien on ne peut pas le savoir. Tu avais parlé de trou noir la dernière fois. C’est exactement ça ! on ne sait même pas si c’est de la matière ou non, si c’est vivant ou non…
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Tu affirmes donc que dans notre corps il y a des choses non décelables .
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Oui tout à fait !
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Et ces choses font quoi ? Elles servent à quoi ?
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C’est la première chose que je me suis demandé.
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Le fruit de tes cogitations donne des résultats intéressants ?
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Non… effrayants !
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Je suis prêt à entendre le pire.
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Ces choses détruisent nos molécules et imposent leur renouvellement permanent. Je n’ai pas encore défini par quel processus, mais au résultat cette action a un nom .
Cédric murmura doucement.
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Le vieillissement !
Le médecin eut l’air surpris.
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Oui, exactement ! …le vieillissement.
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Donc tu es en train de m’annoncer que tu viens de mettre en évidence les raisons du vieillissement ?
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Disons que j’ai identifié l’une des causes !
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C’est génial ! tu vas devenir célèbre, comme Pasteur ou Newton … tu vas devenir richissime !
Jérôme émit un soupir.
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Souviens toi de ce que je t’ai dit au début. Je ne sais pas si c’est vivant … ou plutôt je ne le savais pas.
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Il hésitait à parler.
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Depuis quelques temps, j’ai acquis la conviction que ça l’était.
Cédric était suspendu aux lèvres de son cousin .
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C’est normal puisque ça fait parti de nous !
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Justement non ! je suis pratiquement certain que cette chose vivante est un élément exogène…
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Tu veux dire un truc qui vient de l’extérieur comme un virus ?
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Tout à fait ! ce n’est pas un virus ou quoi que ce soit de connu, mais c’est vivant !
Cédric était songeur. Il demanda.
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Tu as fait des analyses sur d’autres structures vivantes ?
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Oui bien sûr ! des animaux, des végétaux … même des minéraux et des matières organiques mortes.
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Et alors ?
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A l’exception des matières inertes, mortes, j’ai mis en évidence dans chaque cas la présence de ces choses en plus ou moins grande quantité.
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Donc c’est commun à tout ce qui vit ?
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Oui ! mais en quantité variable… plus précisément inversement proportionnelle à la longévité de leur hôte. Leur densité est moindre chez la tortue et le séquoia que chez le lapin ou le coquelicot.
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C’est bien la preuve que ce facteur est un élément essentiel du processus de vieillissement.
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Oui et cela signifie que la vieillesse est une …maladie … comme la grippe ou la bronchite.
Cédric se sentit soudain très las. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas cette révélation l’accablait.
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Une banale maladie contagieuse qui ne connaîtrait pas la barrière des espèces !
Jérôme sourit tristement.
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Moi aussi j’étais arrivé à cette conclusion … mais depuis j’ai changé d’avis.
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Tu m’inquiètes.
Le regard désespéré de son cousin renforça le sentiment de malaise du jeune homme .
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Tu t’es déjà intéressé à la bible ?
Cédric sursauta.
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Vaguement, comme tout le monde.
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L’ancien testament ça te dit quelque chose ?
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Oui, bien sûr !
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Mathusalem, Noé et tous les autres ?
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Mathusalem, c’est ce mec qui a vécu jusqu’à 900 ans ?
En disant cela Cédric se figea, interloqué. Jérôme ajouta en écho.
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Oui, 900 ans ! c’est l’âge auquel on pourrait prétendre si on n’était pas soumis à l’influence de ce virus et si nous utilisions nos capacités à renouveler nos cellules uniquement en cas d’accident ou de maladie.
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Attends ça veut rien dire ! 900 ans dans ces textes anciens, ça veut simplement dire très vieux !
Le médecin sourit comme s’il s’était attendu à cette remarque.
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Les hébreux ont été les esclaves des babyloniens avant d’être ceux des égyptiens.
L’œil rond de Cédric montrait qu’il avait du mal à suivre le raisonnement.
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L’ancien testament est une recopie des textes babyloniens, sumériens … une appropriation d’un mythe plus ancien.
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Oui, je veux bien te croire.
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Les sumériens étaient des astronomes réputés dans tout le monde civilisé. Ils ne pouvaient pas se tromper sur la valeur d’une année. Lorsqu’ils disent qu’un homme a vécu mille ans il faut comprendre qu’il a vraiment vécu mille de nos années !
Un silence suivit l’affirmation un peu péremptoire de Jérôme. Il reprit.
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Tu sais quel a été le dernier homme à vivre aussi longtemps ?
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Non !
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Noé .
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Le Noé du déluge ?
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Oui ! Et le déluge, tu t’es demandé ce que c’était ?
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La fonte des glaces ou …
Le jeune homme s’était soudain tu, il cherchait dans ses souvenirs.
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Je crois avoir lu quelque part que ça pourrait correspondre à l’ouverture de Gibraltar ou du Bosphore …avec la mer qui s’engouffre dans des plaines protégées.
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Ça aurait pu être vrai ! mais le mythe du déluge est universel et si c’était uniquement cela on ne le retrouverait pas de la Chine à l’Amérique du Sud !
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Jérôme s’interrompit, un groupe de touristes japonais s’installait à la table voisine de la leur.
C’étaient des jeunes filles qui s’extasiaient devant la splendeur de l’architecture gothique de la cathédrale Saint André… Mille ans ! quelques centaines d’années de plus que la cathédrale… Cédric essayait d’imaginer les sentiments qu’il aurait ressentis à cet instant s’il avait pu assister à l’édification du monument dans sa jeunesse. L’émotion aurait elle été plus ou moins forte ? Des cris et des rires le sortirent de sa rêverie. Les gamines, vêtues de jeans déchirés déballaient sur une table de bistrot une profusion de produits Vuiton, Hermes ou Christian Dior en comparant leurs prix comme s’il s’agissait d’un critère de qualité !
Cédric reprit le cours de la conversation.
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Il faut donc que ça ait été un événement planétaire … c’était peut être la fonte des glaces.
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Trop lent ! en revanche tu sais comment ont disparu les dinosaures ?
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Oui, une météorite ! tu crois que ..
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Je ne crois rien, c’est une hypothèse crédible. Une météorite, plus petite que celle du jurassique qui serait tombée dans l’océan.
Cédric respira profondément.
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Je récapitule : avant le déluge, l’homme vivait mille ans, mille de nos années. Survient une météorite qui occasionne le déluge. Lorsque les choses reprennent leur cours normal l’homme vit dix fois moins vieux parce que dans son corps se trouve une petite chose qui ne s’y trouvait pas avant. Cette chose, appelons là un virus, serait donc venue avec la météorite et se compose d’éléments inconnus sur terre. La vieillesse est donc une maladie transmise par un virus extra terrestre ! c’est bien ça ton cheminement logique ?
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Oui ! tu percutes vite ! qu’est ce que tu en penses ?
Le jeune homme restait silencieux. Il se décida à parler.
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Franchement je ne sais pas. Je suppose que tu as tout vérifié ?
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Dix fois plutôt qu’une !
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Qu’est ce que tu comptes faire ? une divulgation scientifique ou généraliste ?
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Sincèrement j’ai la trouille ! je ne dors plus, je ne mange plus… c’est une responsabilité trop lourde. Je n’aurais même pas dû t’en parler.
Cédric sentait que son cousin était sur le point de craquer. Il essaya de plaisanter.
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Et tu n’as pas tout envisagé !
Jérôme le regarda d’un air étonné.
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Tu as envisagé que ce ne soit pas un virus ?
Une pétarade interrompit leur discussion. Un homme à l’allure de rocker approchait au guidon d’une grosse moto aux chromes rutilants. Il descendit de son engin et s’installa à une table libre. Cédric l’observait du coin de l’oeil, impressionné par son allure sombre. Lorsqu’il se retourna vers son cousin ce dernier reprit.
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Oui, je t’ai dit que ce n’était pas un virus mais quelque chose …
Cédric prit un air de conspirateur.
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Je pense à un alien. As tu imaginé que ce puisse être un ensemble organisé qui nous parasiterait. Que ce soit quelque chose ou quelqu’un qui vivrait à nos dépends, en se nourrissant de nous , en toute connaissance de cause ? Quelque chose qui nous considérerait comme du bétail ! quelque chose qui pourrait nous nuire volontairement si nous n’agissions pas comme il le souhaite.
Jérôme devint blanc comme un linge.
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Non ! c’est totalement impossible…ce n’est qu’une espèce de virus…
Cédric éclata de rire.
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Je disais ça pour te faire flipper ! de toute façon ce truc nous dépouille déjà de 90% de notre espérance de vie. Je ne vois pas ce qu’il peut faire de pire ?
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Le commissaire Fouchet était atterré devant le corps qui gisait au milieu du grand lit. Le cadavre était celui d’un vieillard presque centenaire au visage maigre, aux cheveux de neige et à la peau parcheminée. Ses bras décharnés étaient recroquevillés sur sa poitrine.
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Qui l’a trouvé ? demanda le commissaire.
Une grosse dame un peu vulgaire éructa dans un sanglot.
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C’est moi monsieur le commissaire ! j’ai la clef de l’appartement et je viens faire le ménage tous les lundis.
Le commissaire se tourna vers un homme en blouse blanche penché sur le corps.
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Alors docteur, il est mort quand ?
Le praticien se releva en remettant ses lunettes ;
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Impossible à dire ! j’avais entendu parler de cas similaire de vieillissement accéléré mais je n’avais jamais pu en observer. C’est totalement incroyable. Quand je pense que Jérôme Lanvin que je connaissais bien aurait pu être mon fils !
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Effectivement c’est tout simplement surréaliste.
Le médecin légiste rangeait son stéthoscope.
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Deux cas identiques en l’espace de deux jours ! statistiquement c’était totalement improbable…
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Comment ça deux cas !
Le commissaire s’était figé. Le médecin le regarda l’air surpris.
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Vous n’êtes pas au courant ? L’autre corps a été retrouvé à peu près dans les mêmes circonstances. On aurait dit un vieillard centenaire alors qu’il s’agissait d’un étudiant du lycée Montaigne. Il paraît qu’ils étaient cousins. Il s’agit sans doute d’une aberration génétique familiale….. imaginez que ce soit une maladie contagieuse !
Le commissaire esquissa un sourire désabusé
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Si c’était une maladie on pourrait au moins espérer la guérir un jour !