OPERATION « LICORNE »
Alin Pichard était capitaine au Quarante troisième régiment d’infanterie de marine de Port-Bouet en Côte d’Ivoire. Il avait choisi ce métier par goût de l’action et des voyages. Il se souvenait avec amusement de ce que lui avait dit son père dix ans auparavant lorsqu’il lui avait fait part de son souhait de s’engager.
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Oui, je vois ça d’ici ! « engagez vous, rengagez vous, vous verrez du pays ! »
Du pays, il en avait vu : le Sénégal, le Gabon, le Pacifique, la Yougoslavie, l’Irak … tous les ans il découvrait une nouvelle partie du monde. Souvent il n’en voyait que la face la plus laide, mais parfois il jouissait du bonheur simple de découvrir une contrée dont les coutumes n’étaient pas polluées par l’influence occidentale.
Depuis son arrivée en Côte d’Ivoire il n’avait pas eu l’occasion de savourer un de ces instants.
Pour l’heure, il se trouvait en mission avec son groupe à l’hôpital de Yamoussoukro qu’il devait sécuriser avant de procéder à l’évacuation des ressortissants français réfugiés dans l’établissement. L’après-midi était déjà bien entamé et l’affaire prenait une sale tournure. Un groupe d’insurgés, de « patriotes » ou de rebelles (il était incapable de le dire) avait réussi à encercler le petit établissement. Plusieurs centaines d’individus se tenaient agglutinés contre le grillage. Ils menaçaient de renverser la fragile barrière et de se lancer à l’assaut de l’édifice.
Avec ses vingt hommes le capitaine Pichard ne voyait pas d’issue au drame qu’il sentait venir. La situation était d’autant plus préoccupante qu’un monstrueux orage équatorial approchait de la ville, brouillant les communications radio et interdisant l’arrivée de renforts par voie aérienne.
Ses hommes étaient postés par binômes à chaque ouverture du bâtiment. Les quelques employés encore présents ainsi que les coopérants étrangers et leurs familles avaient été regroupés dans une pièce aveugle au premier étage. Il s’agissait pour la plupart de binationaux qui avaient vu leurs maisons pillées et brûlées. Tous semblaient terrifiés. Seul un petit homme d’une soixante d’années, chirurgien, montrait une étonnante maîtrise de soi. Par son calme et sa connaissance des lieux, il apportait une aide efficace aux militaires français.
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Les premières gouttes de pluie commencèrent à tomber vers dix sept heures, traçant des cercles nets sur la latérite rouge. Le capitaine Pichard s’acharnait sur son poste de radio. Celui ci refusait d’émettre autre chose qu’un grésillement ininterrompu, lorsque soudain une effroyable déflagration déchira l’air. La foudre venait de frapper un pylône électrique à quelques centaines de mètres du bâtiment.
La colère du ciel déclencha la fureur populaire. Des armes apparurent dans la foule, des coups de feu retentirent et des balles sifflèrent. les vitres explosèrent, des éclats de ciment volaient dans toutes les pièces.
Pichard se précipita vers la porte principale. Ses hommes l’accueillirent avec soulagement. C’étaient des professionnels aguerris et ils attendaient les ordres. Seule une légère tension était perceptible sur leurs visages. Le capitaine s’empara d’un mégaphone qui servait d’habitude aux pompiers lors des interventions en ville.
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Toute pénétration dans l’enceinte de l’hôpital sera considérée comme un acte hostile
Un silence inquiétant suivit l’appel de l’officier. Celui ci continua.
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Dispersez vous ! dernières sommations, nous allons faire usage de la force .
Un silence de plomb suivit un grondement de tonnerre.
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Dispersez vous ! nous allons faire usage de la force .
La foule renversa la clôture sur la droite du portail d’entrée. Pichard sentait la sueur couler sous son gilet pare-balles. Il fit un signe aux deux caporaux qui se tenaient de part et d’autre de la porte d’entrée.
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Lorsque je donne l’ordre d’ouverture de feu, vous tirez sur le sol à hauteur des deux manguiers là bas.
Les deux hommes acquiescèrent d’un hochement de tête.
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Dispersez vous ! nous allons faire usage de la force .
Un coup de feu retentit. La foule avança. C’était une marée humaine qui progressait à petits pas, lentement, inexorablement. Il y avait quelques femmes, des enfants et une majorité d’hommes. Ils étaient vêtus comme des commandos de séries B, avec des pantalons de treillis, des tee-shirts noirs ou des bandanas. Les premiers rangs agitaient des machettes, des poignards et de vieux fusils de chasse.
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Dernières sommations ! dispersez vous ! nous allons faire usage de la force … Ouvrez le feu !
Des rafales de FAMAS claquèrent soulevant des gerbes de latérite. La foule recula précipitamment derrière les barrières renversées. Dans la bousculade quelques enfants tombèrent et furent piétinés, des hurlement retentirent.
Le capitaine Pichard fit rapidement le tour de ses hommes.
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Les prochains tirs se feront en tirs tendus. Vous visez les meneurs… à hauteur des jambes.
Il espérait ne pas être obligé d’en arriver là mais il ne se faisait plus d’illusion. Une pluie lourde tombait sans interruption et aucun secours n’était à espérer avant plusieurs heures. Au pire, ils allaient passer la nuit face à une foule en furie !
Trois coups de feu claquèrent presque simultanément. Le capitaine rentra la tête dans les épaules.
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Lâche une rafale Ramon.
Immédiatement le caporal chef appuya sur la queue de détente de son arme. Un silence lourd suivit la rafale. La foule se tenait de nouveau massée derrière les clôtures. Soudain Ramon poussa un cri.
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Merde ! mon capitaine vous avez vu Kevin ?
Pichard se tourna vers le deuxième militaire de l’autre côté de la porte. Il était affalé, la tête contre le chambranle, une flaque de sang grandissait sur le sol.
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Kevin ! et Kevin répond !
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Le capitaine avait saisi le jeune soldat par l’épaule et l’avait retourné. Un trou rond était visible au dessus de l’arcade droite. Il posa sa main sur la carotide du blessé.
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Il respire encore, il est vivant ! Ramon, tu tires sur tout ce qui approche. Tu ne laisses personne franchir ce putain de portail OK !
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Oui chef ! vous pouvez compter sur moi. Pas un de ces connards passera …
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Vous avez besoin d’aide ?
Le capitaine se retourna le visage dur. En face de lui se trouvait le chirurgien qui regardait le jeune soldat blessé.
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Laissez moi faire. Ça, c’est ma partie ! occupez vous de la défense du bâtiment. Lui j’en fais mon affaire.
Pichard tenait Kevin sous les épaules. Le médecin prit les jambes. Ils l’emportèrent ainsi vers le bloc chirurgical. En l’allongeant sur la table d’opérations l’une des infirmières qui les avait rejoints poussa un cri.
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Il a ouvert les yeux !
Pichard s’approcha du jeune homme. Ce dernier essaya de parler.
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Te fatigue pas petit. Le toubib va s’occuper de toi. On va te sortir de là.
Le gamin gémit.
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Capitaine ! ils essayent de passer par le toit du cabanon bleu.
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Tais toi Kévin, n’essaye pas de parler.
La voix devenait suppliante.
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Capitaine, croyez moi, ils essayent de passer par le toit du cabanon …
Pichard ne savait pas quoi faire. Le médecin, une fois de plus, le tira de là.
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Allez voir, je m’occupe de lui.
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C’est quoi cette histoire de cabanon ?
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Je ne sais pas. Mais derrière le bâtiment, il y a un cabanon bleu en bordure du parc, Allez voir !
Pichard descendit au rez-de-chaussée et se rendit auprès des hommes qui surveillaient l’arrière de l’hôpital.
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Rien à signaler ?
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Non chef ! comment va Kevin ?
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Il s’en tirera. Il est conscient. Vous n’avez rien vu à hauteur d’un cabanon bleu ?
Les soldats se regardèrent avec surprise.
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Quel cabanon ?
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Il paraît qu’il y a un cabanon au fond du parc.
Il sortit une paire de jumelles de son treillis. L’obscurité tombait, simplement illuminée par des éclairs violents. Effectivement un petit bâtiment s’élevait derrière quelques arbres au fond du jardin.
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Putain ! il y a trois mecs sur le toit. Roger !
Un caporal se raidit légèrement.
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Oui chef !
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Tu es le meilleur tireur d’entre nous. Fais leur foutre le camp.
Le soldat, un méditerranéen d’une trentaine d’années ajusta sa lunette sur son FAMAS. Il demanda d’une voix ferme qui ne laissait transparaître aucune émotion.
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Je les butte.
Une furieuse envie de meurtre noua le ventre du capitaine mais il se reprit rapidement.
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Non ! mais tu leur fais suffisamment peur pour qu’ils se barrent de là.
Le tireur sourit en ajustant sa visée. Lorsque la détonation claqua elle fut presque immédiatement suivi par un cri de douleur. Pichard donna une tape sur l’épaule de Roger.
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Bravo petit ! je vais voir où en est Kévin.
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Euh, capitaine !
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Oui !
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Comment vous saviez pour le cabanon ?
Un claquement de foudre couvrit la réponse de l’officier qui s’éloignait à grandes enjambées.
En remontant vers la salle d’opération, Pichard repensait à la question. « Comment Kévin avait il su ? »
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Sur le lit le jeune homme était allongé les yeux ouverts. Le médecin avait nettoyé la plaie mais n’avait pas réussi à stopper l’hémorragie. Pichard s’adressa au chirurgien.
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Comment va t’il ?
Avant que le praticien ne réponde, Kévin dit.
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Mon capitaine !
L’officier s’approcha du jeune blessé.
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Oui Kévin !
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Ils préparent une attaque avec un camion.
La surprise marqua le visage de Pichard. Il bredouilla.
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Qu’est ce, qu’est ce que tu racontes ? tu délires !
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Non mon capitaine. Je les vois ! ils sont en train d’équiper un gros camion. Ils vont tenter le passage … j’entends les cloches sonner !
Le capitaine regarda sa montre. Il était 18h45. A l’extérieur on ne pouvait entendre que le bruit de la pluie sur le toit de tôle. Il demanda au chirurgien.
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A quelle heure sonnent les cloches d’habitude ?
Le chirurgien regarda sa montre.
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19 h normalement … mais en ce moment ?
Sans se poser plus de question, le capitaine dévala jusqu’au hall d’entrée et interpella Ramon qui était resté à son poste.
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On a un gros problème ! me demande pas comment je le sais. Le lance roquette de Kévin se trouve où ?
Le caporal regarda son supérieur sans manifester la moindre émotion.
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Il l’avait posé sous le bureau dans la pièce à côté. Comment il va ?
Le capitaine récupéra le LRAC en répondant.
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Il est amoché mais il parle. Je pense qu’il s’en tirera.
Il réglait la visée en grommelant.
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Ça fait un bail que j’ai pas tiré avec ce merdier ! bon tout y est.
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Mon capitaine, vous allez pas tiré dans la foule avec ça ?
L’officier sourit en regardant sa montre.
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Non, rassures toi ! il est 19 heures. On va voir, si ce que je pense est vrai.
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Les cloches de l’église voisine se mirent à sonner. Le son était feutré, occulté par les cataractes d’eau tiède qui tombaient maintenant à verse. L’obscurité était presque totale. Soudain, le rugissement d’un moteur couvrit le vacarme ambiant. Un éclair se refléta sur le mufle verdâtre d’un camion benne. Tandis que le capitaine épaulait le lance roquettes, le caporal lâchait un tonitruant.
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Putain ! merde ! les salopards !
Presque simultanément la détonation du LRAC fut suivie d’une explosion. Une boule de feu orangée illumina les abords. Des silhouettes noires s’enfuirent en hurlant.
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Bingo mon capitaine ! touché coulé !
Pichard réajustait son casque en kevlar.
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Oui, joli coup ! bon je t’envoie quelqu’un en renfort. Je crois qu’on va être tranquille un instant. Je monte voir Kévin.
Comme il posait l’étui du lance-roquette, le caporal se racla la gorge et demanda.
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Chef ! comment vous saviez pour le camion.
Le capitaine sourit et répondit.
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Kévin m’a prévenu !
En empruntant l’escalier vers la salle d’opération Pichard tomba nez à nez avec le chirurgien qui semblait l’attendre.
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Je viens de soigner votre homme. Je vais être obligé de l’opérer. Il va falloir que j’extraie la balle sinon on ne pourra pas arrêter l’hémorragie et il ne passera pas la nuit.
L’officier fit une grimace. Le praticien l’observa avec surprise.
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Quelque chose pose problème ? Ne vous inquiétez pas, j’ai tout ce dont j’ai besoin sous la main.
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Non ce n’est pas cela ! c’est assez compliqué … si vous l’opérez, vous allez être obligé de l’endormir ?
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Oui, bien sûr ! pourquoi vous posez cette question ?
Le capitaine ne savait plus comment formuler sa pensée.
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Je crois que Kévin voit l’avenir.
Le médecin le regarda avec les yeux ronds. L’officier s’expliqua.
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Il vient de nous donner deux informations, les types sur le cabanon et le camion, qui se sont passées après – il insista sur le mot – qu’il nous les ait données …
Le chirurgien réfléchissait vite.
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C’est peut être une simple coïncidence ! si je ne l’opère pas il va mourir.
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Et si vous l’opérez on va peut être tous y passer ! je voudrais voir Kévin.
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Qu’est ce que vous allez lui demander ?
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Vous ne croyez pas que c’est à lui de décider !
Lorsqu’ils pénétrèrent dans le bloc opératoire, le jeune soldat tourna très légèrement la tête.
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Mon capitaine !
L’officier bondit vers le mourant.
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Ils recommencent près du cabanon. Ils ont de la dynamite. Ils profitent de l’obscurité.
Le visage de Pichard se ferma. Il se tourna vers le médecin.
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Avant de faire quoi que ce soit, parlez lui ! Si réellement il y a des types avec de la dynamite là bas et qu’on réussit à les arrêter, il faudra prendre une décision.
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Comment allez vous faire ?
L’officier haussa les épaules.
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On a des fusées éclairantes et un tireur d’élite. On va faire avec.
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Le chirurgien essayait tant bien que mal de poser des pansements compressifs sur la blessure de Kévin lorsqu’une nouvelle explosion ébranla les murs du bâtiment. Il regarda le jeune homme avec tristesse avant de lui demander.
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Tu sais ce que c’est petit ?
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Oui docteur. Le capitaine a réussi à les arrêter.
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Tu vois l’avenir ?
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Je crois !
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Ça fait longtemps ?
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Non docteur, c’est la première fois ! ça doit être cette putain de blessure.
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Il va falloir que je t’endorme pour te soigner.
Une lueur désespérée brilla dans le regard du jeune soldat.
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Vous ne devez pas m’endormir docteur.
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Si je ne t’enlève pas la balle que tu as dans le crâne, tu vas mourir petit.
Le soldat répondit dans un souffle.
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Je sais, mais le capitaine a besoin de moi …
La nuit fut terriblement longue, ponctuée de tentatives que Kévin faisait avorter l’une après l’autre.
L’orage était passé. Des éclairs violets zébraient encore l’horizon, suivis plusieurs secondes plus tard par le grondement sourd du tonnerre.
Le capitaine Pichard se tenait à côté du jeune soldat. Il lui tenait la main. Kévin dont les yeux étaient fermés depuis de longues minutes les ouvrit avec difficultés.
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Mon capitaine !
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Oui Kévin !
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L’hélicoptère arrive….il y a un homme en moto qui approche aussi.
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Un homme en moto !
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Oui mon capitaine, c’est une Harley ... elle est vachement chouette ....
L’officier se releva brusquement. Il interpella le chirurgien qui somnolait dans un coin de la pièce.
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Docteur, les secours sont bientôt là. Il faut que vous opériez Kévin le plus vite possible.
Le chirurgien se mit immédiatement au travail aidé par deux infirmières .
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Lorsque le Cougar des opérations spéciales apparut sur l’horizon, les premières lueurs de l’aube éclairaient la cime des arbres. Un cri de joie s’éleva du bâtiment où les assiégés avaient subit plus de douze heures d’assauts ininterrompus.
Les équipes de secours sécurisèrent les abords et firent monter dans l’hélicoptère les femmes et les enfants. Puis un autre appareil vint chercher les ressortissants et les hommes de le capitaine Pichard ainsi que le corps sans vie du jeune caporal Kévin Lanvin décédé sur la table d’opération quelques instants plus tôt.
Le caporal Lanvin Kévin fut fait chevalier de la légion d’honneur à titre posthume lors d’une cérémonie aux invalides, en présence du ministre de la défense.