Florian Maurin habitait chez ses parents, à Mérignac dans le quartier de Capeyron. Ce n’était pas une cité comme celles qui faisaient périodiquement la une des médias, mais ce n’était pas non plus une réussite d’intégration. Presque tous les voisins de la famille Maurin étaient originaires d’Afrique noire ou d’Afrique du nord et le jeune homme vivait assez mal ce voisinage forcé. En réalité il vivait mal le fait de ne pas être brun de peau. Il ressentait comme une profonde injustice d’être regardé comme un étranger dans son propre pays, tout ça parce qu’il était blond avec les yeux bleus. Il aurait pu assumer cette particularité physique s’il avait eu une silhouette de surfer hawaïen….. mais il était taillé comme une crevette et ni son crâne (presque) rasé, ni son tatouage sur l’épaule ne lui donnaient un look de Chippendale.
Depuis dix huit ans Florian traversait la vie en goûtant aux saveurs douces de la mélancolie, au goût épicé de la révolte et à l’écœurante suavité de la soumission. Jusqu’à ce jour de novembre 2001 où il avait rencontré Babacar et sa bande. Babacar était sénégalais. Si dans les cités, blacks, beurs et gaulois ne se mélangeaient pas, à Capeyron les choses étaient différentes.
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Babacar était l’exact contraire de Florian. Grand, athlétique, gouailleur il inspirait immédiatement la sympathie. Il avait le même âge que Florian et était arrivé en France cinq ans plus tôt. Son père était un célèbre marabout et lui était rapidement devenu un célèbre « branleur » bien connu des services de police de la ville, pour reprendre une expression communément utilisée.
Babacar et sa bande s’étaient spécialisés dans les petits larcins « presque » tolérés par la police qui avait des problèmes plus importants à traîter. Si leurs activités manquaient d’envergure elles n’en étaient pas moins lucratives et Florian se faisait, par ce biais, un argent de poche conséquent. Naturellement personne dans sa famille n’était au courant de ses occupations extrascolaires. Si son père ou ses frères avaient appris l’existence de son petit job, il aurait passé un sale quart d’heure. Quelques mois plus tôt il avait évité de peu la catastrophe lorsque la chute d’une branche lui avait cassé un bras au cours d’une « opération » au centre de Bordeaux.
Florian avait trouvé sa place dans l’équipe de Babacar. Il s’occupait avec Lounès, un jeune beur de son immeuble, du repérage et de la fuite sur des motos de petite cylindrée. Florian maniait son engin avec une dextérité qui faisait l’admiration du reste de la bande.
Le jeune homme vivotait ainsi entre frustrations et petits larcins jusqu’au jour où il rencontra Sandra. La jeune fille était une petite blonde potelée qui semblait éprouver une certaine attirance pour les maigrichons. Elle apportait la preuve que tous les goûts sont dans la nature, mais Florian se fichait éperdument de ces considérations. Pour la première fois, une fille s’intéressait à lui et cela lui fit perdre toute mesure.
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Noël approchait, les Maurin s’activaient fébrilement, à l’exception de Florian qui ne participait pas aux préparatifs familiaux. Ce dernier avait décidé de marquer le réveillon, à sa manière, et avait prévu d’inviter Sandra dans un restaurant chic pour une soirée qu’il voulait inoubliable !
Le 25 décembre, Florian s’aperçut avec désespoir que sa mobylette était son seul moyen de locomotion. Son ego prit une claque et il décida de remédier à cette erreur sur le champ. Il lui restait tout au plus cinq heures pour trouver un engin digne de sa dulcinée. Il enfourcha sa petite moto et se rendit à Andernos où il espérait mettre la main sur une « meule » de bonne taille du côté des zones piétonnes.
Il grimaça en arrivant près des rues commerçantes... l’endroit était presque désert. Il laissa son engin près de la poste et déambula en arborant un air qu’il voulait « dégagé », mais qui l’aurait rendu suspect aux yeux de n’importe quel représentant de la maréchaussée, s’il y en avait eu un de présent ce soir là !
Quelques machines étaient garées devant un café cubain, mais elles étaient toutes plus pourries les unes que les autres. Le jeune homme donna un coup de pied rageur dans un emballage de hamburger et se dirigea en maugréant vers le bord de mer. Il n’aimait pas marcher seul sous les regards peu amènes des vieilles bourgeoises coincées qui semblaient pulluler dans cette ville. Florian sentait la haine le ronger. Il ruminait des idées sombres quand un éclat métallique scintilla près des pins, au centre de la place. Il s’arrêta tétanisé. Devant lui se trouvait l’engin de ses rêves, une fabuleuse Harley Davidson noire aux chromes rutilants.
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Florian s’approcha. Des yeux il fixait un manège pour enfants au centre de la place, mais il était obnubilé par le mythique engin. Une pensée désagréable germa dans son esprit. Où se trouvait le légitime propriétaire ? Il chercha parmi la foule éparse un type à l’allure de rocker ou un grand barbu style « hell’s angel ».
Son regard se porta sur un individu qui se tenait près de la jetée, face au bassin, à une cinquantaine de mètres de là.
Le mec était bizarre. C’était une espèce de métèque avec un look pas possible. Le poil noir, le regard sombre, un ridicule petit chignon gominé sur le sommet du crâne et une barbe taillée court…. Florian ne savait pas ce qu’il pouvait faire dans la vie, mais pour avoir une moto et des fringues comme celles là, il devait être plein de fric. Sans doute un mec du show-biz, un chanteur ou un acteur.
Florian s’approcha d’un pas traînant, une musique d’orgue de barbarie synthétique s’élevait du manège, dérisoire évocation des Noëls d’antan. La clef de la moto était restée sur le contact. Il suffisait de la tourner, d’enclencher une vitesse et de partir…. Le jeune homme frissonna. L’autre tordu aurait voulu lui offrir sa meule, il ne s’y serait pas pris autrement !
D’un œil inquiet Florian observait le propriétaire de la Harley. Il eut l’impression que ce dernier le surveillait mais il n’en était pas sûr. L’image de Sandra lui effleura l’esprit, il vit son sourire, elle semblait lui murmurer quelque chose. Il hésitait, mais il était trop tard, il n’avait plus le choix...
Dans un instant il serait sur la route de Mérignac … demain il ramènerait la moto. Il la laisserait dans une rue non loin d’ici.
Le métèque lui tournait maintenant le dos de façon ostensible. C’était trop facile ! Florian bondit, s’assit souplement sur la selle de cuir noir et tourna la clef. Il ne pouvait plus reculer. Le grondement sourd du moteur aurait dû faire réagir le mec, Florian regarda par dessus son épaule, l’autre ne bougeait pas ! Florian embraya et sentit un froid mortel envahir son corps et son âme….
Le paysage autour de lui sembla se dissoudre dans une bouillie translucide, un brouillard épais et tiède. Le jeune homme avait une effroyable impression de vitesse. Il essaya désespérément de freiner mais la machine infernale était entraînée dans une course démoniaque que plus rien ne pouvait arrêter. Il voulut hurler de tout son être, de tous ses poumons. Pas un son ne sortit de sa bouche déformée par la terreur…
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La police éprouva beaucoup de difficultés pour identifier le corps sur la jetée d’Andernos. L’homme semblait avoir été victime d’une attaque cardiaque. Il n’avait aucun papier d’identité et arborait un accoutrement qui parut suspect aux autorités. Vérifications faites, il s’agissait de Ramon Martinez dont la disparition avait été signalée au commissariat de Bordeaux trois ans auparavant, jour pour jour. Les parents de Ramon furent informés de la découverte du corps le jour de Noël. Ils ne voulurent pas reconnaître leur fils dans le motard vêtu de cuir qui leur fut présenté. L’étrange coiffure gominée et la petite barbe courte ne correspondaient pas à l’image qu’ils avaient conservée. Ils pensèrent que Ramon, pendant ces trois années, avait été la victime d’une secte. La police le soupçonna, en revanche, d’avoir fui le milieu familial pour rejoindre un groupe « gay ». L’autopsie exigée par le procureur de la république conclut à une mort parfaitement naturelle et l’affaire fut classée.
Babacar courait dans la galerie marchande de Meriadek. Une grosse dame le suivait en hurlant, mais elle n’avait aucune chance de rattraper le jeune sénégalais qui la distançait aisément. Ce dernier s’arrêta soudain, ouvrit le sac qu’il venait « d’emprunter », s’empara d’une liasse de billets et jeta son bien à sa poursuivante en riant.
La grosse dame stoppa net, ne sachant plus si elle devait reprendre son souffle ou continuer à hurler au voleur. Dans un grand éclat de rire Babacar franchit la porte d’entrée et rejoignit Lounes qui l’attendait sur une moto, moteur vrombissant. L’engin démarra aussitôt. Les deux garçons longèrent le bâtiment de béton brut du centre commercial avant de tourner en direction du cimetière. Personne ne les poursuivait mais Lounes ne voulait pas ralentir tant qu’il n’avait pas franchit le boulevard de ceinture. Soudain il vit sur le trottoir une grosse Harley Davidson à côté d’un mec bizarre, vêtu de cuir blanc, à la peau blafarde, aux yeux clairs et au crâne rasé, qui souriait de toutes ses dents.
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Florian !
Lounes tourna la tête et cria son nom en le reconnaissant. Babacar avait également vu Florian, son copain disparu le soir de Noël, un mois auparavant. Les deux garçons ne comprenaient pas ce qu’il faisait à cet endroit dans une tenue qui le faisait ressembler à un Elvis maigrichon.
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Ce fut leur dernière interrogation car, à cet instant, la moto percuta de plein fouet un camion qui débouchait sur la gauche de la rue Fleuret. Babacar et Lounés furent tués sur le coup….
Dans les jours qui suivirent, le motard à la silhouette de rocker blanc fut aperçu à plusieurs reprises dans les environs de Bordeaux mais rares sont ceux qui l’entrevirent et qui purent ensuite raconter leur aventure !