Deux heures du matin . Quelques devantures éclairent encore la rue « des piliers de tutelle » non loin du Grand Théâtre. Les pavés, humides et gras, luisent doucement en reflétant des néons criards. Quelques fêtards sortent en titubant du « Calle Ocho », un bar à musique spécialisé dans les rythmes sud-américains. Un peu plus loin, deux silhouettes sombres discutent sous le porche d’un restaurant pakistanais.
Non, je ne suis pas d’accord !
On ne te demande pas vraiment ton avis !
C’est un peu facile non ! toute la clique de la haut...
L’homme est vêtu d’un imperméable et d’un chapeau sombres. Il est petit avec un visage anguleux et d’épais sourcils noirs qui forment une barre continue au milieu de son front. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites sont invisibles, mais diffusent un éclat fiévreux. Il regarde le ciel et continue.
Tous ces culs-bénis ! une fois qu’ils sont en place, n’ont plus rien à faire. On leur fout la paix. Ils n’ont pas besoin de prouver qu’ils sont meilleurs chaque jour. Nous, il faut tout le temps faire du chiffre !
Son interlocuteur, un grand escogriffe au poil sombre habillé en gardien de la paix l’observe en souriant.
C’est toute la différence entre les fonctionnaires et le privé. Nous, on a des objectifs à atteindre ! et, puisqu’on parle des objectifs, toi tu es loin du compte !
Merde ! moi je veux vivre peinard ... je suis pas ambitieux, je veux pas gravir d’échelon, je demande rien !
Sa voix est devenue pleurnicharde. Le policier le regarde avec mépris.
C’est quoi ta spécialité ?
Inventeur !
Le mépris s’accentue dans le regard de l’escogriffe à képi.
Oui effectivement, c’est pas un truc en pointe en ce moment. Tu es dans la merde et ne va pas te lâcher tant que tu ne lui aura pas fourni ton quotta annuel.
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A cette évocation le chapeau noir se met à trembler.
Est ce que je peux demander un report sur l’année prochaine si je n’atteints pas mes objectifs ?
Ne me demande pas ça à moi. Si tu veux négocier un échelonnement tu le fais directement avec lui. En ce moment est de très mauvais poil !
Un frisson hérisse l’échine du chapeau noir. L’autre continue.
Avec une spécialité de merde comme la tienne , il faut dire que tu n’es pas aidé.
Attends je suis pas d’accord, il y a des inventeurs qui ont fait des trucs géniaux. La bombe atomique par exemple.
Stop ! là je t’arrête tout de suite. La bombe atomique c’est l’exemple type d’une fausse bonne-idée !
Pourquoi ?
C’était vachement efficace au début. Ça a fait un maximum de victimes les premières fois à Hiroshima ou Nagasaki, mais après ? C’était tellement fort que ça a foutu la trouille à tout le monde et, avec l’équilibre de la terreur, ça a permis d’éviter des conflits majeurs pendant cinquante ans ! si tu réfléchis bien, avec les machettes en Afrique on a eu de bien meilleurs résultats pour un investissement quasi nul. Ce qui compte en définitive c’est le retour sur investissement et l’atome a fait un bide !
Ouais ! mais il y a eu Tchernobyl !
L’argument fait mouche car le policier marque un temps d’arrêt.
Effectivement mais avec deux bombes et une centrale détruite, on est loin des espérances affichées au début. On est très, très, loin des performances de Mac Do.
Une lueur sombre passe dans le regard des deux hommes. L’imperméable noir est rêveur.
Mac Do ! des centaines de milliers de victimes tous les ans, des chiffres en hausse, des perspectives prometteuses. Il faut bien avouer qu’avec l’alcool et le tabac, on tient un filon inépuisable. Le péché de gourmandise est le plus simple à flatter.
Et toi tu ne t’es pas engouffré dans la brèche ?
Je me suis essayé à la création d’une pâtisserie très riche en cholestérol mais elle avait un goût de merde et ça n’a pas marché à la vente... Moi, mon truc c’est plutôt les cosmétiques, mais c’est tellement surveillé maintenant !
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Pourquoi t’essaye pas les explosifs.
Quel genre ? tu as des exemples en tête.
Oui , l’ammonitrate ! Il a fallu du temps pour faire gober aux paysans que c’était un engrais génial. Mais maintenant qu’on en trouve partout en grosse quantité, le faire utiliser par les groupes terroristes a été un jeu d’enfant.
L’homme en noir est songeur. Il murmure.
C’est pareil pour les bouteilles de gaz.
Exactement ! la bouteille de gaz, inventée pour la ménagère - il émet un rire sec qui ressemble à une quinte de toux - est si bien utilisée en Corse. Je crois que tu manques d’imagination et pour un inventeur c’est un vrai handicap.
Le policier laisse sa phrase en suspend.
Un autre exemple, la télé ! tu te rends compte de la performance du mec qui a réussi à introduire la télé dans les familles en faisant croire qu’il voulait les éduquer. Je te dis pas le nombre de paresseux que ça nous a permis de répertorier. Au « TOP 5 » la paresse est passée en tête devant la luxure et la gourmandise. Et, tiens toi bien ! c’est le même qui a introduit les jeux vidéo dans les maisons.
Un silence respectueux suit la phrase, puis le policier reprend admiratif.
Celui là peut demander ce qu’il veut ! pas besoin d’incantation compliquée, ne peut rien lui refuser... Toi tu cibles quelle catégorie ? tu travailles quelle frange de la population plus particulièrement ?
Lorsque je travaillais sur les cosmétiques je visais surtout l’orgueil, mais ça n’a pas donné grand chose ! je te l’ai dit, je n’ai pas vraiment d’ambition.
Le policier n’écoute pas. Son regard reste vague. Il est manifestement perdu dans ses pensées. D’une voix lointaine il continue.
Tiens, j’ai un autre exemple d’invention qui a bien marché. L’automobile ! Au début on espérait, en la mettant sur le marché, avoir un engin qui optimiserait les conflits en facilitant le transport des militaires sur les champs de bataille. On voulait surtout augmenter le nombre des victimes. Au résultat, on a mis entre les mains du plus grand nombre une arme de destruction massive qui tue autant, chaque année, que les conflits déclarés. Et ça ne tue pas n’importe comment ! ça permet de mettre en valeur la colère, l’envie, l’orgueil... c’est vraiment une belle réussite.
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Trois loubards à la mine patibulaire s’approchent des deux hommes. Une lame d’acier scintille dans la main de l’un d’entre eux. Leurs visages sont en partis cachés par les capuches de leurs survêtements.
Le policier jète un regard vers le groupe qui avance en ricanant. Il prononce une longue phrase dans une langue étrange aux intonations musicales, les trois voyous se tétanisent puis s’enfuient en poussant des hurlements. Des étincelles jaillissent de leurs chaussures à chacune de leurs foulées.
Le policier reprend comme s’il ne s’était rien passé.
Finalement on ne te demande pas d’avoir de l’ambition mais de l’imagination.
C’est facile de dire ça pour toi, tu n’es pas inventeur. C’est quoi ton domaine ?
Le policier a un large sourire.
La corruption, la zizanie, la rancœur. Je suis semeur de désordre.
son interlocuteur lâche du bout des lèvres.
Pas évident comme job ! un commissariat, c’est une bonne couverture ?
Franchement ! je suis hyper bien placé dans un commissariat. C’est un monde à part, au contact des instincts les plus bas ... il y a tout ce qu’il faut pour bien bosser.
Tu obtiens de bons résultats ?
Depuis le début de l’année j’ai déjà six incarcérations... vraiment abusives ! Et sur les six victimes, il y en a au moins deux que je vais pouvoir amener à commettre l’irréparable ... il suffit juste de leur donner la petite impulsion qui les pousse à la vengeance ! j’ai aussi deux suicides et une grosse bavure !
C’est facile à monter une bavure ?
Oui, c’est assez simple ! la nuit avec un peu d’alcool et quelques illusions sensorielles de base ... on fait du bon travail ! de toutes façons doit être satisfait, puisque j’ai encore gravi un échelon depuis ce matin.
Tu es chargé de superviser la région ?
Exactement ! et tu es mon premier cas concret ! pour en revenir à notre affaire, soit tu améliores tes performances, soit tu changes de registre, soit je demande des sanctions...
Améliorer mes performances ! je ne demande que ça, mais c’est exclu pour l’instant... Changer de registre ! Qu’est ce que tu me proposes ?
En ce moment il y a une section en perte de vitesse à Bordeaux, c’est celle qui s’occupe des suicides. Le dernier responsable avait des scrupules.
Un sourire mauvais se dessine sur les lèvres de l’homme à l’uniforme. Son interlocuteur demande inquiet.
Qu’est ce qu’il lui est arrivé ?
Je crois que l’a inscrit pour un stage de remotivation et s’occupe personnellement du cas !
Un spasme secoue les épaules de l’imperméable noir. Il reprend d’une voix altérée.
Moi je veux bien, mais j’y connais rien en suicide !
Je te ferais parvenir la doc si ça t’intéresse.
Un nouveau haussement d’épaules, mais volontaire cette fois.
De toutes façons j’ai pas vraiment le choix ?
Non ! si tu prends le poste je peux faire patienter . Je te laisse trois mois pour potasser les cours, et dès cet automne ; tu te mets au travail... L’automne est une bonne saison pour les suicides !
D’accord ! mais putain ! si j’avais su à quel point on avait la pression chez les démons j’aurais peut être choisi une autre voie !
T’as des états d’âme ?
La plaisanterie est classique, la réponse l’est tout autant.
J’ai des états de service et plus d’âme depuis longtemps !
Et alors qu’est ce qui te convient pas ?
Je te l’ai dit tout à l’heure. Le rythme de travail, les objectifs impossibles à tenir ... tout ça devient trop contraignant.
Lorsque tu étais humain tu faisais quoi ?
J’étais prof de philosophie. Pourquoi ?
Pour ta couverture. L’enseignement ne t’intéresse plus ? il y a des opportunités dans cette branche. Pour les suicides un collège c’est un bon vivier...les jeunes sont pétris de sentiments facilement manipulables !
C’est une bonne idée. Je connais le milieu ... J’aurais droit aux vacances scolaires ?
Il y a une légère appréhension dans la voix.
Bien sûr, pourquoi tu demandes ça ?
Ben je voudrais pas me retrouver avec des missions supplémentaires pendant mes congés... J’ai besoin de souffler.
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Le policier sourit.
OK ! on est d’accord. Combien tu peux te faire de victimes, d’ici Halloween ?
Le chapeau noir, visiblement moins tendu, réfléchit un instant.
Cinq !
Ça t’en fait une par mois ! tu t’emmerdes pas ! je t’en demande 6...pour commencer ! et on reverra le chiffre à la hausse après la prochaine réunion. C’est tout... Ah non ! on a un autre problème...
Il laisse sa phrase en suspend et murmure entre ses dents.
- veut qu’on fasse de la communication ! il estime qu’on ne communique pas assez ...
L’homme au chapeau noir est inquiet.
Quel problème ?
Toujours la même chose, avec les fouteurs de merde !
Le clergé ?
Ouais ! on viens de recevoir des consignes très claires de je suis simplement chargé de les faire connaître.
Bon vas y !
La voix du policier est devenu plus sourde.
Ceux qui posent le plus de problèmes en ce moment sont les ayatollahs. Il semble qu’ils aient eu vent de nos plans concernant les inventions et ils s’opposent systématiquement à tout ce qui ressemble de près ou de loin à la modernité.
Effectivement ! faudrait pas qu’ils fassent trop d’émules, c’est tout un pan de notre stratégie qui serait à reprendre. Qu’est ce que préconise ?
Décrédibilisation systématique des plus virulents, ne pas hésiter à les taxer d’intégristes, mise en avant des bienfaits liés à la modernité et prudence maximale pour la mise sur le marché de nouveaux produits.
C’est à dire ?
Et bien il faut que les bienfaits soient évidents et les risques invisibles. Pour décrédibiliser nos adversaires, on a réussi à les noyauter et à faire commettre quelques petits massacres en leur nom. Mais ils ont mis la puce à l’oreille des occidentaux, européens et américains.
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L’homme au chapeau noir étouffe un rire discret.
Difficile à croire ! je vois mal Chirac écouter les conseils du successeur de Khomeyni !
Détrompe toi ! ils ont fait du bon boulot et nous ont bien mis dans la mouise avec le fameux « principe de précaution ».
Quoi ! le « principe de précaution », c’est eux ? Putain je le crois pas ! quelle bande d’enfoirés !
Je te le fais pas dire. Imagine qu’ils l’aient appliqué aux fast-food, lorsqu’on a lancé le concept ! tu imagines où on en serait au niveau des performances ?
J’ai du mal à envisager une catastrophe pareille. Et qu’est ce que veut que l’on fasse ? pratiquement.
Cibler nos attaques sur les ayatollahs et autres marabouts. Et surtout, faire un compte-rendu chaque fois qu’ une situation paraît pas nette.
Comme quoi par exemple ?
Tu va être en milieu scolaire, si tu constate une augmentation du port des foulards, tu le signale et tu participe à toutes les mesures qui s’y oppose.
Ouais c’est simple !
Le policier s’interrompe et prit d’un inspiration subite ajoute d’un air gourmand.
Tu peux pousser la gamine au suicide puisque c’est dans tes attributions.
Là je vois pas trop comment !
Je te l’ais dit : fais preuve d’imagination ! tu la rends folle amoureuse d’un étudiant juif ou d’un jeune FN ! c’est pas trop difficile et si elle se suicide pas, ses parents vont se charger de venger leur honneur.
Et si il n’y a pas de juif dans sa classe ?
Le policier prend un air excédé.
Tu le fais exprès ! si t’as pas un juif sous la main, tu vas pas le fabriquer, c’est évident ! Mais fabriquer un FN c’est le B-A BA du métier. N’importe quoi est bon ! même avec un singe tu peux y arriver !
L’homme en noir rentre la tête dans les épaules.
Ouais bon, excuses moi ! c’est pas encore mon domaine ... je raisonne encore comme un inventeur !
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Je crois qu’il va y avoir du travail pour te reformater... t’as raison de pas avoir d’ambition. Si tu en avais tu risquerais d’être déçu ! OK, je crois que ce sera tout pour cette fois. Je t’envoies un message pour ton prochain compte-rendu . A plus !
L’homme en noir écarte les bras, les pans de son imperméable de cuir noir pendent de façon étrange, comme des ailes d’oiseau...
Un léger nuage à l’odeur soufrée se dissipe sous le porche du restaurant indien de la rue des piliers de tutelles tandis qu’un rat noir et une chauve souris s’éloignent chacun de leur côté.