Le bitume est brûlant. Sur l’horizon, l’air vibre en déformant l’image des pins. Des souvenirs de crapahut dans le désert tchadien défilent dans les yeux du capitaine Alain Pichard. Au volant de sa vieille Toyota, il sent son esprit glisser doucement dans le monde brumeux des hallucinations. 48 heures sans sommeil l’ont mis dans un état second qu’amplifie la terrible canicule d’août. L’officier vient de quitter Martignas et traverse le camp de Souges par l’ancienne voie militaire qui relie les routes du Porge et d’Ares.
Soudain un éclair lumineux l’éblouit violemment. Il plisse les yeux pour mieux distinguer ce qui se trouve sur le bord de la route. Il croit deviner une grosse moto dont les chromes réfléchissent l’éclat du soleil. Un homme se tient debout aux côtés du gros cube. Le capitaine déboîte pour l’éviter et, en passant à sa hauteur, observe l’étrange individu. Vêtu de noir, ce dernier a l’air peu aimable, le regard noir, le poil sombre et le teint bistre. Il porte une barbe courte soigneusement taillée et un bizarre petit chignon gominé. L’homme regarde le ciel un léger sourire aux lèvres.
L’officier se demande ce qu’il peut bien faire là, sur cette route peu fréquentée.
Quand son regard se porte de nouveau sur la route, il se trouve face au visage déformé par la terreur d’une jeune fille dans une petite Clio rouge. Le choc est effroyable……
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Je suis dans un tunnel obscur mais je distingue une lueur blanche, là bas, au fond. Je flotte, comme en apesanteur, j’aimerais voir de plus près cette lueur ! instantanément je suis à proximité de la lumière qui m’éblouit. Je n’ai rien senti. Le mouvement a été immédiat pourtant je n’ai ressenti aucune sensation de vitesse ou d’accélération ! Je suis dans une pièce bien éclairée aux murs vert amande. Des hommes aux visages masqués sont penchés sur une table. Des chirurgiens ! je nage dans un bloc opératoire comme un poisson rouge dans un aquarium… je sais où je suis ! j’observe avec attention les détails de la pièce, les gestes des médecins, ceux des infirmières. Cette situation étrange ne me surprend pas ! pourtant je devrais être morte de peur or je me sens sereine, calme, psychiquement reposée …. L’équipe opère une femme au ventre nu et au visage caché. J’ai horreur des images sanglantes ou des films d’horreur pourtant ce ventre ouvert dans lequel œuvrent les chirurgiens ne me répugne pas. Le corps opéré est celui d’une jeune fille dont les seins sont partiellement dénudés. Tiens ! c’est amusant, elle a le même grain de beauté que moi, juste au dessus du mamelon gauche…..
Ce corps est le mien ! cette évidence me saute au visage mais ne m’effraie pas. En revanche, ce détachement que je ne me connais pas, me surprend, mais il ne m’inquiète pas…. À vrai dire, rien ne m’inquiète !
L’équipe dans la salle d’opération s’agite, je les sens fébriles. Je flotte doucement vers eux, je les entends, je les vois, eux ne semblent pas percevoir ma présence. Près de ma tête, je devrais plutôt dire, près de la tête de mon enveloppe charnelle, une femme vêtue d’une blouse bleue, d’une toque blanche et d’un masque de tissu s’énerve sur des robinets en regardant une série d’écrans sur lesquels défilent des lignes continues. Je ne sais pas ce que c’est, ça ressemble à ce que l’on voit dans "Urgences" !
Au fait pourquoi suis je là aujourd’hui ? Je suis obligée de faire un effort de mémoire, c’est si loin tout ça…. Oui, je me souviens, c’était mon jour de repos, le salon est fermé le lundi, et je suis allée faire du surf à Lacanau. C’est en rentrant, un peu avant Martignas, il y a eu cette voiture qui est venue vers moi …..
Voilà comment ça c’est terminé ! c’est amusant mais je me fiche totalement de ce qui peut arriver à ce corps qui fut le mien. Je suis tellement bien comme ça ! je suis légère, aérienne. J’étais pas mal avant ! grande, mince, sportive, mais jamais je n’avais ressenti ce sentiment de bien être qui m’habite aujourd’hui, en ce moment !
Je vois, j’entends, je sens mais je ne peux pas toucher. Je ne sais même pas à quoi je ressemble ! au dessus du lavabo il y a un miroir, je me laisse doucement glisser vers lui, mais rien ne se reflète dans la grande glace. Pourtant lorsque je tends le bras, enfin mon bras "spirituel", je vois une main, mais une main que je ne reconnais pas vraiment. Elle évoque pourtant quelque chose en moi au plus profond de mon être. Je suis là, dubitative, lorsque je sens une présence, une présence différente de celle des médecins et des infirmières ….
Une forme diaphane se tient à mes côtés. je n’ai pas peur. Sous cette apparence j’ai l’impression de ne pas connaître la peur. La forme n’est ni masculine ni féminine mais elle a une apparence humaine.
-
Bonjour !
Ce n’est pas une voix mais une intrusion télépathique. Elle est mélodieuse, telle une petite musique de chambre. Elle me fait cependant sursauter. Je réponds pourtant de la même façon, avec naturel.
-
Bonjour, qui tu es ? Moi, je m’appelle Suzie.
L’autre a un rire cristallin.
-
Moi c’est Alain ….. enfin je crois.
-
Pourquoi dis tu que "tu crois" ?
-
Parce qu’ici, je ne sais plus très bien. Il y a un instant j’étais en train de flotter dans une salle d’opérations. Il y avait mon corps sur une table…
-
Exactement comme moi !
-
J’ai voulu voir si je pouvais toucher le mur et …. Je suis passé au travers. Et toi ?
-
Tu vois ! je désigne, de la main, le corps sur la table et les médecins qui s’agitent. je rentrais chez moi et je me suis réveillée ici … enfin je ne sais pas si je suis vraiment réveillée.. c’est un rêve étrange …..Qu’est ce qui t’es arrivé ?
-
J’ai perdu le contrôle de mon véhicule et j’ai percuté une jeune fille qui arrivait en face de moi.
-
Dans une Clio rouge ?
-
Oui, dans une Clio, peut être ….
-
C’était toi ? Moi, j’étais dans la Clio !
Il n’y a ni amertume ni colère dans ma "voix". Simplement l’énoncé d’un fait. L’autre, Alain, a vraiment l’air désolé.
-
Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé. J’étais crevé et il y avait ce mec au bord de la route.
-
Ce n’est pas grave ! tu n’y es pour rien, c’était la fatalité !
Alain hoche lentement la tête.
-
Non, ce n’est pas la fatalité. Ce type en noir était là pour moi ….. j’en suis sûr !
-
Tu es là, je suis là. Le reste n’a pas d’importance.
Je ne sais pas pourquoi je dis cela. Mais je me sens apaisée et aucune haine ne m’habite. La présence de cet "homme" me procure des sensations que je ne connaissais pas.
-
Qu’est ce que tu fais dans cette vie ?
Il a un petit rire étouffé.
-
Je crois que j’étais militaire ou quelque chose comme ça. Et toi ?
-
Moi j’étais coiffeuse …. J’étais partie faire du surf.
-
Tu es toute jeune alors ?
-
Oui, je crois …. Je ne sais pas. Pas toi ?
Une onde mélancolique caresse la silhouette de la jeune femme.
-
Non ! j’ai déjà vécu !
-
Quelle importance ! nous sommes là tous les deux …. Et je me sens bien avec toi.
-
Moi aussi je suis bien avec toi ! qu’est ce que tu veux faire ?
Un long silence suit sa phrase. Soudain une idée me traverse l’esprit. Je murmure.
-
J’aimerais voyager !
-
Comment ?
Je repense à la sortie du tunnel.
-
Je crois qu’il suffit de penser à l’endroit où on veut aller.
Une pointe d’excitation perce dans ma voix. Alain semble également ému par cette idée.
-
Viens près de moi, je vais te conduire . J’ai déjà beaucoup voyagé. Tu vas connaître mes souvenirs.
Nos deux "formes" se rapprochent l’une de l’autre. Il me susurre à l’oreille
-
Tu veux aller où ?
-
J’aimerais voir les îles du Pacifique.
Instantanément je me sens flotter dans un air tiède et lumineux. La présence d’Alain à mes côtés me sécurise et m’emplit d’une joie ineffable. Cette présence n’est qu’amour. Un amour joyeux où sérénité et gaieté se mêlent en un tout homogène.
La plage de sable corallien d’une blancheur immaculée, la transparence turquoise de l’eau du lagon, l’émeraude profonde de luxuriantes frondaisons.
-
Tu aimes ? demande Alain.
-
C’est merveilleux ! où sommes nous ?
-
Dans le Pacifique. C’est bien ce que tu m’as demandé.
Nous ne formons plus qu’un seul être .
-
Oui, je t’aime.
J’ai dit cela naturellement .
-
Nous nous aimons depuis toujours ! répond Alain. Nous n’avons fait que nous retrouver. Qu’est ce que tu veux voir maintenant ?
-
L’Antartique, s’il te plaît !
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-
Docteur ! docteur !
La petite infirmière de garde rentre essoufflée dans la salle de repos où l’interne prend un café.
-
Qu’est ce qu’il y a ?
-
Ils sont sortis du coma !
-
Qui ça ils ?
-
Le monsieur de la 4 et la jeune fille de la 7.
Le jeune médecin est abasourdi. Il bafouille.
-
Tous les deux !…. ensemble.
Il se précipite dans la chambre du capitaine Pichard. Ce dernier est bien réveillé, les yeux grand ouverts, un sourire aux lèvres.
-
Bonjour docteur !
L’interne approche avec son tensiomètre et son stéthoscope.
-
Comment allez vous ? je vais prendre votre tension ….
-
Si vous voulez docteur ! ça fait combien de temps que je suis là ?
-
Six mois à peu près ! vous voulez que l’on prévienne votre femme.
Le sourire disparaît du visage du capitaine.
-
Non ce n’est pas la peine ! mais je voudrais que vous me mettiez dans la même chambre que Suzie.
-
Suzie qui ?
-
mademoiselle Suzie Mallon !
-
Mais …. Mais ce n’est pas possible ?
-
Pourquoi ?
-
Elle est toujours …..
Les yeux du médecin s’arrondissent quand il réalise que la chambre 7 est celle de mademoiselle Mallon, dans le coma depuis six mois elle aussi. Il hésite, il n’est pas préparé à affronter ce genre de coïncidence….
-
Il faut qu’elle soit d’accord. On ne met pas un monsieur et une dame dans la même chambre …. C’est avec elle que vous avez eu votre accident…
Le médecin ne sait plus quelle attitude adopter. Il essaye de prendre la tension du militaire mais il n’arrive pas à se concentrer.
-
Je vais chercher quelqu’un pour m’aider.
En sortant, il percute la jeune infirmière qui a annoncé le réveil des deux malades. Elle est aussi décontenancée que lui.
-
Docteur vous savez ce qu’elle demande ?
Le médecin hausse les épaules et répond en levant les yeux au ciel.
-
Elle veut partager la chambre de monsieur Pichard.
La jeune fille reste bouche bée.
-
Comment ….. Comment vous savez ?
-
On dirait qu’ils se sont donnés le mot ces deux là !
Madame Pichard ne veut pas comprendre ce que lui disent les médecins. Elle refuse d’admettre que son mari soit sain d’esprit et qu’il puisse vouloir, à peine réveillé, la quitter pour une gamine de dix huit ans défigurée dans un accident.
-
C’est uniquement par pitié pour cette fille docteur ! il se sent responsable ou alors il n’a plus toute sa tête ….
Jocelyne Pichard, une petite femme brune, mince et tonique, termine sa phrase dans un sanglot. Le médecin est terriblement gêné, il n’aime pas ce qu’il est obligé de dire.
-
Toutes les analyses concordent madame. Votre mari n’a aucune séquelle …. Il est tout à fait sain d’esprit.
-
Mais alors pourquoi ? Qu’est ce qu’on peut faire ? Cette fille ….. ses parents...
-
Je suis désolée madame mais nous sommes dans un domaine qui n’a plus rien de médical. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’en parler directement avec les parents de la jeune fille. Les voilà qui arrivent.
Soulagé de se sortir de cette situation embarrassante le médecin se retourne et s’éloigne rapidement, laissant la petite madame Pichard seule, face aux parents de Suzie Mallon. Ces derniers ont une cinquantaine d’années et se déplacent comme s’ils portaient toute la misère du monde sur leurs épaules voûtées. Madame Pichard prend son courage à deux mains et aborde le couple.
-
Madame, monsieur, je suis madame Pichard et je voudrais vous parler.
La dame se redresse, ses yeux lancent des éclairs. Elle lui répond avec vivacité.
-
Vous êtes l’épouse du monsieur …..
elle a un haut le cœur.
-
….. de l’assassin de notre fille. De celui qui en a fait un monstre !
Il y a un tel dégoût dans sa voix que l’épouse du capitaine reste un instant interdite.
-
Et maintenant il veut nous voler notre fille ? Jamais, vous entendez madame, jamais, nous ne laisserons faire cela !
Madame Pichard a retrouvé une contenance. Elle s’emporte à son tour.
-
J’espère bien que vous allez empêcher ça ! je ne veux pas perdre mon mari une nouvelle fois.
Madame Mallon a un mouvement de recul. Elle vient de réaliser l’absurde de la situation et elle bredouille.
-
Oui madame ….. Il ne faut pas !
Son mari se décide à prendre la parole.
-
Nous avons refusé de donner notre accord à un changement de chambre.
-
J’espère bien ! moi non plus je ne veux pas que mon mari partage la chambre de cette… de cette … de votre fille.
La petite madame Pichard et les parents de Suzie Mallon finissent par trouver un terrain d’entente qui se résume en un mot "obstruction". Ils décident de tout mettre en œuvre pour que jamais les deux "malades" ne puissent se rencontrer. Par "amour" les deux familles vont unir leurs efforts pour éviter que l’irréparable ne soit commis ….
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Il a passé une blouse de médecin mais je le reconnais dès qu’il pénètre dans la chambre. C’est la première fois que je vois son visage pourtant j’ai l’impression de l’avoir toujours connu. J’ai peur ! j’ai peur qu’il ne me rejette. Ce matin j’ai aperçu mon reflet dans le miroir du cabinet de toilette, l’aide soignante a essayé de m’en empêcher… C’était horrible, j’ai faillis m’évanouir. Il me regarde pourtant avec un sourire …je me souviens d’une expression qui m’avait fait rêver lorsque j’étais enfant "mon père au sourire si doux" …. Mon père n’a jamais eu le sourire doux, mais ce sourire, je l’imaginais comme celui là !
Il murmure plus qu’il ne parle.
-
Tu peux marcher ?
Son regard plonge dans le mien et me fait frémir comme une caresse trop tendre. Je cligne des yeux, il me tend une blouse bleue d’infirmière.
-
Viens ! Nous partons.
Je ne lui demande rien …. Je n’ai pas besoin de savoir. Il m’aide à me lever, j’ai un peu de mal mais il me soutient . Il fait nuit, les couloirs sont vides…. Nous ne croisons personne, dans le hall il y a bien deux ou trois permanents, mais qui ferait attention à un médecin et une infirmière ?
Dehors Alain trouve une voiture et m’aide à monter à l’avant. A la façon dont il la démarre je comprends qu’il ne doit pas s’agir de la sienne… je m’en fiche éperdument ….
Nous roulons en direction du Cap Ferret, il ne me dit qu’une phrase, mais c’est celle que j’attends.
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Tu n’as pas envie de retourner dans les îles sous le vent ?
Pour toute réponse je pose ma main sur la sienne …
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Ils ont disparu !
L’infirmière ouvre les portes une à une. Derrière elle, l’interne suit, affolé.
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Docteur, ils ont disparu ! ils sont partis tous les deux.
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Vous avez regardé dans toutes les chambres !
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Oui docteur ils ne sont plus là, qu’est ce qu’on fait ?
Le jeune médecin se gratte la tête inquiet. Son visage est déformé par un tic qui déforme sa lèvre inférieure.
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Les placards sont vides ?
L’infirmière s’approche du meuble mural. Les vêtements de l’officier sont impeccablement rangés.
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Ils n’ont pas pris leurs affaires ….
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Ils ne doivent pas être bien loin dans ce cas !
Sous une lune très pâle, les baïnes du Cap Ferret emportent deux corps sans vie, enlacés, dans l’obscurité glacée de l’océan.
Tandis que dans l’air tiède d’un atoll du Pacifique deux esprits flottent doucement entre les palmes souples des cocotiers. Le bruissement du vent, au travers des chevelures ébouriffées de vieux palmiers, couvre sans peine deux rires légers comme des plumes de tourterelles.