Comment pourrait-on dire ? De la délicatesse du toucher à l’élégance de l’âme ?
Parler du tact, c’est faire en apparence s’affronter deux contraires : ce qui est de l’ordre du corps et ce qui est de l’ordre de la parole et de l’intelligence. C’est la délicatesse du toucher qui structure le rapport respectueux à autrui, y compris dans la relation amoureuse où s’abolit toute distance. C’est elle aussi qui témoigne de l’habileté de l’artiste ou de celle du praticien. C’est elle enfin qui, par la médiation du langage symbolique, devient contact élégant et mesuré entre les êtres, finesse et justesse dans l’écoute et dans le dire. Le mot comporte on le voit, deux acceptions : l’une relative au contact physique, immédiat ou travaillé, avec les objets qui nous entourent, l’autre qui fonde notre intention, donne une dimension éthique à la relation que nous entretenons avec ces objets.
Comment passons-nous du sens tactile au tact ? Comment définir ce qu’il est sans s’arrêter aux mots qui se trouvent dans son proche voisinage ? Le tact est-il autre chose qu’un certain doigté dans la compréhension des relations quotidiennes ? Et entre le doigté et la manipulation, quelles tentations possibles...
Cette différence évidente parce que quotidiennement éprouvée entre le tact et le manque de tact repose-t-elle sur une éducation de l’âme, la culture de ce que Pascal appelait l’esprit de finesse et Gracian l’art de la prudence ?
Si l’on s’en tient aux définitions du dictionnaire, dans son sens premier, le tact est ce sens impliqué dans la perception des stimulations extérieures. Stimulations qui restent d’intensité modérées. Au dela d’une certaine limite s’installent en effet pour celui qui use de son toucher une douleur alarmante, signifiante d’ un danger.
Bien des professions savent ce qu’est le sens tactile. Elles en vivent et même se sélectionnent sur son raffinement. Les métiers manuels, d’artisanat, ont besoin du tact pour apprécier le velouté d’une soie, le fini d’un verni.
Les musiciens le savent bien qui apprivoisent pendant de longues heures leur instrument dans un processus d’analyse de leurs sensations digitales et du résultat sur la sonorité produite. Le tact fonde le rapport entretenu par l’artiste ou l’artisan avec un objet, il se teinte de souci parce que l’objet répond à un projet. Le tact de l’ébéniste ou du pianiste a pour finalité que le produit achevé soit en lui-même le plus proche possible de la perfection formelle, de l’équilibre, de la beauté mais puisse aussi offrir à celui qui reçoit l’œuvre en partage du plaisir ou du bonheur. Il y a déja dans cette inquiétude esthétique une exigence pour l’autre, une attention à l’autre qui se dessine. L’objet sera doublement beau : pour lui- même mais aussi pour rendre hommage au regard qui se pose sur lui.
De toutes autres conséquences se pare le tact du médecin ou du chirurgien. Il leur faut avec le bout de leurs doigts entrer dans l’espace puis atteindre, voire explorer l’enveloppe corporelle de l’autre. Comment toucher ce corps qui n’est pas le leur mais est demandeur de soins et d’attentions sans lui faire violence ? Il peut être tentant de s’abriter derrière la fonction ou la blouse du professionnel pour entrer comme par effraction dans l’espace de cet autre confiant et désarmé
Le code déontologique garantit ce respect dû à la personne et le fait de devoir à sa demande examiner un patient n’autorise pas le praticien à le toucher sans précaution, sans annonce prudente et mesurée de ce qu’il entreprend.
Le tact est aussi ce qui permet au petit d’homme de se sentir des limites rassurantes : les caresses prodiguées durant la petite enfance sont irremplaçables pour édifier un être humain, l’aider à définir son propre corps et donc ne pas transgresser celui des autres. Tu me touches et me prouves que j’existe, mais dans la manière dont tu me touches, tu me dis si j’ai ou non une valeur, si j’occupe ou non une place dans la communauté des hommes et laquelle. Combien de souffrances qui se construisent sur des violences subies par le corps par suite de touchers, voire d’attouchements dénués de tact .
Ce dernier s’apparenterait à une palette de nuances inventées au bout de nos doigts, un art impalpable d’aborder le corps de l’autre ou au moins son espace corporel sans intention de l’envahir ou le blesser. A travers ce mot se dévoile donc à nous tout un monde dans lequel le contact physique avec autrui, si riche de questions et d’ambiguités, va perdre de sa violence native pour prendre une dimension symbolique grace à laquelle nos rapports à l’autre deviendront civils.
Or, si le danger de cette violence persiste, cela signifie que la seule loi n’est pas en mesure de l’amenuiser ou le faire disparaitre. Cela signifie que, au-delà de la loi, il nous faut, selon les circonstances, réinventer des usages, une courtoisie, une attention respectueuse de l’autre. Le tact procède alors d’un travail intérieur propre à chaque individu. Selon que nous aurons affaire à notre instrument favori ou à un malade qui réclame des soins, nous serons en présence de niveaux de signification et des responsabilités très différentes.
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Tout groupe humain sait d’expérience que les crises entre les individus doivent être régulées rapidement, mieux encore, prévenues, afin de préserver leur intégrité. _ A un moment donné, les relations peuvent cesser d’être policées entre des personnes dont les histoires singulières se télescopent. Malgré tous les mots du monde, nous ne savons pas toujours nous atteindre avec la délicatesse requise. Ce sentiment de la mesure, des nuances, des convenances dans la relation avec autrui, cette élégance qui nous permet de comprendre l’autre, ou de nous en faire entendre sans heurter sa sensibilité est aussi du tact.
Prenons un premier exemple que nous connaissons bien pour le pratiquer. L’accompagnant qui partage jusqu’à la fin le chemin d’un mourant sait que chaque jour il sera confronté à des situations d’une extrème délicatesse, d’un inconfort parfois insupportable, dans le silence, dans le questionnement, dans l’échange de regards. Comment “être” aux côtés de celui qui vit cette expérience singulière qu’est le mourir, qui est demandeur de tendresse et de cajoleries, de réponses sans tricherie, pour lequel le monde se dévoile dans son authenticité, qui fait le deuil de “ l’agir” pour rentrer dans la spirale de l’être et du partage ?
Répondre à toutes ces requètes sans brutalité, sans mensonge, sans frivolité, sans éprouver la tentation de fuir devant une question telle que le rituel “Pour combien de temps en ai-je ? ”, peut être de conséquences incalculables selon que la réponse sera formulée ou non avec tact. Cela réclame à chaque fois une intuition de ce qui se cache réellement derrière la question, la réponse qu’elle induit inconsciemment, mais aussi une perception complètement ouverte de ce qu’est l’autre, car il n’y a pas en la matière de réponse univoque. De telles situations demandent à chaque fois un retour sur soi, un travail sur les mots, une analyse fine pour se mettre à la place de l’autre, pour se situer “dans l’être” et non dans “le faire”. Atteindre l’autre sans ménagement, sans aménagement de la pensée, c’est ici prendre le risque de le tuer prématurément.
C’est la raison pour laquelle, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, on enseigne aux accompagnants, dans les unités de soins palliatifs, des techniques de communication qui leur permettent de mieux gérer “ l’ici et maintenant ” à chaque fois singulier du drame qui se noue inévitablement. Mais on leur dit aussi que tout enseignement a ses limites et qu’en ultime recours, c’est le cœur, et non la raison, qui doit guider la réponse aux situations extrêmes, celles où la morale plie devant l’exigence immédiate.
Il est peu de dire que le cœur ne s’enseigne pas mais qu’on peut en raffiner les élans.
Le tact, cette élégance de l’âme, a donc besoin que l’on précise ses outils, il n’est pas forcément inné. Certes, il ne se travaille pas à la façon de l’ébéniste polissant sa marquetterie ou le violoniste sa nuance, mais se réinvente plutôt au gré des situations. Cette attention portée à l’autre est d’une genèse difficile car elle doit prendre en compte de multiples paramètres neufs à chaque fois.
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Le tact serait-il donc un travail ? Nous venons au monde avec des dispositions plus ou moins affirmées à nous y intégrer et notre habileté manuelle peut conditionner toute notre vie. Nous avons chaque jour besoin de nos mains pour tant d’activités diverses qu’elles justifient amplement le joli hommage que leur rend Focillon, dans l’“Eloge de la main”. Cette main qui incessamment reprend l’ouvrage, réinvente le trajet de l’humanité dans chaque ébauche de sculpture, dans chaque poème et dont le geste créateur “exerce une action continue sur la vie intérieure”.
Chacun de nous dispose de dix doigts, bien peu deviendront virtuoses. Peu nombreux sauront instinctivement au travers de la peau d’autrui sentir l’organe malade, voire la souffrance morale que les tensions musculaires exagérées traduisent souvent si bien.
Mais on n’entend pas la douleur seulement avec ses doigts, on peut-être amené à accueillir dans les vibrations du silence tous les maux qui ne trouvent pas de mots pour se dire. De même que les hommes de l’art, qu’il soit plastique, musical ou médical, entrainent leur pensée à travers leur pulpe digitale, les médecins de l’âme doivent entrainer leur sens de l’écoute, leur finesse à répondre ou à décrypter le silence. Savoir se taire, ne point juger, ne pas être directif dans l’entretien, laisser à l’autre la possibilité de regarder son horizon sans le lui dérober sont la base du tact en écoute thérapeutique. Pour mieux l’aider, il nous faut d’abord nous laisser toucher par ce qu’il est au fond de lui-même, être intérieurement disponible aux résonances qu’entrainent en nous ses mots et ses silences. Etre touché par l’autre pour l’atteindre intimement sansd chercher à le posséder...
Il n’est pas simple être touché par ce que dit ou ce qu’est l’autre sans en être atteint soi-même, sans y être renvoyé à sa propre histoire par le jeu de miroir qui s’installe. Cela pose la difficile question de la juste distance thérapeutique. On peut en effet tomber dans l’artifice de la mondanité ou le piège de l’écoute technique. Le garde-fou essentiel résiderait dans la connaissance de soi, mais nul ne peut prétendre être infaillible et se connaitre parfaitement. Notre inconscient est empli de zones d’ombre qui résistent à l’analyse, de recoins cachés, tels des angles morts dont le travail de parole le plus obstiné ne peut venir à bout et lui interdit donc de “savoir”.
C’est ce qui fait d’ailleurs que la psychanalyse ne peut prétendre au satut de science, et que chaque analyste se doit et doit à ses patients de se faire “contrôler”, “superviser” cycliquement afin de recadrer son approche de l’autre selon des critères inspirés par une éthique vivante. Le tact de l’écoute demande un profond travail d’évaluation régulière. Nous sommes tous confrontés dans notre vie quotidienne à des situations “déja vues” et pourtant nouvelles. L’expérience qui est la notre de maladresses commises nous sert bien souvent de référence pour une écoute plus attentive, plus fine, entrant en résonances plus intimes avec l’affectivité d’autrui. Mais nous sentons bien de quelle inventivité respectueuse il faut faire preuve pour ne pas dépasser cette limite très fragile où l’autre peut se sentir blessé.
Ce sont les situations vécues qui éduquent notre tact et notre écoute et en fondent une jurisprudence aussi bigarrée que la vie.
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Le tact serait-il susceptible de prendre autant de visages que les situations qui le justifient, est-il si transparent qu’il en a l’air ?
Il pourrait n’être qu’une attitude, la belle écume toute propre d’une bonne éducation parfaitement assimilée dont la finalité serait l’aisance dans la relation à l’autre. Aller droit à l’essentiel avec quelqu’un peut, en effet, procéder d’un souci raisonnable d’efficacité, mais n’est pas toujours exempt de brutalité. Faire usage de tact reste une manière bien commode d’éviter des conflits superflus. Savoir dans des circonstances délicates user de certains procédés, de certains signaux, permet d’alléger la situation de ses pesanteurs violentes et cachées.
Mais le tact ne peut se réduire à une méthode visant à entretenir l’existence d’un espace convivial, pour l’autre mais aussi pour soi. En effet, à travers ce moyen de désamorcer la violence réactionnelle toujours possible chez autrui, l’intention fondamentale serait alors de conserver l’usage d’une tranquillité égoïste La paix commune se maintiendrait au prix, calculé, de légères trahisons de la pensée. Le tact, assimilé à une simple tactique, deviendrait même un outil de pouvoir sur la pensée d’autrui. Dans le même temps notre liberté de penser et de dire serait quelque peu hypothéquée : la jouissance d’une paix durable susciterait en nous une telle dépendance que nous serions prêts à affadir les élans de notre pensée pour ne pas créer de troubles inutiles.
Mais alors, on aurait du tact comme certains possèdent une maison de campagne
Pour soi, la totale jouissance et toutes ses contraintes. Pour autrui, le pâle usufruit sans aucun avantage.
Il pourrait être aussi à un autre niveau l’expression la plus pure d’un esprit qui saisit sans effort ce qui l’entoure, avec prudence, finesse, tendresse pour autrui. Avoir du tact, ce serait être capable de dire sans dire vraiment, de dire autre chose que ce que l’on est censé devoir dire, à travers la métaphore, afin de se faire mieux entendre. Ce serait écarter ce qui pourrait être dit d’une façon plus directe, qui irait droit au but sans se soucier des trajets douloureux que créent parfois les mots ou les simples gestes dans l’inconscient d’autrui.
Avoir du tact, ce serait “être” le tact lui-même, bien au-delà des aspérités résiduelles de la meilleure éducation possible. Nous savons bien faire la différence entre quelqu’un qui fait preuve de tact, chez lequel nous sentons une élégance de l’âme qui est tellement élégante qu’elle ne le sait pas elle-même, et le tact un peu mécanique de celui qui a acquis de bons réflexes sociaux et sait en user au gré de ses désirs.
Entre les deux, un monde, celui de la bonne conscience.
Et puis nous connaissons aussi la grossièreté de celui qui “n’y va pas par quatre chemins” et nous brutalise sans le vouloir pour faire passer un message. La preuve étant que nous comprenons au-delà des mots celui qui nous manifeste de la délicatesse et qui nous guide où il le veut, sans y toucher...
Celui qui agit avec tact connait les recoins de la psyché, il fait confiance en ce qu’il y a de meilleur en chacun de nous parce qu’il connait les parts d’ombres qui peuvent nous envahir à tout moment. Parce qu’il reconnait en chacun une personne accessible à une démarche symbolique, il sait utiliser la métaphore afin de laisser l’autre occuper pleinement sa place.
Mais entre tact et doigté il n’y a qu’un pas et, nous l’avons vu, le pouvoir se fonde souvent sur la manipulation habile. Le tact est donc une valeur sensible, qui peut à tout moment basculer d’un lieu à l’autre selon les ressorts qui la tendent.
Si nous examinions les termes opposés au tact, nous rapprocherions pèle mèle la grossièreté, ou l’indélicatesse, voire la morale pure et dure qui ne se laisse pas infléchir et peut parfois aboutir à l’opposé de ce dont elle prétend être gardienne.
Le terme “grossièreté” nous porte à imaginer des objets dont les contours seraient à peine dégrossis, inaboutis, dont la forme brute ou même brutale heurterait le besoin spontané de beauté. Le grossier en reste à l’ébauche de la relation, à sa superficie. Le grossier ne sait pas que l’autre lui ressemble et est autre à la fois, a des besoins et des aspirations, réclame de l’attention. Le grossier ne se connait pas suffisamment lui-même pour se lancer dans l’analyse des états-d’âme de l’autre et à en tenir compte dans ses relations avec lui. Etre grossier, c’est vivre comme si l’autre n’existait tout simplement pas, en lui imposant sans égard une animalité destructrice. Mais le grossier agit sans malice, il ne fait qu’obéir aveuglément à sa nature, sans conscience des limites qu’impose la personne d’autrui. Son égoïsme spontané l’empêche de garder les yeux ouverts sur les exigences de la vie commune.
L’indélicat, lui, est déjà plus subtil. Il connait les droits de l’autre mais n’en a cure. L’autre en face de lui ne signifie rien de plus qu’un moyen. L’autre est un objet “kleenex”. Il l’utilise puis le rejette. Mais sa démarche est plus calculée, plus hypocrite, plus “tactique”. Il saura, le cas échéant, utiliser les moyens de la déférence, de la courtoisie, de l’écoute attentive, pour arriver à ses fins qui sont tout sauf morales. Le tact entre ses mains devient une vraie bombe à retardement car il passe sans peine du doigté à la manipulation avérée.
Il le fait en pleine conscience de violer les lois et sans véritable remords.
Le moraliste, lui, s’en tient à la règle édictée, ni plus ni moins. Pas question pour lui de transgression, ses références à l’absolu l’empêchent de vivre dans le réel et tenir compte des contingences. Pas d’excuses à ses yeux pour celui qui s’écarte un tant soit peu de la loi. Il peut même par excès de sens moral nuire à autrui en toute bonne conscience et de surcroit se trouver d’excellentes raisons de le faire. Le moraliste dispose d’un “savoir” qui lui dicte comment “faire” et déteint sur son “savoir-être” et son “savoir-vivre”. Son manque d’imagination en fait quelqu’un de parfaitement immobile, inscrit dans l’éternité des idées et par conséquent incompétent à gérer la mouvance de la vie et des relations humaines.
En procédant par élimination, nous approchons la définition du tact.
Autre qu’une politesse bien assimilée ou une tactique habile, il sait se saisir intuitivement de l’occasion, regarder autrui, pénétrer l’intimité de ses émotions. Ce qui le mobilise dans cette manière d’être, qui est tout sauf une attitude est la recherche d’un dessin plus fin, plus subtil dans les relations humaines. Il sait de quelle façon on peut détruire un être humain, il a pu éprouver la profondeur de certaines blessures, il reconnait en toute personne quelqu’un qui peut être victime de violences de toutes natures et y compris de sa propre violence. Pour résumer, il connait bien son monde et sait qu’il en sera mieux entendu au détour du symbolique que s’il utilise la force, fut-elle purement verbale.
Parce qu’il est en constante écoute de la singularité humaine, il sait que l’on ne peut faire autrement que s’adapter à elle, que l’on ne peut ni ne doit plaquer sur elle des règles définitives, des réponses toutes faites alors que tout est circonstanciel. D’une certaine façon, il se trouve en permanente insurrection contre la morale formelle avec laquelle il entretient des liens que nous allons tenter de définir.
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La conscience que la liberté d’autrui préexiste à la mienne, qu’elle en est même la condition, est-elle compatible avec la possibilité d’agir sur lui en usant de stratagèmes, de métaphores, de tout un outillage symbolique qui permettra à l’autre d’aller où je crois bon pour lui qu’il se rende ? Est-il complètement moral d’user du tact ?
Il nous faut d’abord revenir aux paradoxes de la morale.
La loi morale s’est imposée face au constat que la violence de chaque être humain envers un autre ne demande qu’à s’exprimer. Mais on peut toujours ergoter sur cette violence subtile et cachée qu’est la loi, il n’en reste pas moins que ce code de bonne conduite qui régule les comportements et donne des limites aux relations que nous entretenons avec nos semblables est ce qui a été inventé de plus solide pour permettre à l’humanité de se sauver. La loi morale impose en tous lieux avec une inventivité surprenante la force de la raison afin de construire patiemment ce que la violence brute et sans but n’a de cesse de déstructurer. La force de la loi morale donne forme à l’informe contre la violence qui, pour citer V. Jankélévitch, déforme, “difforme” ce qu’elle atteint.
La seule violence féconde serait donc celle qui impose à l’ego de se taire par amour pour l’autre. Ce sont par conséquent nos devoirs réciproques, acceptés bon gré mal gré, qui fondent nos droits singuliers mais à condition, nous scande Jankélévitch, de ne pas recevoir ces droits comme une juste rémunération de notre bonne conscience. Cette liberté que m’accordent les devoirs des autres, je dois la recueillir comme des miettes miraculeuses, sans fatuité, car la”spéculation sur les devoirs d’autrui peut traduire un grossier manque de tact, une grande vulgarité morale” (Jankélévitch, op. cité, p.178).
Prenons garde cependant de ne point tomber dans le piège de l’altruisme pur, qui nous ferait nous perdre infiniment dans l’autre et oublier que nous sommes faits pour agir, modeler le monde et non le contempler. La loi morale et les obligations qu’elle nous crée envers autrui ne doivent pas nous paralyser dans une sorte d’extase suffisante, dans une contemplation ad infinitum de notre propre pureté car “ Le royaume de l’impur commence tout de suite sur le seuil de la pureté. (...) Un soupçon indépistable d’intérêt propre, une trace indécelable d’égoïsme, un mensonge minuscule, une imperceptible arrière-pensée de ravissement...et la chaste conscience a déjà perdu sa virginité.(...) La toute petite idée qui trottine dans cette tête de grand philanthrope suffit à en ruiner le spécieux désintéressement, à vicier et saccager le magnifique édifice de vertu.”(V. Jankélévitch, Le pur et l’impur, p.280)
Le danger majeur pour la morale est donc de se prendre au sérieux et de tomber dans les pièges de la bonne conscience moralisatrice, purificatrice, détentrice d’une définition arrêtée du Bien. Or, de même que la pureté intentionnelle ne saurait être un état, la morale n’est qu’un cadre dans lequel s’inscrit l’inventivité de l’homme afin de contredire le caractère imprévisible des diverses expressions de sa violence : “Le monde renferme le bien mais aussi les forces du mal (...) Ce qui est mis en question, c’est l’homme, être redoutable parce que capable d’agir contre l’ordre du monde que maintient l’ordre moral ou qu’il doit maintenir.” (E. Weil,Philosophie morale, p.23)
L’histoire de la philosophie abonde en exemples variés de ce questionnement sur la lutte permanente des puissances constructives ou destructrices qui habitent l’homme. Chaque école tentant de préciser les règles de vie articulées autour de ce souverain Bien, dans la connaissance duquel pourrait se résumer la principale finalité de toute existence humaine : le bonheur.
Avec Kant cependant, on bascule d’une morale du bonheur à une morale du mérite. Mais le rigoureux impératif d’une action universalisable ne nous prive-t-il pas alors de notre liberté de choisir spontanémént, de nous adapter aux circonstances ?
Nous devons ici faire la différence entre morale formelle et morale pratique. La morale formelle reste un cadre théorique dans lequel peuvent être à l’infini recréées des valeurs conciliables avec la liberté de chacun et la raison universelle. Elle ne nous promet certes pas le bonheur, mais nous offre cependant les garanties inaliénables d’un “non-malheur”.
La morale pratique recherche au jour le jour l’équilibre d’un groupe humain, s’inscrit dans les relations interhumaines au mieux de leurs interêts. Il y aura bien sûr toujours un monde entre le “devoir-faire” et le “faire”. Mais le devoir-faire, dans la mesure où il aura été librement accepté par la communauté comme moyen terme évitant le déchaînement des passions , devient un socle solide sur lequel inventer les bonnes moeurs. Celles qui savent repecter la liberté et la créativité des uns et des autres sans que soient troublés les principes de non-violence.
Accepter la morale et ses règles c’est refuser de succomber aux pulsions immédiates et aux risques permanents auxquels nous expose la recherche du plaisir. C’est être, pour un individu soumis à sa contrainte, un peu plus libre malgré tout de “dire non à tout ce que, à travers son animalité, le monde lui présente comme promesse et comme menace” (E Weil)
La morale se doit donc d’être inventive si elle veut rester conforme au besoin de liberté et de responsabilité humaine. Elle ne doit pas enfermer les individus dans des principes étouffants : “L’invention morale est exigée de chacun, puisqu’elle seule donne la possibilité de vivre la morale et de vivre moralement ;(...) il faut de plus que l’action soit l’expression d’une vie morale qui (...) comprend le prochain comme unité vivante (...). Le progrès moral n’est pas essentiellement le produit de la réflexion, il est affaire de sensibilité, de faculté poétique...( E Wei)
Si la morale est bien ce cadre formel qui régule les pulsions de la vie, elle ne peut faire autrement que de se mouvoir avec les mots et les maux de la vie et de l’histoire, sans lesquels nous ne serions pas en mesure de citer ces très lents mais indéniables progrès dans le respect de la personne humaine. La morale moralisatrice étant par définition emprisonnée dans les filets ses certitudes, il devient alors moral de faire “bouger” la morale, de la détourner de ses tentations pour l’immobilisme et l’auto-satisfaction.
Agir, parler, écouter, être avec tact afin de mieux répondre à l’attente d’autrui, loin d’être une tactique, devient une exigence : celle que l’autre se réalise sans se faire ou que lui soit fait violence.
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Nous pouvons donc tenter de répondre à cette question : “Est-il complètement moral d’user du tact ?” Oui, car le tact procède d’une inquiétude, celle dont Jankélévitch nous dit qu’elle est “amère, elle ne se retourne jamais pour contempler le panorama de ses propres performances.”
Cette inquiétude nous rappelle le souci des artistes dont nous parlions au début.
Dans la recherche esthétique ou la quête d’une qualité du contact interpersonnel, il y avait une exigence éthique.
Dans l’exigence morale toute neuve et vivante que dessine le tact, dans son souci que les mots qui tissent les relations humaines empruntent plutôt les chemins détournés de la poésie en polissant nos phrases et nos comportements et aillent droit au cœur afin de mieux atteindre la raison, nous découvrons une recherche esthétique.
A travers l’élaboration sans cesse recommencée de codes de langage, d’approche et d’écoute du corps et de l’affectivité d’autrui, le tact réinvente sans se lasser une autre morale que celle qui est écrite. Le caractère à la fois unique et pédagogique de ses manifestations, sa nature insurrectionnelle, voire son insolence à peine voilée vis à vis de la Loi, enfin les liens très privilégiés qu’il entretient avec la circonstance en font peut être bien l’aiguillon d’une morale qui se cherche, à la frontière entre éthique et esthétique.