Depuis longtemps déjà, je ne croyais plus au hasard, ma vie ayant été traversée de bien trop nombreuses coïncidences. Et pourtant je ne croyais pas au destin non plus. A vrai dire je ne savais pas, quelque chose m’échappait. J’essayais d’aligner les évènements de ma vie, et de leur trouver un fil conducteur, de comprendre, de trouver l’élément clé, mais en vain je passais ces soirées à me poser ces questions. Cependant, je continuais à garder la certitude qu’il y avait quelque chose, quelque chose que je ne pouvais voir, mais que je sentais au plus profond de mon cœur. Je le savais.
C’est ainsi qu’un beau jour j’ai fait mon balluchon et je suis parti sur de sinueux sentiers, ceux que l’on nous conseille d’éviter, loin des grandes routes et de la civilisation. J’ai marché durant de nombreux jours, sans croiser guère de monde, sans apercevoir la moindre chaumière, m’abreuvant de l’eau des ruisseaux, me nourrissant de baies sauvages et de petit gibier que je chassais par mes propres moyens. Et puis j’ai croisé un homme. Il était beau, fier et bien vêtu, portait une barbe courte et bien taillée et un grand chapeau de velours. Il s’approcha de moi et m’adressa la parole. Alors je discutai avec lui de diverses choses et j’en vins à aborder le sujet de ma quête. Je lui demandai s’il croyait au destin, et ce dernier me répondit qu’il y croyait, mais que la prise de conscience de ce dernier nous permettait de le modifier. Intrigué, je lui demandai d’avantage de détails et il m’expliqua alors qu’une devineresse lui avait prédit, il y a de cela un an, que son meilleur cheval serait la cause de sa mort. Effrayé par cette prophétie, il chargea ses hommes d’emmener son cheval près du petit ruisseau et de l’abattre là. Voilà un an que ses domestiques avaient opérés la funeste charge, et l’homme était en chemin pour rendre hommage à la dépouille de son ancien destrier, tout danger étant écarté après tout ce temps. Il me demanda de lui tenir compagnie et je le suivi. Nous descendîmes jusqu’au petit ruisseau et découvrîmes à cet endroit les restes lugubres du destrier. Emu, mon compagnon de route, les larmes aux yeux, s’accroupit devant les os blanchi par les mois. C’est alors qu’un serpent tapi dans l’ombre de la carcasse se réveilla, sauta vers l’homme et le mordit au poignet. Empoisonné par le mortel venin, mon compagnon recula de trois pas, puis s’effondra, mort.
Horrifié par le lugubre spectacle, je me retournai vivement et tombai nez à nez avec un grand corbeau noir, perché sur une branche de chêne non loin au dessus de moi. L’oiseau s’adressa à moi de sa voix rauque et m’exprima que le destrier de cet homme avait bel et bien causé la mort de son maître. Le destin existe donc, affirmai-je au corbeau. Ce dernier me répondit que j’avais peut-être raison, mais que si la devineresse n’avait pas prédit cette sombre prophétie à l’homme, alors jamais il ne serait mort, car, son cheval vivant, il n’aurait jamais croisé le venimeux serpent. Le corbeau s’envola ensuite. La devineresse avait donc créé le destin de l’homme en le lui prédisant ? Comment était-ce possible ? Ces questions se mirent à tourner dans ma tête. J’entrepris de continuer mon voyage, je devais absolument trouver des réponses.
Alors j’errai durant de nombreux autres jours, si bien que j’arrivai un beau soir au pied d’un arbre si grand que ses branches se perdaient dans les étoiles. Au pied de cet arbre se trouvaient trois femmes, l’une jeune, l’autre vieille, et la troisième d’un âge intermédiaire. La vieille me dit s’appeler « passé », celle dans la force de l’âge se présenta sous le nom de « présent » et la plus jeune n’était autre que « ce qui devrait advenir ». Toutes les trois tissaient de longs fils qu’elles jetaient ensuite dans l’espace où ils se mélangeaient aux autres, formant une toile infinie. Je leur demandai si cette toile était celle des destinées, et elles me répondirent que c’était en effet le cas, mais que son fonctionnement était fort complexe. Elles me désignèrent un fil sur la toile, et expliquèrent que c’était celui de mon existence. La partie du fil correspondant à mon passé était figée, cristallisée, le point incarnant mon présent était encore légèrement flexible, mais la partie réservée à mon avenir était complètement souple. Elles m’instruisirent qu’il suffisait que je tire sur mon fil pour que toute la toile en soit modifiée, et elles avaient raison car à mon fil s’enroulaient d’autres nombreux fils qui eux-mêmes s’enroulaient à une multitude d’autres fils. Mais il y avait de même certains nœuds très serrés qui m’intriguèrent. Ces nœuds, personne ne peut les défaire, me développèrent les trois femmes, que tu sois un dieu, un homme ou une bête. Ils sont la partie de ton destin qui est inéluctable, mais tout le reste t’est offert et tu peux en faire ce que tu veux. Fais cependant attention à ce que quelqu’un ne tire pas trop sur son propre fil, car cela pourrait modifier l’orientation du tien avec...
Je contemplai fasciné le fil de ma destinée qui se déroulait sous mes yeux à travers l’espace infini, poursuivant sa longue cristallisation au moment même où je l’observais. Je remarquai alors un second fil, parallèle au mien. Celui-ci s’était enroulé autour du mien dans sa partie cristallisée, puis s’en était brusquement écarté sur une longue distance, et je le voyais revenir dans un avenir proche, et se réenrouler autour du mien, encore et encore, jusqu’à un point qui me semblait infini tant il était éloigné, si bien que ces deux fils semblaient ne faire plus qu’un. Je me retournai alors vers « ce qui devrait advenir » et lui demandai à qui appartenait ce fil. Elle ne pu me répondre car, dit-elle, la connaissance de mon avenir risquait de modifier dangereusement celui-ci, comme l’homme dont le destrier avait causé la perte.
Alors tout à coup la toile disparut, et avec elle les trois femmes, et le grand arbre cosmique. Je me retrouvai dans mon lit, les yeux encore embués par le rêve que je venais de faire.
J’avais trouvé les réponses à mes questions.
Enfin... presque...