Il faut toujours faire quelque chose : marin-pêcheur ou précheur malin, astrophysicien illuminé ou astrologue charlatan, chômeur ou chuteur, camionneur ou kamikaze, faire la fête ou faites l’affaire, ferrailleur ou faire-valoir, oublier ou désespérer, écrire ou consulter un psy, lire ou aller voir un ophtalmo …
Et on doit toujours être : blessé si on se panse ou déprimé si on pense trop, endetté si on dépense trop ou obèse si on se remplit sans cesse la panse, en bonne santé ou mourant d’ennui, retraité ou cotisant pour la retraite, démuni ou bardé de munitions, paraître ou exister par être interposé, à l’ombre d’un hêtre ou sous la lumière d’un néon, anéanti ou nanti …
Il avait décidé une fois pour toute de ne rien faire après avoir définitivement refusé d’être.
“Deviens ce que tu es” a dit le philosophe.
Un mort en puissance ne peut devenir qu’un disparu. Il avait donc devancé l’appel en s’engageant sous le drapeau du rien.
Bien vivant mais en marge de tout y compris de lui-même. C’était pour lui la seule vraie liberté : choisir le non-être. Un mort-vivant.
Ce qu’il ne réalisait pas, c’est qu’il était prisonnier de son dogme.
Le non-être, c’est encore une façon d’être !
Toute pensée, toute attitude face à l’existence, toute croyance contient sa propre contradiction.
Dire avec Kafka que l’existence est absurde est un non-sens. On ne voit pas comment un être qui vit dans l’absurde peut émettre des affirmations ayant un sens.
On dit aussi que ce sont les doutes qui font avancer. Si c’est une certitude, elle ne permet guère d’avancer, une telle affirmation étant elle-même douteuse et ainsi de suite. De quoi perdre la raison. Mais encore faudrait-il en être doté !
C’est sa folie qui permet à l’homme de disserter sur sa propre absurdité.
La notion de sens n’est que le pur produit du dérangement et de la mégalomanie de l’esprit humain. Elle ne correspond à aucune nécessité de l’univers et de la vie qui s’en moquent totalement.
La conscience, scorie d’un cerveau détraqué, crée le sens qui devient l’essence artificielle de toute chose qui n’en a pas besoin pour exister.
On ne peut pas comprendre le monde et la vie si on s’obstine à vouloir leur donner un sens. Et comprendre sans donner un sens, l’homme est trop aliéné à sa faculté de réfléchir et de se mirer, tel Narcisse, pour en être capable.
Au fond, pour être serein, il suffirait de ne pas s’obstiner à attribuer de finalité à quoi que ce soit, y compris à sa propre existence. Mais une telle banalité de comptoir est très équivoque puisque renoncer à donner un sens procède d’une démarche sensée dont l’être humain est incapable.
L’homme est la première victime de sa propre capacité à se poser des questions sans réponses. Incommensurable maladie de l’intelligence. Onanisme de l’esprit.
“Bienheureux les simples d’esprit …” La Bible a dû être écrite par des extraterrestres d’une si grande humilité qu’ils n’éprouvaient pas le besoin de justifier leur présence.
Il lui était si difficile d’être une bouteille vide plutôt que de passer sa vie à la remplir, qu’il en vidait à chaque heure du jour et de la nuit.
Mais boire c’est encore faire quelque chose même si c’est pour oublier d’être.
Et pour qu’il puisse les vider, il fallait bien que d’autres les remplissent. Un parasite.
Conscient d’être une sangsue qui tête et pas un non-être, il décida de cesser de boire.
Refuser les paradis artificels, c’est choisir quelque chose et donc faire. Contradiction sans issue.
Il ne restait qu’une seule solution.
Il acheta un solide corde, bien décidé à en finir.
Au moment de passer à l’acte, il réalisa qu’il allait faire pour devenir un pendu.
Etre mort, c’était devenir ce qu’il serait à terme. Pire que tout : doté d’un statut incontestable, reconnu de tous et sans aucune réserve. Il suffit de voir le décorum, les cérémonies, les cultes qui entourent les disparus depuis toujours.
Ce que chacun fait ou est peut être contesté, critiqué par les autres. Nul ne s’en prive ! Mais personne ne met en doute l’état de défunt. Reconnaissance éternelle. Unique certitude.
Pour quelqu’un qui ne voulait pas être, décider de lui-même d’accéder à cet état aurait été un comble !
Il n’en aurait pas conscience, mais c’était contraire à son choix de n’être rien.
Il y renonça également.
Il se réveilla brusquement, le front en nage.
Lorsqu’il voulut se lever, impossible de bouger. Il était sanglé sur son lit. Incapable de faire.
Quelle ironie ! Il ne pouvait comprendre qu’il avait atteint son but.
Quoiqu’être aliéné …
“Deviens ce que tu es” disait le philosophe qui l’était devenu. Fou ou philosophe ?