Je ne puis, Orphée, me détacher de ta lyre. Je ne puis m’éloigner de ton impatience. En moi, gronde ta voix, monte ton chant. En moi naissent tes arpèges, tes arias qui grandissent jusqu’à l’apogée. Ton impétuosité coule en mes veines, me domine et m’accable si souvent.
Muse ? Egérie plus que poète ?
Emprise des mots, étreinte sauvage, envoûtement peut-être, allégeance, désir de dire toujours renaissant... Qui parle en moi ? Qui voit en moi ?
J’aimerais que ce soit non ton regard, Orphée, mais celui d’Eurydice, l’évanescente qui suscite le chant, qui l’accompagne et l’élève.
Qui peut, mieux qu’Eurydice, dire cette vie aux enfers et la lente remontée ? Qui peut dire, mieux qu’elle, l’attente inquiète, la crainte du regard qui anéantira ? Qui, mieux qu’elle, peut exprimer l’extrême fragilité d’un moment, d’un passage, le danger d’une rencontre pourtant désirée ? Qui d’autre sait les limites de l’existence, la plénitude, l’intensité et la puissance du vivre si proche de la mort ? Qui connaît mieux le vertige ?
Peut-on être Orphée et Eurydice ? Celui qui chante et celle qui voit, qui pressent ?
Mêler les regards, entrelacer les voyelles, imbriquer ses mots dans d’autres mots, épandre les eaux, tresser les herbes... Combler les creux, remplir les vides, accueillir chaque courbe, n’est-ce pas, enfin, la polyphonie tant espérée ?