La lumière avait fini par disparaître. Deux paupières alourdies par une activité trop intense étaient retombées, noyant un cerveau et son propriétaire dans le noir le plus complet. Quelques muscles se relâchèrent. La position couchée du corps qu’ils soutenaient évita une chute malencontreuse. Un souffle régulier succéda à la respiration haletante qui imposait son rythme. Des neurones cessèrent leur activité, d’autres se réveillèrent.
Angus dormait.
Des images commençaient à circuler de synapse en synapse dans son cerveau. Des paysages agréables, un ami qu’Angus n’avait pas vu depuis longtemps, des réminiscences du journal de vingt heures, et d’autres souvenirs pêle-mêle bouillonnaient dans la partie supérieure de sa tête. Les restes d’un après midi sur une plage s’imposèrent presque tout de suite, délogés un quart de milliseconde plus tard par un gros chien courant dans une ruelle, puis par un bébé tendant les bras à une vieille dame aux traits flous mais connus. Les images passaient en désordre comme sur un écran de cinéma, sans le son mais le plus souvent en couleurs, projetées par l’inconscient du jeune homme. La foule des souvenirs et des impressions était passée en revue dans un fouillis indescriptible. Certaines images revenaient plusieurs fois, d’autres apparaissaient systématiquement dès que le rythme se relâchait.
Angus rêvait.
Son rêve l’emmena progressivement vers une rue qu’il ne connaissait pas, le fit s’introduire dans un appartement qu’il n’avait jamais visité, et le fit s’asseoir aux côtés d’une inconnue. Celle-ci mangeait en silence des crevettes à la moutarde, et lui en proposa. Elle avait un nez retroussé comme celui d’un enfant, ou d’un porcidé, des taches de rousseur lui mangeaient une partie du visage, et une mèche blonde lui balayait les yeux, qu’elle avait brun pour ne pas dire marron. Sa tête était portée bien haute par un cou presque trop long, ses seins n’offraient qu’un pauvre relief au dessus d’un ventre long et plat soutenu par de maigres hanches. Ses cuisses étaient soigneusement fermées sur ce qui aurait pu ajouter une touche de couleur à sa peau blanche. Angus s’attarda longuement à la regarder car elle était nue. Il tendit le doigt pour cueillir une goutte de moutarde délicatement installée sur le sein droit de la demoiselle, mais interrompit son geste une demi seconde avant que leurs peaux ne se frôlent.
Dans un coin de la pièce, observant Angus de ses gros yeux globuleux, un poisson rouge attendait.
Le matin était toujours difficile pour Angus. Le réveil, le bol de café qui brûle les lèvres, les informations catastrophiques à la radio, les engueulades rituelles dans les embouteillages, le bonjour des collègues de bureau, toutes les petites contrariétés dont cette période de la journée s’accompagnait ne le satisfaisaient pas. Il se réveillait en général vers midi, afin d’aborder sereinement son non-travail de la journée. Son emploi de correcteur dans un journal destiné aux adolescents pré-boutonneux ne lui prenant que le temps qu’il voulait bien lui laisser, Angus occupait ses demi journées à des futilités de la plus haute importance. Cela consistait le plus souvent à lire du latin à voix haute dans le bus, à se déguiser en terroriste nippon pour aller faire ses courses ou à faire la course avec des chihuahuas sur les grands boulevards. Il nourrissait une passion presque inconvenante pour la philatélie, et il était capable de parcourir d’énormes distances afin de se procurer un timbre de nouvelle Papouasie datant de 1931 ou pour admirer la fantastique collection d’un célèbre amateur suisse. Une pièce entière de son appartement était consacrée à ses trouvailles, et il s’enorgueillissait volontiers de croire que la quantité de ses timbres autant que l’extrême rareté de certains faisaient de lui un philatéliste de très haut niveau. Angus vivait seul, aucune femme n’ayant jamais pu s’accorder à son cerveau trop fantasque.
Le matin était toujours difficile pour Angus. En particulier lorsqu’un rêve bizarre le réveillait. Le poisson flotta quelques instants encore devant ses yeux, puis disparut. La lumière frappa la peau du jeune homme, et le réchauffement qui suivit cet affrontement moléculaire ne suffit pas à atténuer la gêne qui s’était installée en lui. Le réveil indiquait une heure inhabituellement faible, et Angus décida, contrairement à tous ses principes, de se rendre à son travail. Des occupations autrement plus importantes l’attendaient pourtant : il avait prévu ce jour là de se promener à reculons dans une rue commerçante, de s’asseoir une heure ou deux aux côtés d’un clochard pour discuter des jupes qui passaient, de manger une choucroute avec un végétarien anorexique, et d’attraper un courant d’air avec un filet à papillon. Il avait surtout rendez vous avec un authentique sujet de Guinée équatoriale pour échanger certain timbre d’une valeur inestimable.
Angus se rendit à son travail. Il se brûla les lèvres en buvant son café, prit le bus, eut à subir les commentaires ineptes de ses voisins sur le temps, sur les embouteillages, et sur leur soirée follement romantique avec leur moitié sentimentale. Il dit bonjour à ses collègues, passa se faire engueuler chez son patron pour les quelques articles non corrigés qui s’amoncelaient dans son casier, embrassa distraitement mademoiselle Claudine, la secrétaire qui l’aimait en secret. Il poussa la porte de son bureau, ne remarqua pas les fleurs soigneusement disposées dans un vase par Claudine, referma derrière lui et s’avachit dans son grand fauteuil de cuir.
La lumière avait fini par disparaître. Deux paupières alourdies par une activité trop intense étaient retombées, noyant un cerveau et son propriétaire dans le noir le plus complet. Quelques muscles se relâchèrent. Un souffle régulier succéda à la respiration haletante qui imposait son rythme. Des neurones cessèrent leur activité, d’autres se réveillèrent.
Angus dormait.
La jeune fille le regardait attentivement. Ils étaient dans un parc, accroupis sous un chêne, ils ne disaient rien. Elle était habillée, cette fois, d’une robe d’été mauve et d’une fleur dans les cheveux. Ses yeux se plongèrent dans les siens, qu’elle avait brun, pour ne pas dire marron. Un brin d’herbe vola, emportant une fourmi jaune avec lui, et le vent facétieux le déposa, avec sa passagère, sur la joue de la jeune fille. La fourmi jaune descendit de son perchoir et alla chatouiller le coin de cette bouche qu’elle découvrait. La jeune fille fit la moue, et tendit les lèvres. Angus avait levé les yeux au ciel, et approchait sa bouche de celle qui s’offrait à lui. Le mouvement de son corps cessa soudain.
Dans un coin du ciel, observant Angus de ses gros yeux globuleux, un poisson rouge attendait.
Le poisson ne disparut pas aussi vite que la première fois. Il flotta longuement sous les paupières d’Angus avant que ce dernier, en les ouvrant, ne mette fin au charme. On frappa à la porte. Mademoiselle Claudine annonça une alerte au feu qui, quoique factice, n’en découragea pas moins la surprenante envie de travailler du jeune homme. Il sortit, et se dirigea vers le quartier des philatélistes. Les rues lui semblaient grises, engluées dans ce matin qu’il ne connaissait pas, et qui leur donnait un relief particulier, comme une absence de lumière, comme un soupçon d’anodin qui n’apparaissait pas dans l’éclat de ses demi journées habituelles. Il passa devant des boutiques sans les reconnaître. Le brouillard les recouvrant dérobait à ses yeux mal éveillés les détails qui le réjouissaient d’ordinaire. Il ne pensa pas à discuter des crises botaniques avec son mendiant sourd muet. Il avait l’impression de découvrir une ville inconnue, et cela ne lui plaisait pas.
Guersande l’attendait. Elle avait une nouvelle pièce à lui montrer. Un timbre qui n’existait qu’en trois exemplaires, acquis à prix d’or auprès d’un chinois agonisant. Ce timbre représentait un projet de grande muraille en bambou qui n’avait jamais été réalisé à cause d’attaques répétées de pandas sur les premiers chantiers. Angus aurait dû être enchanté de la trouvaille, et offrir une tournée générale à son fournisseur. Il n’en fut rien. Il but son demi en ne s’extasiant pas suffisamment devant le petit bout de papier jauni qui frétillait entre ses doigts. Guersande, déçue, disparut. Le timbre tournait et se retournait devant Angus, ce dernier ne le voyait plus. Ses yeux regardaient loin devant lui, comme attirés par autre chose. Angus ne voyait plus rien.
La lumière avait fini par disparaître. Deux paupières alourdies par une activité trop intense étaient retombées, noyant un cerveau et son propriétaire dans le noir le plus complet. Quelques muscles se relâchèrent. Un souffle régulier succéda à la respiration haletante qui imposait son rythme. Des neurones cessèrent leur activité, d’autres se réveillèrent.
Angus dormait.
La jeune fille marchait à côté de lui le long d’une route déserte. Quelques mouettes crachaient leur fiente autour d’eux. Le jaune des rayons du Soleil faisait voler les cheveux dorés qui encadraient son visage. Angus ne disait rien. Il ne pouvait que la contempler, observer ses jambes moulées dans un pantalon vert, et gris. Un grain de sable jauni par le soleil rebondit sur le bras nu de la jeune fille. Angus regardait ce bras. Il lui sembla que le sien se balançait au même rythme, et il voulut que leurs peaux se touchent, que leurs mains s’étreignent. Il fit un pas de côté, comme pour se rapprocher du corps désiré. L’étreinte n’eut pas lieu, une voiture passa, s’arrêta.
Assis à la place du mort, observant Angus de ses gros yeux globuleux, un poisson rouge attendait.
Une bourrasque éveilla Angus, dérobant du même coup le timbre jauni qui ne frétillait plus entre ses doigts. Vivement appelé à la réalité, Angus ne fit pas attention au poisson qui disparaissait en ricanant. Il se leva brusquement, bouscula la table, le verre de bière qui se trouvait encore dessus, se retrouva à quatre pattes à chercher son trésor. Il l’avait à peine observé, il ne s’en était pas délecté pendant des heures avant de le ranger soigneusement dans son plus bel album...! Angus regarda sous un chien qui passait, glissa sa tête entre les barreaux d’une bouche d’égout, vérifia au passage les pneus d’une demi douzaine de voitures, se foula la cheville, et aperçut enfin le timbre voltigeur.
L’objet de son désir gisait au milieu d’une flaque d’huile jaunâtre, flottant comme un navire en perdition au milieu d’un océan urinaire. Angus se précipita, au mépris des passants et autres encombrants, ne sentant pas sa cheville droite crier sa douleur en araméen. Il courut aussi vite que le lui permettaient ses muscles, sauta, plongea, et se retrouva le nez dans l’huile, les bras en croix, le dos en compote, le menton douloureux, la deuxième cheville cassée...
...mais sans le timbre.
Angus sentit le désespoir s’insinuer en lui comme l’eau sale se glisse dans les pores de l’éponge. Des larmes vinrent même humidifier ses joues, et elles firent quelques "ploc" lorsqu’elles entrèrent en contact avec l’huile de la flaque. Les yeux du jeune homme s’embuèrent, et un sanglot faillit secouer son corps brisé. Il regarda la flaque, source de son désespoir, et coupable de sa folie.
Un spectacle étrange lui fit oublier sa rancœur.
Dans le reflet jaunâtre que lui renvoyait l’huile, une jeune fille tenait son timbre, et l’observait, étonnée. Un nez retroussé comme celui d’un enfant, ou d’un porcidé, des taches de rousseur qui mangeaient une partie d’un visage, et une mèche blonde qui balayait des yeux. Une jeune fille le regardait attentivement, sortie d’un rêve. Ses yeux étaient brun, pour ne pas dire marron.
Angus tomba amoureux.
Ses yeux étaient de ce brun dont on a peint les troncs d’arbre, et les portes des maisons. Ses cheveux dont le blond était sali par le jaunâtre du reflet tombaient de son crâne comme de la paille mal coiffée. Ses mains, refermées sur le timbre comme sur une hostie, semblaient capable de remuer un cœur, ou une forêt... Angus tomba amoureux, et voulut se retourner, pour le lui dire. Son corps désarticulé ne lui permit pas ce tour de force. Posé sur ses épaules, un piano à queue l’empêchait de faire face à son rêve, de faire parler cette bouche qu’il adorait, de faire tinter ses mots à ces oreilles qu’il aimait. La vision s’évanouit peu à peu de la flaque. La jeune fille disparut, et Angus resta seul, avec sa douleur, avec son désespoir... Et sans son timbre.
Dans un coin de la flaque, observant Angus de ses gros yeux globuleux, le poisson rouge triomphait.