12 marsJe suis passée chez toi, tu n’y étais pas. Dommage...Tu as vu les premières fleurs, enfin, la première fleur, sur le cerisier, le grand, celui qui donne sur le canal, c’est toujours là qu’on la trouve. Cette année j’ai fait un lien autour du rameau, on verra si c’est aussi la première cerise...On la partagera, mais qui crachera le noyau ? Bon, je t’attends quand tu veux, je te laisse la lettre sous le volet, je t’aime, à demain ?13 marsAllô, c’est moi, bon, je vois que tu ne réponds pas, je ne sais pas si tu as trouvé ma lettre d’hier, je pars, je ne serai pas là pendant plusieurs jours, je n’ai pas vraiment envie vu qu’il fait trop beau, mais je serai là l’autre dimanche soir, j’arriverai tard, tu m’appelles demain ?14 marsPas de réseau, les textos passent mal, aucun message de toi... Je t’aime, tu me manques, où es-tu ?Mars se rapproche de la Terre, l’idée me plaît, elle vibre rouge au sud est, elle sera au plus près dans quelques semaines, tu en dis quoi ?15 marsPrairie-wedding@. J’ai trouvé un PC avec Internet, je vois que tu ne me réponds pas, j’ai sans doute eu tort mais j’ai quelque chose à te dire de grave, c’est-à-dire de vraiment important, tu m’as dit : j’ai déjà compris. On verra. De toutes façons on en reparlera. Je voudrais que tu me répondes, je ne peux pas rentrer dimanche. Ici, ils m’ont demandé de rester encore un peu. Ne me laisse pas comme çà sans nouvelles, je voudrais entendre ta voix, j’ai rencontré D. qui m’a dit que les cerisiers commençaient à fleurir, j’aime quand c’est cette saison, tu m’aimes ? Pourquoi ce silence ? Je t’appelle demain, sur le portable ou chez toi, mille baisers.16 marsJ’imagine Céret, la plaine du Tech comme à peine enfumée de ses cerisiers en fleurs, ceux du Ventoux, des jardins, des bords de routes, et ceux abandonnés aux troncs plus noirs, puis un peu plus tard, en pleine montagne, les merisiers sauvages, dans les bois de châtaigniers et de chênes, qui suivent les failles, les pentes, émouvants de fragilité dans l’immensité des forêts.17 marsDu bateau, on voyait le soleil se coucher, très lentement, il faisait encore chaud, tiède presque comme en été, un soleil rouge, comme une inflammation jusqu’à la mer, à l’horizon de plus en plus bas, puis fini, juste le ciel à l’ouest encore immensément lumineux, je me suis tournée vers l’est, adossée au bastingage, sur ce côté la mer rendait au ciel toute sa lumière, et à ce moment précis, comme dans un balancement d’astres, la lune se levait pleine, pâle et froide, un visage triste. La nuit est tombée, d’abord sur les terres, puis autour de la lune, puis dans tout le ciel, nuit totale longtemps contestée à l’ouest par le seul souvenir peut-être du soleil.18 marsDonc tu as décidé de ne pas répondre. Je te reconnais, je reconnais l’enfant que tu as été, et l’adolescent, je reconnais l’homme impossible que tu es devenu, à peine adouci. Ta mère, quand elle parle de toi enfant, j’ai l’impression de te voir, de te sentir avec toute ta colère, avec cette fuite imminente, palpable que l’on ressent comme possible à tes côtés. Que dire, je t’écris quand même, de l’autre côté de la mer, la mer entre nous comme un patio, je t’écris...19 marsJ’ai regardé les étoiles avec J. ce soir. Tu la connais, elle parle sans arrêt, elle fait des liens permanents, elle a une étoile préférée, elle reconnaît une maman étoile, des enfants étoiles, elle demande pourquoi, elle demande comment, et où, c’est sans fin. On a vu une étoile filante, puis elle est allée se coucher avec son encyclopédie, maintenant elle lit. Elle pleurait l’autre soir, inconsolable, sur la place des Neuf Jets, à cause d’un pigeon, elle croyait qu’il ne pouvait plus voler ni marcher, elle voulait l’aider. Quand elle pleure elle a les yeux plus verts encore, de ria galicienne. Hier, elle m’a dit un poème qu’elle a inventé, on était dans la voiture, je l’ai noté : « C’est le bleu que j’aime, c’est le bleu que j’écoute, c’est le bleu que je trouve que je lave et que je repasse, c’est le bleu que j’aime en moi, c’est le bleu de l’autre en moi, le petit bleu, le bleu que je préfère. »20 marsThierry. Tu voulais que je te parle de lui, je ne sais pas dire grand-chose, quelques bribes.C’est d’abord une masse de cheveux serrés, blond fané et doré, masse impénétrable qui protège le front comme un seuil. Et un sourire dans les yeux bleu foncé.Toujours au bord d’une interrogation, ébauche ironique et inquiète. Il a les gestes d’une brusquerie insensée, la parole rugueuse, provocante. Corps debout en proue de ses songes mal fermés, bouche close, front abrité, il attend.Je l’ai vu, debout, au guet derrière une vitre éclairée dans la nuit froide, attendant ceux qui manquaient, dans l’inquiétude, caché dans la petite cuisine.Je l’ai vu aussi couché à l’avant blanc et chaud d’un très petit voilier, les deux mains dans l’eau qui roule sur les bras brunis, les doigts au fil de l’eau, les yeux fermés, souriant.Et encore, je l’ai vu dormir tout en haut de cette maison immense, froide dans l’hiver du Jura.Chambre où la neige entre en bruine fine sous le vent hurlant et se dépose toute la nuit, sur le plancher, sur le bois des meubles, sur le lit, la couverture, les draps, sur ses cheveux, linceul léger et prémonitoire.Enfant froid au matin, poudré de purs cristaux, et qui descendait, pieds nus, l’escalier givré.Il neige dans la chambre de Thierry, disent les enfants émerveillés.Et tous maintenant dorment au chaud. Mais l’enfant est seul encore dans son lit glacé.-----21 marsEncore lui. Sans matelas, parfois sans draps, il dormait avec son corset. Quelques incursions dans la maison avec un air de corsaire mal réveillé, et retraite immédiate dans la chambre pour de longues heures, enfermé, silencieux, un don particulier pour le poker, la haine de perdre au Monopoly, la coïncidence exacte de ses arrivées dans la cuisine avec l’odeur des crêpes, son amour du sirop d’érable, les passages dans le vide d’une mezzanine à l’autre au-dessus de la table en verre, sa force, presque sa brutalité, sa faiblesse, son apparente indifférence mais son souci aigu et permanent, et très soigneusement celé, de son frère.J’ai grandi quelques années avec eux, quelques étés, de longs moments d’adolescence.Ils sont morts tous les deux.22 marsQuand j’étais petite, je regardais une émission à la télé, le pianiste me fascinait, il s’appelait H. Je l’aimais, je rêvais. J’ai appelé mon fils comme çà en pensant à lui. Cà s’appelait Noëlle aux Quatre Vents... Drôle, tu ne trouves pas ?Je ne sors presque plus, je reste enfermée, je dors, je rêve, je laisse passer le temps.23 marsOù est cet enfant, petit garçon aux si beaux yeux, aux cheveux laissés longs qui tombaient en anglaises, cet enfant qui parlait mal, impérieux, tendre, toujours sur mes genoux, ses pieds qui tenaient dans ma main, et qui glissait son petit bras autour de mes épaules très tôt le matin, qui passait ses journées en vacances assis sur le tracteur du voisin, ce petit-là, où est-il ?Il y a dans ma maison un presque homme qui a les mêmes yeux, la même manière ombrageuse d’aimer et de sourire, un bel adolescent qui me regarde d’en haut, qui me soulève dans ses bras.Où est cet enfant quand je n’y pense pas ? Et quand je n’y penserai plus, absente à moi-même, en allée, où sera-t-il ? Qui encore le trouvera ? Où est celle qui saura, dans un lumineux amour, scruter en filigrane cet enfant-là, de moi seule connue et par elle seule reconnue, l’appeler et voir doucement, furtivement, en transparence de l’homme, cette très farouche apparition, et faire battre dans le secret de son cœur l’enfant nu qui sommeille, à peine mais toujours, mon fils, mon amour.24 marsJ’arrive demain. Aujourd’hui, je me suis promenée dans ce parc, tu sais, où il y a ces grandes demeures blanches, je connais bien cet endroit, je connais tout le monde. Ils sont tous gentils, mais je préfère m’en aller et revenir ici.25 marsJe suis sortie ce soir boire un verre, çà devient rare, j’ai rencontré R.Il remue de l’air et crache du verbe, il picole au signifiant, bouffe de la métaphore, accroche ses mains aux étoiles, laboure toute la poésie du monde, il éructe, parle de plus en plus fort, c’est un poète tonitruant, un gentleman à la bière et au comptoir, un intuitif puissant et inégalable, un homme qui parle, quel événement, un homme qui cherche les mots, les roule, les jette et les reprend, qui construit un monde de mots, sans fatigue, sans relâche, et puis qui oublie, un homme qui se régale de ses mots, qui gobe avec délice ce flux montant de la parole, avec lui seul plus que tous les autres, j’éprouve ce plaisir physique de parler, de dire, de cheminer dans la parole, le rire, la voix, les mots, quand il ne sait plus, il dit n’importe quoi, ou deux fois la même chose, les autres disent il est agaçant, tu le connais, il dit n’importe quoi, il ne sait pas se taire, faut toujours qu’il parle, oui, dans l’excès, et quel bonheur, cette eau gonflée qui charrie or et boue, qui roule tant de déchets et quelques fulgurantes et poétiques pépites, je pourrais ainsi rester des heures, au bord de R., à l’écouter, sans tamis, juste, par moments, pour ces paroles traçantes, qui m’impriment dans l’âme des impressions puissantes. Avec lui, je parle. Pas assez, il paraît...26 marsPersonne ne répond, c’est-à-dire tu ne réponds pas, je m’inquiète, personne ne t’a vu depuis plusieurs jours. De toutes façons, personne ne me parle vraiment, on dirait qu’ils ne veulent rien me dire.27 marsJe ne sais plus quoi penser, je suis passée chez toi, j’ai vu de la lumière et tu n’étais pas là. Je te laisse cette lettre sous le volet, comme la dernière fois, là, c’est la nuit, je suis sortie marcher un peu vers les Capucins, je préfère marcher la nuit, je réfléchis mieux, je suis seule, les cerisiers sont en fleurs, la nuit ils sont blancs dans la lune, c’est étonnant, le Canigou est encore plein de neige, il résonne de lumière, c’est la pleine nuit et on le voit. Tu me manques, c’est dur de me laisser comme çà, un mot, un signe, je t’en prie.-----28 marsCe que tu devines sans doute de moi, de ce que j’ai à te dire, te fait peur, t’épouvante. Peut-être que tu te mets à me détester à cause de ta propre peur. L’eau débordait des ruisseaux dans les rues tout à l’heure, elle coule, elle va. J’imaginais que tu pouvais être heureux de ce que j’avais à te dire, un bonheur qui serait comme ce débordement.Je marche comme dans un rêve, je vais au gré des heures, parfois, je ne sais pas où je suis.29 marsTu t’es approché de moi et tu m’as dit : « tu me tues, tu le sais que tu me tues ? », je ne le savais pas, tu as pris dans ma main des amandes, tu m’as donné à boire, à manger, tu as chanté avec moi, tu as soigné mon mal de tête, tu m’as suivie, et je t’ai précédé où je savais que tu irais, tu t’es sans cesse rapproché de moi et je t’ai sans cesse laissé la place, j’ai cherché ton regard et j’ai jeté des ponts de ta pensée à la mienne, j’ai pisté la trajectoire possible de ton cœur vers le mien, j’ai attendu, sans espérer, j’ai enroulé autour de moi le fil tendu de ton regard, j’ai épié ton désir, je t’ai laissé tisser des liens et je les ai arrimés fort de ton cœur à mon cœur, les nœuds maintenant sont là et comment les déferons-nous ?Je t’ai regardé de si loin venir vers moi, me retournant sans cesse pour voir si c’était bien de moi qu’il s’agissait, je t’ai vu surgir d’où je n’attendais plus que le monde recèle encore un tel amour, j’ai écouté ton pas, incertain, qui venait, et mon cœur, incrédule, qui battait, j’ai douté, redouté, j’ai prié pourtant qu’il en soit ainsi, et toujours doutant et redoutant, je t’ai vu, obscur, avancer vers moi ton sourire et tes yeux, je t’ai observé, palpitant et étranger à ta vie, je t’ai vu émouvant et vivant dans ton monde immobile, monde figé dans une douce posture, douce imposture qui semblait si peu suffire à ton exigeant, secret, mais terrassant désir de vivre, je t’ai vu les mains tendues comme un errant et j’ai espéré être ton rivage.En toi, je connais l’enfant nu qui tient par la main l’homme que tu es, je sens sans savoir les nommer tes blessures, je sais comment tu vibres sous ta mince armure, les paumes offertes et le cœur gonflé, je te vois qui tente de contenir un horizon entier d’émotions dans le seul fil de tes yeux, depuis le premier jour, la première heure, le premier regard et tes premières réponses, et malgré nos absences et malgré nos attentes, je sais tout çà de toi. Tu ne sais pas encore comment je bois tes mots, tu ne sais pas encore ce que tu ouvres en moi, ni comment ce que tu souffles tout bas à mon oreille irrigue puissamment mon corps entier, qui n’a plus faim, ni soif, ni sommeil, mais seulement très froid loin de toi, aujourd’hui le temps passe, impalpable. Où es-tu ?Tu chancelles au bord de tes gouffres, tu repousses à mains nues et avec un pur cœur d’enfant tes ténèbres, et tu en portes encore l’ombre étrange sur ton visage, tu doutes sans cesse, un doute géant, dévorant, tu avances comme un funambule poursuivi, par quoi ? sous la battue des doutes, ton âme étagée, ton cœur dans la crypte, et ton corps de garçon encore rétif à l’homme que tu es. Marcher vers toi c’est comme un chemin au nord et surgir au soleil, c’est comme une rivière froide qu’on explore et qui recèle un courant secret et chaud, prends-moi, arraisonne-moi, soumets-moi, garde-moi, emporte-moi et délivre-moi de tant d’attente, de tant d’attente, tu ne sais pas que toute ma vie a été à attendre, à attendre celui que tu es, à attendre celui que le monde gardait pour moi dans son ventre chaud, pour moi seule à cet instant-là de ma vie, pour moi tes mots qui sont ceux que j’aurais dits, tes gestes ceux que j’aurais eus, ta peau, tes mains, tes épaules, ta voix que j’aime, pour moi ton cœur et pour moi ton âme libre, pour moi ton corps, je t’aime, emmène-moi...Tu as peur ? Tu recules ? Tu sembles vivre à Pompéi depuis si longtemps, qu’as-tu vu de la vie, puceau et frêle, que sais-tu, tremblant, du désir qui t’a laissé sans ressources, sors de tes cendres, regarde le soleil, oublie-moi ou prends-moi, dis-moi quelque chose, parle-moi...Tous les jours, je pense que çà te passera, qu’un matin tu me verras comme une coquille vide, vidée de ton désir, et que tu ne comprendras pas ce qui a brûlé en toi. A chaque heure de la journée je pense : il m’oublie, l’oubli est à l’œuvre en lui, ou n’est-ce pas encore commencé, dans une heure, ce soir, cette nuit sera fatale, demain il m’aura oubliée, ou alors c’est fait déjà, c’est fini d’hier soir et je n’ai rien vu, rien senti, il a cessé de m’aimer et je n’en ai rien su, il me le dira plus tard, ou bien il n’ose pas, il ne sait pas comment faire, il va falloir l’aider, le lui faire dire, chaque fois que j’entends ta voix, c’est un bonheur à l’ombre de cette terreur là, qui me semble inéluctable, tu ne m’aimes plus et c’est maintenant que tu vas me le dire, j’attends, le souffle court, le cœur à l’agonie, les phrases passent, tu ne dis rien d’autre que ce que je désire entendre, comment le croire, je marche comme au champ de mines, comme dans une forêt peuplée de francs-tireurs, j’attends la balle qui va me faucher, les yeux fermés, encore un pas, encore un, je serai déjà tombée quand j’entendrai la détonation, quand tu me diras je ne t’aime plus, je serai déjà tombée aussi, je suis déjà tombée, c’est un supplice, rien d’autre ne me fait peur que çà, t’entendre dire « je ne t’aime plus, je ne sais pas ce qui m’a pris, oublie-moi, oublions-nous, oublie... »Oublie.30 marsJe ne veux pas me marier avec toi, je ne me marierai jamais avec toi, tant de lis, tant d’arums blancs, de robes blanches, tant de signes pour rien, pour rien.-----31 marsCe sont des souvenirs douloureux, on dirait que ce sont les miens. Il étouffait aussi les pigeons, une tête entre chaque doigt et revenait comme çà du pigeonnier, les mains bruissantes de vies à l’agonie, avec ce bruit sec des ailes qui battent dans le vide, achevés en quelques spasmes, cela semblait si facile. Il paraît qu’ils sont meilleurs si ils sont étouffés.1 avrilIl y a une chanson qui s’appelle comme çà. Prairie-wedding.C’est une adresse email et lorsque l’ordinateur dit : « Vous avez des emails » d’une voix neutre et claire, son cœur se vide et se remplit plusieurs fois de suite, parfois elle résiste au temps qui lui paraît immense avant d’ouvrir le message.J’ai été cette femme-là, il y a longtemps, avant, avant tout çà.« Que veux-tu ? » demande-t-elle un jour ? Un jour où elle n’attendait plus rien, elle a posé cette question comme on ferme une porte, comme on la claque même, mais avec douceur, avec tristesse, quand c’est fini : que veux-tu ? Depuis quelques jours, elle ne répondait plus, elle lisait, effaçait, oubliait, sans y parvenir, pleurait, en lisait un autre, effaçait, comme on se laisse glisser au fil de l’eau, on se noie mais on ne tend plus la main pour saisir une branche, lisait encore, sans un mot pour elle-même, absente à ses propres pensées, à ses propres émotions, morte, elle effaçait. Il envoie un ami supplier une réponse, elle reste inerte, elle ne peut plus seulement imaginer qu’elle pourrait répondre, elle souffre trop.Elle répond donc ce jour-là, excédée de douleur, finalement elle voudrait juste qu’on la laisse tranquille, crever tranquille, en plus elle sait bien qu’on n’en crève pas, donc pas la peine d’insister, la paix.« Que veux-tu ? » pas de fioritures, on va voir, le degré de dilution de la réponse, on va voir la gravité, l’épaisseur. A la limite, elle n’attend presque pas de réponse à une question si brutale, mais un mot, ou deux, un geste, quelque chose de fort, de dense, merci, pas un mot de travers, pas un mot de trop, attention.Cinq mots. « Vivre avec toi ou mourir ». Puis du silence. Elle ne répond pas. Elle le laisse mesurer ses mots, les entendre résonner, elle attend.Mardi, un mardi de mars, à la tombée du jour, il l’appellera, « tu m’aimes, tu m’aimes toujours ? » oui, je n’aime que toi.Je n’aime que toi.2 avrilIl paraît que tu es parti, où ? C’est terrible d’être comme çà, tout le monde se fait du souci, je ne peux même plus te téléphoner, ton répondeur ne prend plus de messages, tu n’es plus chez toi, donc pas de mails, ton portable est sur messagerie, tu ne réponds plus, le courrier revient « inconnu à cette adresse », j’écris tout çà pour moi seule, quand tu reviendras, tu le liras, je ne sais pas si tu imagines ce que ton absence signifie, comment tu peux vivre en sachant qu’on t’attend, que je t’attends... ?3 avrilJe me souviens de tout.Il dort. Il souffle doucement comme un enfant. Il ne bouge presque pas. Il s’enfouit parfois dans les coussins, on ne sait plus où il est, il a le corps chaud et les épaules fraîches, il murmure, parle, appelle. Il rit parfois. Il jette une main, cherche son visage, passe un doigt sur sa bouche quand elle dort, il dort aussi, il lui dit qu’il l’aime, qu’il la tient, il dit qu’il la tient enfin, qu’il l’a tant cherchée, qu’elle est sa vie, qu’il ne la lâchera jamais. Elle l’aime, elle lui mange la bouche, tous ses doigts dans ses cheveux, elle lisse son dos, sa nuque dans le plat de la main, elle mouille de salive son doigt et le passe sur sa bouche, elle lui donne ses poignets à serrer et son cou à embrasser. En quelque sorte et de façon définitive, elle sait qu’elle a trouvé le seul endroit du monde où être, en paix avec elle-même. C’est l’amour, c’est meilleur que l’amour, c’est tout l’amour et encore plus que l’amour. C’est la fin de l’utopie. C’est cette sensation obscure, intime, très forte d’être arrivée là où la très exacte empreinte d’elle-même l’attendait, c’est-à-dire lui, son cœur, son âme, sa peau, ses mains, sa voix, tout son corps contre elle, tout son être avec elle, son souffle, son souffle quand il l’embrasse, son souffle quand il dort.Elle dort aussi.Je me souviens de ces nuits où nous étions tous les deux, il me semble que c’est si loin...Tu me manques tant. Où es-tu ?4 avril« Tu dors ?« Non.« Tu sors ?« Oui.C’est comme çà que tout a commencé.Longtemps après, je t’ai offert ce livre, juste pour le titre : « Par une nuit obscure, je suis sorti de ma maison tranquille ... »-----5 avrilDisparaître quand c’est difficile, ne plus répondre, partir, t’enfermer, faire comme si plus rien n’existait que ton mur de silence, glisser dans ce monde que je sais effrayant de souffrance et d’isolement, ne plus rien pouvoir accueillir des autres, et même de moi. C’est terrible. Où es-tu ? Viens me chercher. Ne me laisse pas seule ici.6 avrilQui a posé son doigt fatal sur ma vie, ou alors qui a rompu l’enchantement, le sortilège , ou alors encore qui a délié la condamnation à perpétuité, qui a descellé la dalle coulée sur ma vie, qui a dissout le brouillard épais, qui a basculé les murs épais du donjon par moi-même bâti, en protection de quoi ou de qui, et qui a prononcé mon propre élargissement, qui m’endort en ce moment pour que si peu d’émotion m’étreigne, qui est là qui me protège ou me tue, me berce ou me noie ?Je navigue à vue, jour à jour, heure par heure, je dors dès je peux, je ne mange presque plus rien, mon corps est devenu léger, mince et vide, je le repère mal, il ne me lâche pas pourtant, là je le reconnais bien, il tient, il se consume juste de l’intérieur, il perd du poids, il s’élève léger comme un aéronef, mais il tient. Et pourtant on est dans l’éloignement irréversible comme un bateau sans ses amarres, le quai s’éloigne, le bateau est tellement énorme qu’encore rien ne se voit, l’œil ne distingue pas la distance mais elle existe, elle est dans le mouvement même, imperceptible. D’un pas à l’autre, si peu de chemin et pourtant le partage des eaux a changé.7 avrilJ’ai toujours la bague.8 avrilC’est cette nuit que Mars est au plus près de nous, demain elle s’éloigne. Il y aura cette nuit un instant exact où elle ne s’approchera plus, et puis elle sera dans l’éloignement, pour des dizaines de milliers d’années, c’est-à-dire pour nous pour toujours.9 avrilQuelqu’un est né aujourd’hui, je ne sais plus qui.10 avrilJ’ai aussi l’alliance de ma grand-mère.11 avrilA. est là. Elle est comme d’habitude, magnifique, une vraie présence, comme elle était quand elle était encore un bébé, une éponge, elle écoute, elle absorbe, elle m’apaise. Elle écoute et elle comprend. Elle est peut-être la seule personne au monde à savoir m’arrimer comme çà si solidement. Quand elle est là, je ne me sens pas devenir folle d’angoisse, folle d’amour, folle de douleur pour toi qui ne réponds plus.12 avrilRéponds. Réponds-moi, dis quelque chose, même le pire, mais dis, montre-toi. Je parle, j’écris, personne, personne ne répond, on me dit que c’est normal, de me calmer, que tout çà va passer, ils ne comprennent rien, je m’inquiète vraiment.13 avrilLes jours passent, j’ai du mal à écrire, à réfléchir, je laisse les jours passer comme çà, comme des ombres. On me parle, je ne sais plus répondre, je ne sais plus rien. Je ne supporte plus cette chambre. J’ai demandé à ne plus voir personne, on dirait que c’est impossible. Toujours quelqu’un qui passe, qui questionne, qui observe.14 avrilJ’ai dormi tout à l’heure, dans l’après-midi, et je t’ai vu, c’était si réel que je me suis réveillée en sursaut comme si une porte avait claqué dans la maison, dans la chambre, à côté, dans ma tête, les portes claquent dans ma tête toute la journée, je ne sais même plus si je t’aime, je suis comme morte, tu peux comprendre çà ?15 avrilJe dors avec le portable sur le cœur pour être sûre de te répondre quand tu appelleras, je ne veux pas me calmer, je veux te voir. Ne me laisse pas ici, viens me chercher. Ils ne me laissent jamais seule, ils m’entourent, ils me parlent sans arrêt. Emporte-moi.16 avrilJe suis fatiguée, tellement fatiguée. Toujours se promener dans ce parc, toujours les mêmes gens, les mêmes mots, où est ma vie, où je suis, moi, je ne sais plus. Je reste là, toute la journée, le soir ils viennent me chercher.17 avrilG. est passée, V. et D. téléphonent souvent, ils sont là heureusement, et W. et J. Ceux qui m’aiment, qui me portent, qui m’enveloppent, liens puissants de l’amour, impalpables, un sourire, un geste tendre, quelque chose à manger, sans eux je sombre.18 avrilOn m’a porté les premières cerises, des hâtives du champ au-dessus de la maison, il faut faire un vœu, c’est la première que je mange. Ils ne me laissent pas sortir, ils ont peur on dirait, je ne sais pas pourquoi. J’entends qu’ils disent que c’est chaque année la même chose.Chaque année c’est la même image qui revient, les pigeons entre les doigts, les cerises sur les mains, à la fin d’une journée, et ton visage, tes yeux fermés, mes mains sur ton visage, sur ton cou, tu dors, on dirait que tu dors, tu roules des yeux sous les paupières, je leur dis « il dort » mais je crois que je pleure, après je ne sais plus rien, plus rien que ce parc, ces demeures blanches, ces gens qui sourient, ce R. qui me parle et me parle encore, tous les jours il vient pour que je lui parle, il dit qu’il faut parler, pourquoi ? cette chambre, et les visites. Et moi qui t’attends.19 avrilIl faut que j’arrête de t’écrire.On me dit que tu es mort.Et mort depuis longtemps.Je sais que tu es mort.Je sais que tu es parti.Je sais que tu ne reviendras plus, même si tu n’es pas mort.Tu es mort pour moi.Je sais.Je ne sais rien de toi, tu ne savais rien de nous, c’est fini, tout est fini, ne reviens pas.20 avrilChaque année, c’est la même chose, chaque année, ils me disent d’arrêter, d’arrêter d’attendre, d’essayer de parler, d’expliquer, d’expliquer enfin ce qui s’est passé, mais je n’ai rien à dire, je ne me souviens plus de rien, ils me disent tant de choses, que çà ne sert à rien, que c’est de la folie, que la vie continue, que je peux guérir, mais guérir de quoi ? et même sortir, mais pour aller où sans toi ? des bribes, des phrases, depuis combien de temps, je ne sais plus...Je n’ai pas retrouvé le lien sur le rameau. Trop de feuilles.12 maiL’appel en absence, à minuit, c’était toi ?
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