Secrète, cachée dans les buissons d’un berceau de roches accrochées à flanc de montagne, ce n’est à sa naissance qu’une modeste source qui murmure sa venue au monde. Elle a besoin de temps pour se dévoiler.
Ne sont invités pour fêter l’heureux événement que quelques oiseaux qui ont senti sa présence et lui donnent des baisers en s’abreuvant à son eau claire.
Elle frissonne encore du souvenir des glaciers bleus et de ce long chemin qu’elle a parcouru dans la nuit des entrailles de la terre en espérant trouver un jour la lumière.
Elle est fragile et a besoin d’être protégée. Il faut que la nature prenne soin d’elle, la réchauffe de son soleil puis la guide car c’est un long et périlleux voyage qui l’attend.
Ainsi naissent la vie et l’amour.
Puis le filet cristallin quitte son berceau et devient ruisseau.
Il s’enhardit, se gonfle d’autres fontes de neiges, d’autres ruisseaux, prend de la vigueur, s’amplifie de fortes pluies et entreprend son périple au creux de sa montagne.
Il se fait torrent en devenant chaque jour plus impétueux pour dévaler en bouillonnant vers la vallée qui l’appelle.
Quelle fougue, quelle passion ! Rien ne peut résister à ses eaux qui grondent de joie entre les sapins, fracassent tout ce qui le gène et brillent d’éclats tourbillonnants.
Il roule et écarte les pierres qui encombrent son passage, contourne les rochers massifs dans l’écume de son ardeur, arrache les arbres morts qui le freinent le long de ses berges tumultueuses, s’engouffre de toute sa puissance dans les gorges qu’il creuse pour mieux assouvir son vertige d’exister.
Personne ne pourrait alors imaginer que cette force de vie, que cette beauté sauvage puisse disparaître.
Arrive ensuite le temps où, après sa fougueuse jeunesse, il commence à s’assagir pour construire ce qui sera demain l’existence pour laquelle il est fait. Encore faut-il qu’il comprenne qu’il ne pourra pas toujours vivre que de passion et qu’il apprenne à trouver le bonheur dans la sérénité, sans pour autant dépérir en une triste eau dormante.
Si le torrent ne sait pas devenir la rivière qui façonnera jour après jour son lit afin de grandir et s’épanouir, il ira à sa perte au détour du piège d’un gouffre dissimulé sous des blocs qui l’engloutira pour le faire disparaître dans les entrailles de la nuit d’où sa source a jailli.
Mais s’il sait se faire rivière, elle s’enrichira et vivra de ce que le monde lui offrira.
Des saules qui la protègeront des ardeurs de l’été, des truites fantasques qui lui donneront leur gaieté, des oiseaux et des éphémères qui animeront son miroir, des jonquilles qui parfumeront le bruissement de ses roseaux et toute cette vie qu’elle chérira afin de s’accomplir pour ne pas connaître de regrets car jamais la rivière ne peut revenir à sa source.
L’existence s’épanouit ainsi, tout comme l’amour.
Bien sûr, elle connaîtra les nuits glaciales de l’hiver, des eaux boueuses qui l’enlaidiront, des obstacles qui lui paraîtront insurmontables ; elle devra affronter des tempêtes et des désastres, autant de souffrances qui la feront douter d’elle-même, mais si elle est forte, elle les surmontera et poursuivra l’unique voyage qui est le sien.
Et viendra le temps où, dans toute son ampleur et sa majesté, avec le ciel qui se reflètera dans sa robe pour mieux en souligner l’éclat, elle s’avancera lentement vers l’océan lointain qui a engendré sa source.
Elle vivra alors l’apogée de sa plénitude et ne sera hantée par aucune crainte car elle rendra grâce à sa source, riche de son accomplissement jusqu’au terme de son existence où elle rejoindra la mer qui l’emportera dans des nuages pour nourrir les glaciers dans un cycle immuable.
Ainsi voyage l’amour avec la vie, dans un long périple parfois tourmenté, sur une rivière sans retour dont l’eau est éternelle.