La plage du Porge est déserte. Totalement déserte ! Sur la grève quelques algues noircies entremêlent leurs restes nauséabonds. Pas un promeneur, pas un oiseau, pas même un crabe à la recherche d’un coquillage suicidaire.
Demain ce sera le début de l’été, pourtant il fait froid ! « le ciel, bas et lourd, pèse comme un couvercle » ... l’océan d’un gris sale prend des airs de mer du Nord. Les courants marins eux mêmes, charrient sans état d’âme des immondices, depuis les côtes de Galice vers les plages de Gironde. Les dunes s’étendent maussades. Quelques touffes jaunies par les embruns poussent ça et là, retenant les humeurs volages d’un sable triste, derrière de futiles barrières de bois gris.
Je suis assis, adossé à un piquet rabougri sur lequel une vieille tôle affiche un « baignade dangereuse » dévoré par la rouille. Je ne ressens pourtant pas la solitude, je n’ai aucune sensation de vacuité ! le vent et l’océan chargent le lieu de bruits, de mouvements, d’odeurs d’iode et de saveurs salées qui exaltent tous mes sens.
Pour moi cette image de violence et de calme, de solitude et de brouhaha est la plus juste expression de l’harmonie. Je souris en pensant à cette mode actuelle du Feng-Shui. Pourquoi les gens cherchent ils des réponses à leurs questions dans des langues inconnues, alors qu’il leur suffit d’ouvrir leur âme pour les entendre dans le patois de leurs ancêtres ...
Les vagues puissantes et inexorables nettoient la surface ocre de la plage avec une constance et une régularité effrayantes. J’observe ce ballet intemporel en cherchant, incroyable péché d’orgueil, une logique aux mouvements de la vague et aux arabesques complexes que dessinent les franges d’écume en se retirant.
Soudain, mon attention est attirée par un objet que l’océan vient de jeter sur la grève. « Jeter » n’est d’ailleurs pas le bon mot, car cela donne plus l’impression d’une offrande que d’un rejet ! une vague plus grosse, plus puissante, plus grise s’est fracassée bruyamment puis s’est retirée dans un crissement soyeux, avec une délicatesse infinie, en laissant quelque chose au milieu d’un écrin d’écume blanche.
Je suis le seul être vivant à des centaines de mètres à la ronde. Donc, avec cette merveilleuse inconséquence qui caractérise l’espèce humaine, j’estime que cette offrande m’est due ! je me lève sans hâte et m’approche de l’objet.
A première vue je ne peux dire s’il s’agit d’une aberration de la nature ou d’un objet manufacturé. C’est sphérique, sans doute en bois, de couleur rouge, de la taille d’une grosse balle de tennis, percé d’une multitude de petits trous, semblables à des orifices de vers marins.
Je ramasse l’objet. Il me paraît très lourd mais il est sans doute gorgé d’eau et de sable. Je le tourne et le retourne dans tous les sens lorsque j’ai, très nettement, l’impression d’une présence. Je regarde derrière moi, il n’y a rien. Pourtant je ressens dans ma chair une présence proche, très proche ! et, pour une raison que je ne m’explique pas, j’ai le sentiment que cette présence est hostile ...
En tenant d’une certaine façon la boule de bois, je crois avoir entre les mains une tête miniature, un peu comme celles que confectionnent les jivaros. Elle est simplement plus squelettique, plus dure, plus sombre. Je distingue très nettement les orbites de part et d’autre de la cavité nasale, la cicatrice édentée que dessine la bouche. Cette chose donne même l’impression de sourire !.
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Je reste là, perplexe, quand une silhouette noire, surgie de nulle part, se dirige vers moi en me fixant avec des yeux hallucinés. L’homme est petit, vêtu d’un imperméable sombre et d’un chapeau à larges bords. Il fait mine de tendre une main que je ne prends pas.
Permettez moi de me présenter, Professeur Raingeard !... Vous avez trouvé hum ! un objet étrange...
Je ne sais pas quoi dire. Je tripote l’objet dans tous les sens.
Etrange ! En effet.
Le type a l’air bizarre. Je le sens nerveux, il a du mal a se contenir. Ses petits yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites lancent des éclairs mais ne peuvent se détacher de mes mains. Cet objet n’est, finalement, qu’un vulgaire bout de bois avec des trous, mais l’intérêt manifesté par mon interlocuteur m’intrigue. D’autant plus que ce dernier demande d’une voix chevrotante.
Peut être pourriez vous me le céder ...que je puisse l’étudier.
Pourquoi ?
J’ai répliqué avec une vivacité qui me surprend moi même. Les mâchoires du petit homme sombre se crispent.
J’insiste, cet objet me paraît très intéressant.
Il commence à m’agacer et de toutes façons je ne le trouve absolument pas sympathique.
Je ne veux pas être grossier, mais je n’ai aucune envie, et aucune raison, de vous le remettre.
Le professeur s’énerve. Excédé, il hurle.
Cet objet ne vous appartient pas !
Je m’étrangle de rire.
Parce qu’il vous appartient ? Qu’est ce que c’est d’abord ?
Mete, une ancienne relique ! Vous ne pouvez pas comprendre.
Là il dépasse vraiment les bornes.
Et petit père ! Maintenant tu me traite de con ! Il va falloir que tu viennes le chercher ton Mete, et je vais te montrer que je peux effectivement être vraiment très con !
La physionomie de l’homme change de façon terrible. Ses traits se révulsent sous l’effet de la colère. Je distingue nettement des veines se gonfler sur son front et son cou. Lorsqu’il ouvre la bouche c’est pour émettre une trille étrange aux intonations rauques. Il ressemble à cet instant à un mauvais acteur de série B. Je le trouve comique et inquiétant à la fois. Je ne tiens pas vraiment à savoir ce qu’il veut faire !
Une pétarade sur notre droite nous surprend tous les deux. Un groupe de quads déboule sur la plage avec aux guidons des jeunes qui vocifèrent. Cette arrivée inopinée désarçonne le sombre professeur. J’en profite pour lui fausser compagnie à grandes enjambées. Je l’entends qui lance des imprécations, dans lesquelles revient à plusieurs reprises un mot "ba.. Mete"
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Je suis chez moi, dans un petit appartement du centre de Bordeaux. J’ai posé la sphère sur la table de ma salle à manger. Mon frère Hervé m’écoute avec attention pendant que je raconte mon aventure. Il fait des études d’histoire et de géographie à l’université de Bordeaux 3, à la fin de mon récit, il se précipite sur internet.
Qu’est ce que tu cherches ?
Ton truc "Mete" me fait penser à quelque chose que j’ai lu sur les templiers.
Les quoi ?
Les templiers !
Pourquoi les templiers ?
Hervé ne répond pas, il pianote sur le clavier de mon ordinateur. Quelques instants plus tard il pousse un mugissement
J’ai trouvé ! Tiens écoute." L’érudit allemand Hammer-Purgstall a traduit les caractères d’un coffret par : rendons grâces à Mete, par qui naissent les bourgeons et les fleurs ..."
Oui et alors !
Et bien ce coffret est attribué aux Templiers et pour tous les spécialistes "Mete" est "Baphomet". ... Le Baphomet, l’idole adorée par les templiers ...
Il a prononcé un mot comme ça Ba-quelquechose-mete... Qu’est ce que tu sais sur ce Baphomet ?
Hervé se retourne vers moi. Il m’a toujours bluffé par son érudition car il enchaîne immédiatement sans note.
Je ne ferais pas l’historique des templiers qui remonte au début du 12e siècle. En résumé il s’agit d’un ordre de moines soldats fondé par Bernard de Clairvaux lors des croisades.
Je me souviens avoir lu des bouquins là dessus. Ils ont été brûlés. Ils avaient un trésor !
Pour le trésor, on n’est sûr de rien. Pour l’extermination, effectivement, il y a eu un conflit entre le roi de France Philippe le Bel et les templiers, mais c’était en 1295, près de trois siècles après la création de l’ordre.
Tu peux en trouver plus sur le " Baphomet" ?
Attends je vais chercher ce qu’on peut avoir la dessus.
Pendant qu’Hervé joue sur le clavier je téléphone à Céline, mon amie, qui est allée passer quelques jours chez sa sœur, sur l’île d’Oléron. Je lui raconte en détail ce qui s’est passé. Elle a une réflexion qui me donne la chair de poule.
C’est un sorcier ! Tu as trouvé quelque chose que tu n’aurais pas dû voir. Je t’en prie Yoann il faut que tu te débarrasse de cette cochonnerie !
Même si ça a de la valeur ?
Yoann ! Ne le garde pas. Débarrasse toi de ça !
Hervé se manifeste à cet instant. J’interromps la conversation avec Céline après lui avoir promis de la rappeler et d’être prudent. Hervé trépigne sur sa chaise.
Le Baphomet serait, selon l’inquisiteur Guillaume Humbert, une idole "en forme de tête d’homme". Un autre document, la chronique de Saint Denis, mentionne "un vieux morceau de peau, qui semblait tout embaumé, comme une étoffe brillante, et qui avait dans ses orbites des escarboucles étincelantes".
Qu’est ce que c’est des escarboucles ?
Des grenats ! une pierre rouge sombre très en vogue au moyen-âge.
Ça ne ressemble pas trop à ce que j’ai sous les yeux.
Je tourne la boule de bois dans tous les sens. Hervé essaye d’être persuasif.
Attends, c’est brillant, ça a la forme d’une tête ... et il faut tenir compte de la part d’affabulation de l’écrivain. Les pierres précieuses peuvent avoir été perdues. Elles sont peut être au fond de l’océan.
Bon d’accord ! Ça pourrait être une idole templière. Et alors ! A quoi ça sert ?
Tu te fous de moi ? Même si ça ne devait être qu’une idole, ce serait déjà fabuleux de retrouver un objet aussi mythique que le Graal, Excalibur ou le vase de Soissons.
Je veux bien ! Mais j’aimerais savoir ce qu’ils en faisaient et pourquoi c’est arrivé sur la plage, comme ça ?
Tiens, j’ai peut être un élément de réponse. Ecoute ça : Jean de Tanid, bailli de Limoges racontait l’aventure d’un noble croisé qui s’était épris d’une belle au château de Maraclée, dans le comté de Tripoli. L’ayant vue mourir, il pénétra dans sa tombe et s’allongea à ses côtés avant de lui trancher la tête. Une voix céleste lui conseilla de conserver cette tête qui ferait périr tous ceux qui la verraient. Le chevalier expérimenta son arme contre ses ennemis mais lorsqu’il rentra chez lui une esclave maure qu’il ramenait avec lui ouvrit le coffret qui contenait la relique. Une tempête furieuse se déchaîna et le bateau fut englouti.
Balèze ! j’ai trouvé une arme de destruction massive. Bush va nous déclarer la guerre ! Mais il y a un hic ! Je ne vois comment cette chose a pu être une relique pendant trois cents ans et en même temps avoir été engloutie au retour des croisades.
Hervé me regarde fixement.
Oui, tu as raison, c’est idiot mon histoire !
Non c’est pas idiot mais ça ne cadre pas avec ce que l’on a.
Tiens, autre chose : Guillaume Pidoye, administrateur-gardien du Temple montra aux inquisiteurs un buste de femme doré, qui contenait les fragments d’une tête avec une étiquette CAPUT LVIII ;
Ça colle toujours pas !
Une autre : Le Pape Sylvestre II, que vénérait les Templiers, avait construit une tête de métal qui parlait.
La notre n’est pas en métal et ne parle pas.
Hervé leva les yeux vers le plafond.
Ton truc n’a peut être rien à voir avec le Baphomet finalement !
Peut être ! Mais le mot ressemble beaucoup à celui que racontait le mec sur la plage. Je reviens à ma question de tout à l’heure. Ce Baphomet, qu’est ce que les templiers lui demandaient ?
Hervé m’écoute en lisant ce que lui crache l’ordinateur.
Une enquête menée à Florence montrerait que les chevaliers auraient adoré l’image d’un Dieu inférieur, organisateur et dominateur du monde matériel qui les rendait puissants et qui faisait fleurir les arbres et germer la terre.
C’est un peu comme le Mete du début ! En plus c’est cohérent. Sauf, qu’on imagine pas les gardiens des lieux saints adorer une divinité païenne !
Hervé sourit.
On a accusé les templier d’idolâtrie et de reniement. Ces accusations n’étaient peut être pas infondées, après tout ... C’est difficile de faire la part entre affabulation et réalité.
C’est sympa tout ça, mais je ne sais toujours pas ce que je dois faire de ce vieux morceau de bois.
Pour l’instant rien. On n’a pas trop parlé du professeur... il t’a donné son nom je crois.
Oui Bigeard ! Où un nom approchant ... Non ! Raingeard ! Oui c’est ça Raingeard ! Un mec petit, sombre, inquiétant.
Dark Vador ?
Non pas vraiment, il n’y avait aucune impression de puissance se dégageant de lui. Sauf peut être à la fin lorsqu’il s’est fâché. Et encore ! Il faisait plus malfaisant que puissant ...
Tu sais, je me demande si finalement Céline n’a pas raison quand elle parle de sorcellerie !
Je hausse les épaules.
Bon je fais quoi ? Je retourne au Porge et je rejète à la mer ce truc, qui n’est peut être qu’une vulgaire boule de bois bouffée par les vrillettes !
Hervé est pensif.
Je ne sais pas quoi te conseiller !
Lorsqu’il quitte mon appartement nous n’avons rien décidé si ce n’est de nous revoir le lendemain, l’esprit un peu plus clair.
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Je suis journaliste dans un magazine d’aéronautique, donc curieux de nature. Mon aventure me tient éveillé toute la nuit. Ce n’est pas tant le fait d’être confronté à des sorciers, des démons ou des êtres fabuleux que d’être l’actuel détenteur d’un objet mythique qui me perturbe autant.
Au petit matin, vers huit heures, j’arrive au bureau passablement chiffonné. Gérard le rédac-chef a convoqué tout le personnel pour la préparation d’un numéro spécial sur les 70 ans de l’armée de l’air. Le sujet est important, il faut que je reste concentré, pourtant le Baphomet occupe toutes mes pensées.
Je ne parle à personne et, dès que le briefing est terminé, je me précipite sur internet. Je retrouve les informations dont m’avait fait part Hervé. Puis, sur d’autres sites, j’en apprends un peu plus sur les moines soldats. Je comprends un peu mieux qu’ils aient fait fantasmer des générations d’ésotéristes, car ces braves guerriers dissimulaient un nombre impressionnant de zones d’ombres. Pour être très franc, plus j’en apprends sur leur compte, moins je les trouve sympathiques.
Il y a des choses qui sont si surprenantes que je finis par douter de la véracité des faits. Il faut dire que huit cents ans plus tard ... Nous ne disposons que des rapports des inquisiteurs, des compte-rendus d’aveux obtenus par la torture !
Sur un autre site je trouve la liste des grands maîtres, bizarrement scindée en deux, comme si les templiers, en tant qu’ordre structuré, avaient continué d’exister après la chasse que leur fit Philippe le Bel
Le sixième nom de cette liste, Bertrand de Blanquefort, grand maître de 1156 à 1169, m’interpelle particulièrement car j’ai passé mon enfance à Blanquefort dans la banlieue bordelaise. Gamin j’allais souvent jouer dans les ruines d’un vieux château fort, perdu au milieu des champs. Ce château a fait l’objet de rénovations et il est maintenant interdit au public. Peut il être le château du sixième grand-maître des Templiers ou de l’un de ses parents ?
J’essaye de trouver des éléments sur ce chevalier et, à ma grande surprise, alors que son commandement fut l’un des plus longs, on ne dispose que de très peu de renseignements sur lui.
L’arrivée impromptue de mon rédac-chef m’incite à remettre mes recherches à plus tard. Je m’attèle à un article sur la Force Aérienne de Projection et le transport tactique dans l’armée de l’air.
Vers dix huit heures j’ai un peu de temps de libre et je me précipite chez Mollat, la plus grande librairie de Bordeaux. J’en ressorts une heure plus tard, les bras chargés de livres plus ou moins historiques traitant tous du 12e siècle et je rentre chez moi, impatient d’en apprendre davantage.
Un peu plus tard, Hervé débarque avec sa copine Sarah, une petite brune sympa qui poursuit les mêmes études que lui. Je commande trois pizzas et nous nous installons au milieu des bouquins. Je fais part de ma découverte de la matinée. Sarah est enthousiaste, Hervé plus circonspect.
Des "Blanquefort" ou "Blancfort", il y en a pas mal en France et les templiers étaient plutôt originaires du Nord de la Loire. Tout au moins au début ! mais ça peut être une base de recherche parce qu’il y a effectivement le château ...
Sarah est beaucoup plus exubérante qu’Hervé, elle trépigne sur sa chaise. A ce moment le carillon retentit. Je me précipite, le livreur de pizzas attend devant la porte. Je le règle et le débarrasse de ses paquets. Sarah reprend en piochant dans les livres achetés chez Mollat.
Hervé tu peux rechercher sur Internet, moi j’aide Yoann à éplucher les bouquins.
Nous échangeons quelques informations entre deux rires et des morceaux de pizza sans trouver grand chose d’intéressant lorsque Sarah pousse un petit cri.
Tiens là, c’est peut être important :
" Bertrand de Blancfort qui avait reçu de Louis VII le privilège de se dire "Grand Maître par la grâce de Dieu" s’oppose à une expédition contre l’Egypte, décidée par Amaury, le frère de Beaudoin III devenu roi en 1160. Guillaume de Tyr l’accuse d’avoir livré aux musulmans un prisonnier contre 60 000 dinars alors que le malheureux offrait de se convertir" Dis donc, il est pas très reluisant ton Bertrand.
Je prends un air peiné avant d’éclater de rire.
Je t’en prie Sarah, ce n’est pas "mon Bertrand" mais un grand maître qui peut nous mettre peut être sur la voie d’une réponse.
D’accord ! D’accord ! Mais pas reluisant tout de même.
A ce moment Hervé pousse un grognement.
Moi aussi j’ai quelque chose :
" En 1124, le "vieux de la montagne", grand maître des Assassins meurt. A cette époque le pouvoir des Assassins s’étend du Khorassan aux montagnes de la Syrie, de la Caspienne à la Méditerranée...
C’est quoi ces "Assassins" ?
Hervé interrompt sa lecture un instant.
C’est le pendant des Templiers côté musulman. Le nom vient de Assas qui veut dire gardien. Ils ont à leur tête un grand maître nommé le "vieux de la montagne". Le premier des "vieux" était un dénommé Hassan. C’est l’équivalant de ton Bertrand.
Je me demande pourquoi tu cherches sur Internet alors que tu sais tout sur tout.
N’exagère pas. Il y a une autre chose intéressante. C’est leur accoutrement. Ils s’habillaient en blanc avec une ceinture, un turban et des bottes rouges...
Oui et alors ?
Quoi ! Et alors ! Mais c’est l’équivalent du manteau blanc avec une croix rouge !
OK ! Continue avec ton histoire d’assassins. Sarah tu peux me donner un petit morceau de ta pizza, juste pour goûter !
Tiens prends ce que tu veux. Eh ! Hervé on t’écoute !
Oui, excuses moi. Donc, "tandis que les Templiers ajoutaient la croix rouge à leur manteau, les fidèles du Cheikh, établis à Alep, assassinent le fils du comte de Tripoli, Raymond III ; Les chevaliers du Christ les poursuivent dans leurs montagnes, occupent leurs territoires et exigent un tribut annuel de plus de dix mille pièces d’or" voilà, c’est tout.
Je reste immobile, mon morceau de pizza en l’air. Je vois où Hervé veut en venir.
Bien sûr cette histoire a lieu pendant que l’Ordre est sous la direction de Bertrand de Blanquefort.
Hervé sourit, Sarah s’est rapprochée de lui et s’assoit sur ses genoux. C’est elle qui reprend.
Et tu penses qu’ils ne sont pas revenus les mains vides de leur expédition punitive.
Oui ! ils ont pu trouver une idole ou un fétiche quelconque, ce fameux Baphomet, et le grand maître de l’époque Bertrand de Blanquefort en cherchant à le ramener chez lui a peut être coulé. Tu note qu’on ne trouve nulle part de texte relatant sa disparition.
Je me souviens brusquement de ce qu’il m’avait lu la veille.
Tu te rappelles de l’histoire de ce chevalier qui avait ramené une tête avec lui et qui avait coulé parce que sa gouvernante avait ouvert le coffret dans lequel se trouvait le trophée ...
Tu es horrible ! s’écrie Sarah.
Hervé fronce des sourcils.
Effectivement, c’est possible, mais il y a tout de même un hic, et un sérieux.
Oui je sais ! Pourquoi cette chose serait sortie de l’eau huit siècles plus tard ?
Ce n’est pas tout !
Tu as raison. Que faisait le mec en noir ?
Exact ! Tu crois qu’il était là par hasard ?
J’en sais rien ! Je ne l’ai pas vu arriver. J’étais sûr d’être seul sur la plage et il a débarqué d’on ne sait où. Demain j’aimerais bien aller à Blanquefort ! Ça fait plus de quinze ans que je n’y ai pas mis les pieds !
Hervé a l’air désolé.
On ne pourra pas t’accompagner. On a rendez-vous à Toulouse à 14 heures.
C’est pas un problème. De toutes façons, je ne cherche rien de particulier. C’est simplement de la curiosité. J’ai envie de voir à quoi ressemble le château maintenant.
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Le lendemain, vers 8 heures, je suis réveillé en sursaut par des coups sur la porte d’entrée. Céline a écourté ses vacances. Elle est inquiète des nouvelles que je lui ai donné la veille. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre...
Lorsque, longtemps plus tard, nous quittons ma chambre, légèrement euphoriques et les jambes flageolantes. Nous avons avec nous le Baphomet (qui a beaucoup déçu Céline !).
C’est nul ton truc ! On dirait une boule bouffée par les capricornes. Tu es sûr que vous n’avez pas fantasmé toute votre histoire ?
Je la regarde en souriant. Je dois bien dire que cette idée me trotte dans la tête depuis le début, mais je m’en fiche puisque Céline est là ! Nous arrivons à Blanquefort une demi heure plus tard. L’imposante forteresse du 12e siècle est telle que dans mes souvenirs, massive, grise et pour tout dire inquiétante.
Un panneau indique que le château est interdit au public en raison de fouilles menées par les services archéologiques d’Aquitaine. Je me souviens du passage que j’empruntais avec mes amis lorsque nous jouions à Lancelot dans Cameloth. Les ouvriers ne l’ont pas condamné, peut être parce qu’ils ne l’ont pas trouvé. Moi, en revanche, j’ai un peu grandi et j’ai du mal à me glisser entre les buissons qui masquent l’entrée. Céline me suit sans difficulté.
Nous arrivons dans la cour intérieure et je ne peux cacher ma surprise. Les archéologues ont relevé des murs dont j’ignorais l’existence, nettoyé des façades autrefois mangées par le lierre ou restauré des édifices insoupçonnés. Plus rien ne ressemble à mes souvenirs...
Dans un recoin, au pied d’une muraille grise, une petite ouverture attire mon attention. Un reflet de lumière illumine les premières marches d’un escalier qui s’enfonce dans les profondeurs de la terre. Je prends la main de Céline.
Tu veux m’accompagner, j’ai envie d’aller voir par là. Je ne connais pas ce passage.
Tu as de la lumière ?
J’ai un briquet. C’est juste pour jeter un œil.
Nous commençons à descendre. Nous sommes obligés de nous plier en quatre pour passer sous le linteau de pierre. Une forte odeur de moisi imprègne l’atmosphère. mais les marches ne sont pas glissantes. En revanche l’obscurité est totale. La flamme vacillante de mon briquet permet de distinguer les contours d’une pièce voûtée. Le sol est de pierre et nos pas résonnent étrangement.
Soudain une voix caverneuse emplit la pièce et me glace le sang.
Je vous attendais ! Vous n’êtes pas venu seul, c’est dommage.
Je ne vois pas l’homme mais je sais qu’il s’agit du professeur Raingeard. J’essaie de lui montrer que je ne suis pas surpris.
Qu’est ce que vous voulez professeur Raingeard ?
Il émet un petit rire sec infiniment désagréable.
Vous le savez très bien ... et je sais que vous l’avez avec vous !
Je veux me retourner et m’enfuir mais mes jambes refusent de m’obéir. Céline doit être dans le même état car elle pousse un petit cri. Je sens ses ongles s’enfoncer dans mon avant bras. J’essaye de gagner du temps ;
Oui je l’ai et je vais vous le donner, mais qui êtes vous et qu’est ce que c’est ?
Le professeur Raingeard, ou celui qui se fait appeler ainsi, ne peut résister à montrer sa puissance.
Je suis une, disons, entité du troisième cercle et ce que tu as trouvé est " Baphomet", l’artefact sacré de Memet. Il ne t’appartient pas et, si tu me l’avais remis tout de suite, tu aurais pu t’épargner beaucoup de souffrance ... ainsi qu’à ta petite amie.
J’étais inquiet, je suis brusquement mort de trouille.
Ne touchez pas à Céline ! Elle n’a rien fait.
Si ! elle t’accompagne. Pour régénérer Baphomet il me faut le sang d’une jeune vierge. Celui de cette damoiselle fera l’affaire.
Attendez ! Céline n’est pas vierge, elle ne vous servira à rien !
Il y eut un silence puis il reprit d’une voix froide et cassante.
Quand je dis vierge, c’est une expression toute faite. C’est plus sympa que de dire "je vais égorger ta meuf, j’ai besoin de son sang !" mais puisque tu ne comprends que ça, je vais utiliser un langage plus moderne. Il va aussi falloir que je vous torture un peu, pour capter votre énergie vitale.
Mais pourquoi ? Je vous la donne maintenant cette putain de boule.
Malheureusement ce n’est plus suffisant.
Une idée saugrenue me traverse l’esprit.
Si vous approchez je le détruis.
Il a un rictus mauvais.
Détruire Baphomet ou chercher à le détruire c’est signer ton arrêt de mort. Il est directement sous la protection de ***
Je ne comprends pas le dernier mot, mélange de chuintements et de grincements très désagréable. J’essaye de gagner du temps.
Qui ça ?
Il éructe d’une voix mauvaise.
Le maître de lumière. Ça suffit ! rendez moi Mete.
Pourquoi est il arrivé sur la plage, ce jour là, au moment où j’étais là.
Baphomet est arrivé parce que je l’ai appelé. Toi ! tu n’aurais jamais dû être là. Tu es de trop dans cette histoire mais maintenant tu vas servir à quelque chose.
A cet instant un faisceau lumineux éclaire la crypte tandis qu’une voix s’élève.
Y a quelqu’un ? Sortez de là ! C’est un chantier interdit au public !
Tandis que j’entends un bruit léger, comme un morceau de soie qui se déchire, je sens mes jambes se libérer. Céline retrouve aussi ses sensations. Nous nous enfuyons sans demander notre reste. Trois ouvriers coiffés de casques colorés attendent à l’extérieur.
Je crois n’avoir jamais été aussi heureux de me faire engueuler !
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Le soir même a lieu un conseil de guerre dans mon appartement ! Hervé et Sarah nous ont rejoints dans la soirée, à leur retour de Toulouse. Céline a préparé quelques sandwiches ; Nous sommes installés autour de la table de la salle à manger. Baphomet trône dans un compotier offert par ma grand mère. Je l’observe avec une attention minutieuse, le visage n’est pas immédiatement visible mais, même sans cela, on ressent une présence, sombre et funeste qui se dégage de la chose. Je dis "la chose" car je suis toujours incapable de dire quelle est sa nature, bois, cuir, chair ...
Le portable d’Hervé retentit. Il se lève et s’isole dans la cuisine. Lorsqu’il revient cinq minutes plus tard il est passablement excité.
On le tient !
Qui ça ?
Ton professeur Raingeard !
Céline s’accroche à mon bras. Elle est devenue blême et murmure.
Mon Dieu ! Je ne veux plus revoir ce monstre. Rien que d’en parler, j’ai la chair de poule !
Je lui prends la main et l’embrasse doucement.
Ne t’inquiète pas, on ne se fera pas piéger deux fois ! Raconte nous Hervé, comment tu as fait pour retrouver ce mec ?
J’ai un copain qui travaille à l’académie Midi-Pyrénées à Toulouse. Je l’ai contacté tout à l’heure. Il a interrogé l’académie d’Aquitaine et il a reçu le renseignement dans l’après-midi. Alors, le professeur Raingeard enseigne la philosophie au collège Saint-Jean depuis le début de l’année. C’est une institution privée. Tiens voilà l’adresse, on pourrait y passer demain matin, si ça te dit bien sûr !
Bien sûr que ça me dit !
La soirée se termine sans que de nouvelle décision soit prise, mais dans une bonne humeur retrouvée.
Le lendemain, dès huit heures, nous attendons devant les grilles du collège Saint-Jean. Lorsque les élèves sont rentrés nous demandons à rencontrer le proviseur. Ce dernier est au milieu de la cour, il supervise la confection d’un immense bûcher. Un surveillant nous explique qu’il prépare la fête de la Saint-Jean qui doit avoir lieu dans la soirée. Hervé me glisse à l’oreille.
C’est amusant mais les templiers vénéraient plus particulièrement Saint Jean ! tu ne trouves pas cela étrange ?
Je ne réagis pas, je ne comprends pas ce qu’il a essayé de me dire ! Nous franchissons les petites barrières qui nous séparent du proviseur et du bûcher. Je laisse Hervé parler, il est beaucoup plus diplomate que moi et j’ai très envie de mettre ma main sur la figure de Raingeard !
Bonjour monsieur le proviseur.
Bonjour messieurs, que puis je pour vous ?
Nous aimerions rencontrer le professeur Raingeard.
Il prend un air désolé.
Le professeur Raingeard n’est malheureusement pas là aujourd’hui. Mais si vous le désirez vous pourrez le voir ce soir à notre petite fête.
Hervé ne montre pas trop sa déception.
Ce serait avec plaisir, à quelle heure se déroule t’elle ?
Nous accueillons les familles à partir de 19 heures, mais le feu sera allumé à 22 heures. C’est d’ailleurs le professeur Raingeard qui allumera le bûcher de la Saint Jean puisque c’est le dernier professeur arrivé au collège. C’est une tradition à laquelle nous tenons beaucoup.
Je suis accroupi, penché sur l’empilement de dosses de pins qui s’élève à plus de quatre mètres. Je me retourne vers le proviseur.
Il est magnifique votre bûcher ! vous fêtez la Saint Jean, comme ça, chaque années ?
Oui bien sûr ! c’est une tradition qui remonte à la création de l’école.
Et pourquoi le professeur Raingeard ?
C’est symbolique, on considère cela comme une intronisation au sein de la cellule éducatrice ...
Nous échangeons d’autres banalités puis nous quittons le brave monsieur en lui assurant que nous serons là pour sa petite fête. Dans la voiture Hervé me demande.
Tu as l’intention de revenir ce soir ?
Oui ! je ne voudrais pas rater ce brave professeur Raingeard.
OK ! Si tu y tiens je t’accompagnerai.
Merci Hervé. Oui je tiens à être là !
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A 10 heures du soir la nuit n’est pas encore tombée mais le soleil est déjà couché. Nous sommes dans cette phase que les anciens appelaient "entre chiens et loups", un crépuscule laiteux virant au violet. Nous laissons notre véhicule assez loin du collège car la fête patronale semble avoir attiré beaucoup de monde.
Effectivement la cour de l’établissement est bondée de gamins déguisés dévorant des pop-corn. Les parents, en général très BCBG, se tiennent un peu à l’écart des stands de fêtes foraines où s’agglutinent les plus jeunes.
Le proviseur se trouve à l’intérieur de l’enceinte protégée, là où nous l’avions rencontré le matin, un micro à la main. A ses côtés se tient le professeur Raingeard, revêtu de son habituel imperméable noir. Le proviseur parle mais, comme toujours dans ces cas là, la sono défaillante ne permet de comprendre que la moitié des mots. Le discours doit être amusant car il est régulièrement interrompu par des applaudissements et des rires. Nous en profitons pour nous glisser au plus près des barrière de sécurité.
Lorsque Raingeard s’empare d’une espèce de torche que lui tend un employé du collège, Hervé me glisse à l’oreille.
Il est vraiment pas cool ton Raingeard ! il a une gueule pas possible ... tu crois qu’il est à poil sous son imperméable.
Malgré la rage qui me noue la gorge, je ne peux m’empêcher de sourire en imaginant le sombre professeur en exhibitionniste à la sortie du collège.
La torche est glissée sous le bûcher. Une grande flamme orangée s’élève dans la cour et des cris résonnent dans tous le collège. Raingeard n’a pratiquement pas bougé en dépit de la chaleur intense qui se dégage du brasier. Son regard semble chercher quelque chose ou quelqu’un dans la foule. Lorsque ses yeux se posent sur moi, il a un mouvement de recul qui trahit sa surprise.
Il ne sait pas quoi faire et hésite un instant avant de se diriger dans ma direction. Hervé ne bouge pas D’une voix sifflante le professeur m’interpelle.
Qu’est ce que vous êtes venus faire ici ?
Vous voir professeur.
Je sens qu’il a du mal respirer. Il me fixe d’un œil hagard.
Pourquoi ! ... vous l’avez avec vous ? Je le sens !
Non je ne l’ai plus !
Vous mentez ! je vous ai dit que je le sens .
Oui vous le sentez parce qu’il est prêt d’ici, mais je ne l’ai pas !
Je souris, plante mon regard dans le sien et le tourne vers le bûcher. Il suit mes yeux et blêmit.
Vous ne l’avez pas mis ...
Si bien sûr ! Je suis venu le placer ce matin lorsque j’ai appris que vous allumeriez ce joli petit feu. Je n’allais pas prendre le risque de le détruire moi même. Vous m’avez bien expliqué que ça pouvait être dangereux.
Son visage se déforme sous les coups de la colère et du désespoir. Il se dirige vers le bûcher et pousse un long hurlement qui attire sur lui l’attention de tous les spectateurs.
*** ne me le pardonnera jamais.
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Les minutes qui suivent sont horribles. Devant les regards médusés et impuissants de l’assemblée il se jette au milieu des flammes comme s’il cherchait à dégager quelque chose au pied du bûcher. Soudain l’empilement enflammé vacille et s’effondre sur lui en projetant vers le ciel des gerbes d’étincelles.
Alors que des gens hurlent, pleurent ou s’évanouissent, Hervé me prend par le bras.
Ne restons pas là. Viens, on file d’ici.
Nous sommes assis dans la voiture, muets et tremblants, lorsque retentissent les sirènes des pompiers. Hervé me regarde d’une façon étrange.
Tu l’as posé dans le bûcher ce matin ?
Je souris à la fois las et soulagé.
Oui ! s’il n’avait pas menacé Céline dans le château, hier, je ne l’aurais pas fait. Mais je crois que j’avais mis le doigt sur quelque chose qui m’aurait dévoré.
Hervé reste silencieux de longues secondes, les mains sur le volant. Il se tourne vers moi et sourit.
Oui tu as eu raison Yoann . Je n’aurais peut être pas eu le courage de le faire, mais tu as bien fait...je n’ai qu’un regret dans cette histoire : On ne connaîtra jamais le secret du Baphomet.