Y a d’ la bière fraîche au frigo.
Putain, le choc ! Je suis dans la cuisine en train de visiter l’une après l’autre les boîtes et autres pots à épices susceptibles de se révéler la planque des billets quand la voix me paralyse, le bras tendu vers les étagères.
Y a d’ la bière fraîche au frigo.
Ce qui est terrible, c’est que la voix est parfaitement calme, un peu crispée, peut-être, mais presque amicale. En tout cas celui qui me parle maîtrise parfaitement son émotion, ce qui n’est pas mon cas. Je me retourne tout doucement, histoire de vérifier ce que déjà je devine : l’autre se tient un peu en retrait de la porte, un fusil de chasse solidement appuyé à la hanche.
C’est de la chevrotine a-t-il l’amabilité de me préciser.
Comment ai-je fait pour me laisser surprendre ? Je suis sûr qu’il n’y avait pas d’alarme, juste une serrure pas bien difficile à crocheter, on n’est pas un quartier de rupins. D’habitude, j’opère vite, en commençant par la chambre où Madame conserve tous ses bijoux dans la table de nuit, et souvent une enveloppe pleine de billets entre 2 draps de l’armoire. Monsieur ne m’intéresse que rarement, pas le genre stylo Mont Blanc ni montre Cartier, quelques fois la chevalière en or héritée du grand-père, un antique Louis d’or. 2 minutes d’investigation pour la chambre, guère plus pour la pièce du séjour, au cas où dormirait ici une ménagère en argent dans le buffet, quelque vieux livre rare ou la collection de timbres dans la bibliothèque. Je ne prends rien de trop encombrant, tout doit rentrer dans mon sac à dos, et surtout, je ne m’attarde jamais 10 minutes.
Alors pourquoi là ? Parce que je n’ai rien trouvé dans la chambre, j’ai revérifié 2 fois les piles de linge. J’ai même poussé l’examen jusqu’à soulever le matelas, puis le palper. J’étais un peu énervé en poursuivant par le séjour, une petite crispation au ventre, et ça, c’est pas bon. Désorienté par le séjour. Pas de buffet à vaisselle, pas de bibliothèque. Oh, des jolis meubles, mais je ne suis pas venu avec un camion. J’ai raflé 2 miniatures d’albâtre sur un guéridon, on ne sait jamais, et bavé d’ admiration devant l’installation de home cinéma. J’ai perdu du temps et je m’en veux.
En tout cas, je ne l’ai pas entendu approcher, l’autre et ses chevrotines. Malgré l’envie qui me brûle de lui balancer à la figure la boîte que je tiens en main, j’ose détacher mes yeux du canon braqué sur moi pour rencontrer son regard à lui. Et là, c’est la douche froide, comme si dans ma situation, je pouvais être encore plus choqué ! il me sourit d’un sourire malicieux. Je suis tombé sur un pervers. Il faut que je me sauve d’ici coûte que coûte.
Il y a de la bière au frigo. Sortez en donc 2, je boirai avec vous. Prenez aussi 2 verres, au dessus de votre tête, et allez poser tout ça sans geste brusque sur la table du living.
Il s’est assis face à moi, de l’autre côté de la table, confortablement calé dans son fauteuil, sur la cuisse le fusil dont l’orifice me nargue.
Vous aimez ? C’est une bière blanche d’abbaye. Un de mes rares plaisirs, désormais, avec la chasse au chevreuil.
Il me dit ça d’un air affable, comme s’il recevait son agent d’assurances, et moi je porte mon verre aux lèvres d’une main qui tremble terriblement.
Allons, détendez-vous, mon vieux.
Qu’est-ce que vous allez faire de moi ?
Faire de vous ? Peut-être rien, en tout cas pas vous débiter en petits morceaux. Disons que ça dépendra de vous. Je vous donne une chance.
Dites voir, espèce de sadique .
Je suis à cran, maîtrisant mal une tension explosive, et lui en face, tout miel, veut me faire la conversation, avant certainement de se livrer sur moi à des sévices que je n’ose imaginer. De grosses gouttes de sueur glissent sur ma joue, poursuivent le long de mon cou avant d’ aller transformer mon T-shirt en serpillière.
Vous ne voulez pas collaborer, n’est-ce pas. Déshabillez vous !
Maintenant, j’en ris, mais sur le moment, je me suis vraiment demandé ce qui allait m’arriver. Il s’était levé, le regard soudain chargé de cruauté : « Je ne le répèterai pas, foutez vous à poil. Complètement à poil ». Ce que je fus bien obligé de faire, dans l’état de confusion que l’on imagine. Alors le sourire revint fugace sur son visage, avec une ride d’amertume, ou peut-être de tristesse (ce souvenir s’est imprimé comme une photo) et sa voix, soudain altérée : « Partez, maintenant ».
Oui, maintenant, j’en ris, de ma sortie nu comme un ver au beau milieu d’un lotissement, guettant dans une haie de troènes le moment favorable où ne passerait personne, de ma course jusqu’à la moto garée en contrebas, et de l’inoubliable chevauchée qui s’ensuivit. Putain de pervers !