Et si je vous emmenais en promenade dans le temps ?
Et si je vous contais l’aventure merveilleuse des rues de ma bonne ville de Bordeaux, leurs gasconnades, leurs parropias (‘paroisses) champêtres au milieu de la grand- ville ?
Et si nous commencions par le commencement ? Ce fleuve aux chairs généreuses, à la peau bakélite dont Ausone disait qu’il était « A marée haute comme une mer avec ses flottilles de bateaux », ce fleuve qui pendant mille ans a fait de Bordeaux une capitale anglaise coupée du monde. C’est Napoléon III qui y bâtira le premier pont.
Bordeaux, une Ile en France
Contestataire de l’Ile de France.
Et si nous retrouvions les rues patois ?
La rua das Allamandiers
Ecoulait entre champs et bois
Ses troupeaux et ses taillandiers,
Les Jouvencelles du terrier
Dès matines au creux de l’herbe
Baisaient les lèvres de pâtres imberbes
A l’ombre des amandiers
Sous le regard un peu matois
D’un vieux gardien de Porge .
D’où l’expression « envoyer paître aux amandes » qu’employaient les jeunes fiancées de la noblesse, lasses de tièdes baisers et jalouses des ébats de payses derrière les murs du cimetière (porge)
Et si nous flânions un peu plus loin ?
Rue de la Hont de tres Caneras..
Rue de la Honte
Ou de la Fonte ?
Fonte fontaine chantera
Ses trois canaux, ses trois canelles
Ses trois canères qui sans vergogne
Débitaient l’eau de la Dordogne
Vers la place de Maucalhous
Lapidation aussi chez nous...
Mau veut dire mauvais. L’une des punitions aux petites rapines était d’être exposé sur cette place et recevoir jets de gravasses avant d’être banni pour quelques temps de l’enceinte rectangulaire de la ville.
Aujourd’hui, les maucalhous sont ces pavés pansus et lisses
Comme plume de canard,
Sur lesquels glisse
Le brouillard.
Et si nous allongions un peu nos pas, enjoués comme des petits lapins vers la rua dau Sarporar ?
Oh... point d’animaux à longues oreilles en liberté dans cette rue, mais certains matins de printemps, les marchandes des quatre saisons viennent y vendre leur étal de légumes maraîchers et surtout d’herbes potagères, de thym et... de serpolet.
Comme elle se déshabille cette ville quand on prend peine de la vêtir des noms originaux de ses rues, de ses quartiers, de ses métiers.
Et si nous parlions métiers, justement ?
La rua das Auradeirs nous en dit long sur l’entêtement du temps et les ambitions très haut placées de ce port aventurier. Depuis le Xe siècle, et jusqu’à aujourd’hui on y travaille (audier) l’or. Il coule dans la région des petites rivières aurifères, et bien avant la conquête espagnole, les Bord-de-l’eau subissaient sa fascination. Dans ce quartier des orfèvres, lorsque le soleil vient taquiner les façades de pierre taillées, c’est du pur métal qui coule sur les trottoirs éméchés.
Et si nous descendions vers le quartier des notaires ?
La rua das Bahuteirs, qui jouxte le quartier juif est encore aujourd’hui le fief de notaires ou banquiers, qui gardaient dans leur bahuts les actes de vente ou de décès,
Non loin d’ici, la rue Bouquiayre,
Aux façades encore marquées
De l’odeur du sang des troupeaux
Sur les étals de bouchers,
Victimes innocentes et innocents bourreaux.
Et si le Cancera nous envoyait les clefs
Du port de la lune derrière ses barreaux ?
Nous pourrions entrer dans la rua de la Bladaria deu pont sent Jean ? Bladerie en gascon, nait de Blat, Blé, mais aussi orge, froment, houblon,
D’une manière générale :
Toutes sortes de céréales !
Avant que le vin ne soit, à Bordeaux il y avait la bière, nous sommes dans le quartier des brasseurs, bien vite délogés par les pisseurs.
Et si nous demandions ce que cache ce mot ? Allons encore un peu plus profond, vers la rua daus Hauradeirs et daus Pishadeirs . Les haures, déformation des Faures, travaillaient le fer, et des pisseurs n’étaient autres que... les marchands de vin. On continue ?
Et si je vous emmenais dans la rue das Carpenteirs das barricas, celle de las Herbas, où maint apothicaire aujourd’hui encore prend plaisir à exposer dans sa boutique les vieux pots de terre cuite emplis de remèdes de bonne femme. La rua Layteira où l’on trouve encore aujourd’hui les meilleurs fromagers de Bordeaux, la rua Paimentada de maucalhou,dont les pavés ont tordu des siècles de chevilles, la rua das Retalhons, où les tailleurs partis faire fortune en Haïti revenaient se faire construire de beaux hôtels particuliers dont la moindre pierre avait été économisée en ne jetant pas les retailles, les chutes d’étoffes.
Et si nous rejoignions les dieux, pas loin de la rue Judaïque, et allions nous promener dans l’ombre venteuse et élégante de la rua de la Porta de Joeu ? Jupiter flotte encore au-dessus de nous. Les Romains appréciaient Bordeaux autant pour son bon vin que pour la poésie d’Ausone, mais ils n’oubliaient pas de sacrifier à leurs Dieux.
Et si je vous disais que la ville est construite sur des terrains très meubles, riches de siècles d’histoire empilée et parfois les travaux de voirie ou d’aménagement de la ville, quoique mettant le citadin de mauvaise humeur, laissent filer en plein air leurs découvertes majestueuses ou déroutantes. Le sous -sol de Bordeaux est d’une richesse incroyable en pièces d’or, silex et statues romaines, le tout insavamment décousu par les mouvements de terrain, ce qui ne facilite pas la tache des archéologues locaux..
Et si nous retournions sur nos pas en direction du port ? La rua daus tres Conhils porte le nom d’une ancienne auberge dont l’enseigne du XIII ème est encore suspendue par les oreilles des trois lapins (en espagnol Conejo) Y servait -on le lapin chasseur ? S’y racontait-on les légendes de la rua dau Putz dau Miralh, la rue du puits au miroir ?
Il se dit, bonnes gens,
Qu’un très vilain serpent
Au fond du puits attendait proie.
Qui se penchait regardant l’onde
Tombait au fond, était croqué.
Il se disait
Qu’il ne mourait
Que s’il voyait
Ses propres yeux.
Ayant perdu par trop de monde
Un plus malin eut bonne idée
De lui envoyer un miroir
Le serpent furieux de se voir
Grimpa en haut de la margelle
Ou l’attendait sa clientèle
Armée.
Las...
Ce puits alimentait en eau tout le quartier depuis le Xe siècle. Il a été remplacé par une fontaine. Il n’y tombe que de l’eau, contrairement à la Rua de Tomba l’Oli, rue où se fabriquait l‘huile de noix dont quelques gouttes se perdaient dans la fraîcheur des pavés.Ils en glissent encore.
Et si nous explorions la rue dau Possa Penhil, littéralement, les pousse pénis, ainsi nommait-t-on ces bourgeois arrivés un peu trop vite et qui s’exhibaient au bras de quelque belle, ventre en avant, dans la grand rue. Il est probable que cela choquait plus d’un Caperan, dans la rua du même nom, rue religieuse, rue silencieuse aux multiples petites chapelles qui témoigne de la vivacité de la religion chrétienne dans la ville aux cent clochers.
Et si nous embarquions sur un de ces bateaux géants qui trouvent ici depuis toujours un quai tranquille où s’amarrer ? Depuis le quai de Paludate, on imagine les jeunes gens aux destinées paludéennes, perdus dans des marais aussi moustiqualhous que celui sur lequel perdure cette ville, dans des enfers verts, noirs, or, on imagine les voiliers, on imagine les vagues...`
Et si...
Et si je vous embête, dites le !!