Connaissez-vous ces paroles chantées par Jean Ferrat :
"Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant..."
Ces vers qu’Aragon écrivit pour Elsa je pourrais les reprendre mot à mot pour Tanga. La mélodie flotte dans ma tête et m’enveloppe pendant que j’écris ces quelques lignes.
Qui aurait pu prédire que cet enfant, né en 1945 au cœur de l’Afrique Noire, orphelin de mère à quatre ans et de père à quatorze ans, arrivé par bateau à Marseille vingt ans plus tard sans soutien et sans repère, pouvait un jour croiser mon chemin ? Moi, Marilou, née juste après-guerre entre les murs de granit d’une maison basse de la côte bretonne ?
Et pourtant, ce lundi de Pentecôte 1974 ...
Il fait très beau, c’est férié, un régal. J’ai toujours adoré les jours fériés, je m’y étire avec délice en caressant le temps qui passe. La journée s’annonce belle et chaude. C’est le début de l’été. J’habite un studio au sixième étage d’un de ces nombreux immeubles qui dessinent les rues de Paris à proximité de la Gare du Nord. Le bourdonnement incessant de la ville emplit l’air. Une minuscule fenêtre ouverte sur les toits déjà surchauffés apporte un semblant de fraîcheur.
Arrivée depuis peu dans la capitale j’ai du mal à m’acclimater. Où qu’il se porte, mon regard est emprisonné entre les vitrines des magasins et les façades inertes, figées, sans parler des couloirs du métro. Le ciel ? Il faut marcher le nez en l’air pour l’apercevoir ce qui n’est pas sans risque. Suivre la course des nuages et du vent, plonger dans le bleu infini des ciels d’été, tout cela me manque, mais, puisque je suis ici par nécessité il faut bien y vivre.
Je décide donc d’aller jusqu’aux jardins de la Butte Montmartre. Je ne me souviens plus si j’y suis allée à pied ou en métro, qu’importe. A quelques degrés en dessous des escaliers qui mènent au Sacré-Cœur, un banc libre, face à une pelouse bordée de massifs fleuris m’attend. Ravie d’avoir trouvé cette oasis de verdure je m’y installe. Mes pensées s’envolant dans un vagabondage irrationnel je fais danser le crochet dans les boucles un napperon de dentelle que je viens de commencer pour une collègue de bureau.
Soudain, quelqu’un s’assoit à l’extrémité du banc. Je ne regarde pas tout de suite. Dans cette grande ville on peut se côtoyer sans se regarder ou échanger un mot. Cela procure un illusoire sentiment de liberté qui contrebalance les solitudes humaines. Je me promets de jeter un oeil indifférent sur le personnage qui est venu troubler la quiétude dans laquelle je m’engourdissais. Je n’en ai pas le temps :
C’est joli ce que vous faites !
Impossible de faire comme si je n’ai rien entendu. Je me tourne donc vers mon interlocuteur et là, stupeur ! C’est un homme, jeune mais noir, très noir, qui m’a parlé ! Dans ma tête tout a tourbillonné. Bon, il faut que je lui réponde, ne serait-ce que par politesse, mais c’est la première fois que je me trouve si près d’un Africain. J’en ai vu depuis que je suis arrivée à Paris, mais de là à engager la conversation avec l’un d’eux, cela ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Finalement, après quelques secondes qui m’ont paru des siècles, je lui répond d’un air que j’espérais décontracté :
Vous trouvez ?
Et nous avons commencé à parler le plus naturellement du monde, de tout et de rien, de grandes idées et de petits détails. J’avais oublié la couleur de sa peau, j’étais très à l’aise et lui aussi apparemment. Mon voyage dans la Vie, le grand voyage commençait et je ne le savais pas encore.
Après avoir ainsi échangé nos points de vue sur mille et un sujets, mon estomac m’a rappelé que midi devait approcher. M’excusant d’interrompre là notre dialogue, je me suis levée pour rentrer. Il a alors proposé de me raccompagner, sa voiture était garée pas loin de l’entrée des jardins. Instant de panique ! Je veux m’en aller, mais seule et je ne sais comment refuser sans le froisser. Toujours cette crainte de l’inconnu. Pourtant, pendant notre conversation nous n’étions plus des inconnus, nous avions même pas mal de visions identiques sur les valeurs fondamentales de la Vie, mais de là à venir chez moi !
Et puis, allez savoir pourquoi, d’un coup j’ai fait confiance. Il ne paraissait ni bizarre, ni dangereux. S’il avait été blanc, j’aurais sûrement accepté alors pourquoi pas ? Et nous avons cheminé jusqu’à la sortie. Une fois dans la voiture, il n’a pas démarré tout de suite, il souhaitait que l’on se revoie. Je ne savais quoi dire. Profitant je pense de la perplexité dans laquelle il me plongeait, il a insisté en précisant qu’il était célibataire et libre, que tant que nous verrions il n’y aurait pour lui personne d’autre que moi et que cela ne m’engageait en rien. J’ai donc accepté en étant persuadée que je resterais maïtresse de la situation. Il m’a donné son nom : Tanga, je lui ai donné le mien et nous avons échangé nos numéros de téléphone de bureau et il a démarré, à mon grand soulagement. En approchant de chez moi, je lui ai demandé de m’arrêter dans une rue qui se trouvait de l’autre côté du pâté d’immeubles où j’habitais. Nous nous sommes quittés comme des amis nouvellement rencontrés. J’ai fait semblant de me diriger vers une porte, mais dès qu’il a tourné au coin de la rue, j’ai filé par le côté opposé en priant le Ciel qu’il ne passe pas par là.
J’ai retrouvé mon studio avec soulagement et passé le reste de la journée entre la radio, les disques et mes pensées qui revenaient vers cette curieuse rencontre. En fait je n’avais pris aucun engagement et demain, s’il appelait, il suffisait que je refuse la communication. J’étais partagée entre le souvenir des échanges d’idées que j’avais beaucoup aimés et le fait qu’il soit de race différente. Ce dernier aspect m’effrayait car cela impliquait tant de choses socialement que je n’osais même pas y penser. Je me suis rassurée en fin de journée en me promettant de ne prendre aucun appel téléphonique de sa part. Mais, c’était sans compter avec ma curiosité et la détermination de Tanga.
Il a bien appelé le lendemain et me donnait rendez-vous le soir même, à la sortie des bureaux, dans les jardins proches de l’avenue Franklin Roosevelt. C’était l’été, il faisait beau, les parterres de fleurs avaient mille couleurs. Je me suis assise sur un banc pour l’attendre, pas longtemps car il s’approchait dans l’allée. Déjà le monde se réduisait pour moi à sa présence et je ne saurais plus me souvenir de ce qui nous entourait. Son sourire appelait le mien et la lumière de ses yeux effaçait tout le reste. Il a proposé une séance de cinéma puis nous sommes allés dans un self-service. Nos bavardages ont recommencé, comme la veille. C’était agréable et intéressant car, sans me contredire directement, il m’apportait une vision différente des évènements, des choses de la vie et cela me plaisait. C’était comme s’il ouvrait une fenêtre pour me faire découvrir un paysage dont je n’avais jamais imaginé l’existence, car personne ne m’en avait parlé jusque là. Sans que je ne m’en rende compte, il m’avait séduite.
" J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et je vois désormais le monde à ta façon..."
Aragon pour Elsa
Bien entendu il y a eu une nouvelle rencontre et puis tout est allé très vite. Je me sentais parfaitement bien, en sécurité. Tout était si simple ! Quand il a parlé "mariage" à peine un mois après, en mon for intérieur j’ai à nouveau paniqué mais ne lui en ai rien montré. Essayant d’argumenter sur la précipitation qui pourrait nous induire en erreur, sur le fait qu’un mariage c’est quand même un engagement qui ne doit pas être pris à la légère, ... etc, ... etc, c’était peine perdue. Ses propres arguments rendaient les miens dérisoires et les réduisaient à ce qu’ils étaient vraiment : un conditionnement social et matériel dans lequel je baignais depuis mon enfance.
J’avais cependant besoin d’un conseil, d’un avis sincère et autant que possible impartial. Le contact avec ma famille était rompu depuis environ deux ans. Les collègues de bureau étaient bien gentilles, mais je n’étais pas prète à affonter les remarques et réflexions maladroites qui ne pourraient manquer quand elles sauraient qu’il s’agissait d’un Africain. Il me restait Gisèle, une amie rencontrée lors de mon bref passage comme réceptionniste dans un Village Vacances Famille de la région parisienne. Elle avait sensiblement mon âge et de grandes qualités de cœur. Je l’ai appelée et le soir même elle était chez moi.
Gisèle excuse-moi de t’avoir dérangée. Je dois te parler de quelque chose de très sérieux et j’aimerais que tu me donnes ton avis. Voilà, j’ai rencontré quelqu’un !
Sourire amusé et chaleureux de sa part.
Ah bon ! raconte-moi, comment est-il ?
ce n’est pas si simple. Il veut que l’on se marie tout de suite, là, maintenant. Tu imagines ? On se connaît depuis à peine un mois ! C’est normal ?
Et Gisèle d’éclater de rire :
Mais pourquoi y vois-tu un problème ? C’est une très bonne nouvelle !
Gisèle, ouvre bien tes oreilles : c’est un étranger, un Africain, il est noir, même très noir, il veut retourner dans son pays d’ici un an ou deux. Tu vois la situation maintenant ? Tu comprends pourquoi je t’ai appelée ?
Elle est devenue pensive, m’a regardée et a posé une seule question :
Ecoute Marilou, dis-moi sincèrement : est-ce que tu te sens bien avec lui ou est-ce que tu es prête à le laisser et ne plus le voir ?
Je n’ai pas envie de le quitter, c’est la première fois de ma vie que je me sens en totale confiance et en sécurité. J’ai l’impression que je peux enfin poser mes valises. Tu comprends ?
Alors c’est très simple Marilou, vous vous mariez. Si vous vous sentez bien ensemble rien d’autre ne pourra être un problème.
Tu crois vraiment ?
J’en suis certaine.
Gisèle, tu ne peux savoir comme je me suis soulagée. J’avais besoin que quelqu’un me le dise et je sais que tu es sincère. Merci, merci, merci...
Mon chemin était maintenant tout tracé. J’étais prête à suivre Tanga au bout du monde si nécessaire. Il avait 29 ans et moi 28, à quoi cela aurait-il servi d’attendre ? Nous nous sommes mariés, en toute intimité, en septembre 1974. Gisèle était mon témoin et celui de Tanga était un ami d’enfance qui habitait Paris depuis quelques années. Deux autres amis, un père et son fils, tous deux gitans, s’étaient joints à nous pour la journée.
Deux ans plus tard nous nous envolions vers le pays de Tanga avec notre fille et nos maigres bagages. Nous allions y passer sept ans avant de revenir en France voir ma famille. Tout se remettait en place. Le temps avait fait son œuvre.
Les années ont passées, joies et peines emmêlées, m’enracinant à cette terre. Y en a-t-il eu pourtant des jours difficiles, monde bouleversé où rien n’est à sa place : amour..., haine..., peur..., lassitude... mais, toujours ancrée au fond de moi, une certitude inébranlable : j’étais là où je devais être. Je sais aujourd’hui que le cœur et l’instinct ne se trompent jamais.
Tanga s’en est allé retrouver ses ancêtres.
Il m’a tout donné : sa force et sa protection, son amour et sa tendresse. Il m’a tout laissé : son courage et sa volonté, son énergie et sa détermination. La Vie m’a accordée un sursis et j’avance sans crainte car je sais qu’il m’attend.
J’habite au deuxième étage d’un petit immeuble situé en retrait de l’un des boulevards qui traverse la ville. Chaque matin, au point du jour, j’ouvre les fenêtres. La fraîcheur relative de la nuit s’estompe. Tout est calme et paisible. Les oiseaux commencent leur concert dans les vieux acacias qui bordent la rue. Les lampadaires s’éteignent. Les gardiens de nuit rentrent chez eux à pied ou en vélo. Le marchand de fruits installé sur le trottoir en face prépare son étal. Un signe de la main, un sourire, tout est en ordre, un nouveau jour commence. L’odeur du café se répand dans la maison. Mon chat s’étire sur le balcon et guette les oiseaux qui viennent y picorer les miettes de pain. Un coup d’oeil à la borne électronique placée récemment en bas dans la rue : 6h 20, 28° ! La journée s’annonce belle et chaude. La vie s’enroule autour de moi et je respire... L’année 2009 commence.
Ne pensez-vous pas que "c’était écrit" ?
Marilou