Un matin. Une nuit. Une soirée. Un autre matin. Une soirée. Un coucher de soleil. Une succession de moments. D’épisodes de vie. D’instantanés d’une humanité qui n’en saura jamais rien. Où commence la vie ? Où s’arrête t’elle ? Carpe Diem. Cueillez dès à présent les roses de la vie. Vivez ! Dans combien d’esprit ces phrases, inscrites dans le marbre fleuri mais figé, si distant, de l’histoire, dans combien d’esprit ces phrases résonnèrent-elles, se réfléchissant sur les parois d’un inconscient insatisfait ? Chaque étudiant rencontrera au moins une fois dans sa scolarité une recommandation de ce type. La recommandation. Et s’en trouvera ébranlé dans ses convictions. Nous n’avons qu’une vie. Dès lors, une nouvelle vie commence souvent. Une nouvelle approche de la vie. Chaque action se trouvera dorénavant confrontée à cet impératif quasi divin : « Tu profiteras du jour présent ». La peur de s’y soustraire inconsciemment est partout présente. Une vie presque réussie, c’est une vie pleine d’expériences enrichissantes, de rencontres, de voyages. Mais pour qu’elle soit réussie, il faut qu’il n’y ait pas d’intervalles entre toutes ces expériences. Le temps presse, et joue en notre défaveur. Notre horloge biologique peut sonner les 12 coups de minuit à tout moment, et nous forcer à quitter le grand bal de la vie. Il faut vivre « à fond » pour éviter le carrosse et les haillons, et forcer la faucheuse à nous dérouler le tapis rouge vers le panthéon des « jouisseurs ».
Et pourtant. Et pourtant dans cette recommandation ultime se
trouve également le mur ultime qui empêche à jamais tout homme touché par ce fléau de jouir de sa vie. Car ces moments de « vie » que cette sentence nous oblige à rechercher, ces expériences, ces instantanés de vie vécus « à fond » ne pourront jamais devenir des éternités. Par essence même : pour connaître le bonheur, il est nécessaire par moment de connaître le malheur ; pour apprécier la compagnie, il faut avoir connu la solitude. Pour profiter de la vie, il faut avoir eu le sentiment de la gâcher. Et ce constat d’échec inexorable dans cette conquête d’une vie parfaite rend l’existence vouée à la vénération du Dieu « Carpe Diem » sans objet. Inutile. Cette vérité s’impose par elle-même à tout adorateur. Elle est dès la naissance présente dans l’esprit de chacun. Dès lors, comment une génération de convertis dès le berceau peut elle réagir lorsque cette vérité immuable s’impose à
elle ? Paradis Artificiels, ou folie passagère, seule une fuite vers l’avant, dans l’espoir d’oublier cette catastrophique découverte, est possible. Une fuite hors de ce monde qui contredit ces convictions si profondes. Fuite impossible, et sans fin. Une fuite vers l’infini qui ne prendra fin que lorsque cette idée d’utopie sera abandonnée. Et que la vie pourra commencer. Enfin. C’est en arrêtant d’attendre que le paradis vienne à nous que le chemin vers celui-ci se dévoile.