Ce soir mon amour si tu m’écoutes, je suis en route vers le port, je vais y faire un tour comme au temps de notre amour... Ce soir sans toi, la nuit a glissé toute entière dans ma bouche, ses cheveux m’étouffent et m’empêchent de t’appeler pour te dire que je suis en route vers le port comme tu ne cessais de m’y inviter...
Ce soir mon amour, il fait un temps de chien, le ciel est sombre, il fait très froid... Un vent violent tourbillonne entre les nuages, il va sûrement pleuvoir d’un moment à l’autre....
Ce soir mon amour, en me promenant sur la jetée déserte je me suis arrêté devant une vision d’effroi... Une vieille guenille rabougrie avec un chien... La tête couverte d’un voile noir, semblable au chien noir...Elle semblait si occupée, creusant avec fébrilité un trou dans le sable, cherchant quelque chose qu’elle avait enseveli depuis fort longtemps en cet endroit ..
Je me suis approché d’elle et lui ai demandé tout doucement si je pouvais lui être utile. Elle ne daigna ni me répondre ni lever les yeux vers moi... Elle semblait si préoccupée et nerveuse... Cette fois je suis venu tout près d’elle, dispensant quelques caresses au chien qui les accepta avec sympathie... Je demandai alors une seconde fois... "Madame, je souhaiterais vraiment pouvoir vous aider... Il va bientôt pleuvoir et vous semblez perdre votre temps à chercher sans succès..." Après un court silence elle leva ses yeux sur moi et me toisa longuement comme si elle semblait me reconnaître ; puis elle finit par lancer une imprécation stridente : vas-t-en, tu es un monstre... je me suis tu, effaré, voulant cependant la rassurer sur mes bonnes intentions à son égard...le chien s’était soudain redressé sur ses pattes et s’était mis à grogner comme s’il craignait lui aussi que je fasse quelque mal à sa maîtresse... Pendant tout ce temps la vieille femme n’arrêtait pas de vociférer : tu es un monstre, monstre, monstre, monstrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrre.
Soudain, un homme s’est approché de moi et m’a demandé posément de ne plus importuner cette femme... Pendant que je rebroussais chemin, elle continuait toujours à hurler derrière moi : monstre, monstre, monstre, monstrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrre... L’écho de ce mot ne m’a plus quitté, ne s’est jamais épuisé, je l’entends jusqu’à ce jour, il vient me transpercer comme un poignard et me fait sursauter de frayeur....
Ce soir mon amour, je n’ai pu m’endormir. Je suis resté éveillé dans notre lit, à penser, à réfléchir, à me demander : « Pour quelle raison suis-je un monstre... Qu’ai-je fait pour mériter d’ignorer mon passé »... Et le regard brûlant de cette vieille femme, que je ressentais comme une morsure, ce regard m’était quelque part si familier... Il avait éveillé en moi des sensations si lointaines, si floues...Je me sentais le plus triste du monde, vilain, mesquin, coupable d’un mal que j’avais dû commettre inconsciemment... Dans un sursaut, je me suis levé et j’ai ouvert l’armoire d’où j’ai sorti un album de photos... la clé de l’énigme était là, devant mes yeux... sur cette photo jaunie que je gardais si précieusement, que je regardais si souvent comme ma seule et unique pièce d’identité : cette femme, c’était ma mère qui m’avait abandonné un jour sur cette même plage...
Je suis ressorti en courant sous une pluie battante ... Lorsque je suis arrivé à l’endroit où je l’avais rencontrée, quelques personnes avec des agents de police, des sapeurs pompiers et une ambulance étaient là... Je me suis rapproché d’eux... L’homme qui m’avait intimé quelques temps auparavant de la laisser en paix était encore là, je me suis rapproché de lui... Il me fit comprendre que la vieille et pauvre femme s’était noyée... et qu’elle était maintenant allongée sur la civière, dans l’ambulance.
Tout tremblant j’ouvris la porte arrière du véhicule... et d’emblée, je la reconnus, cette femme qui n’était autre que ma mère... Oui, ma pauvre mère... toujours avec ce regard pénétrant de ceux qui ont beaucoup souffert, avec un maigre sourire au bord des lèvres...
Elle était morte, misérable et humble et sans pouvoir m’aborder...Et je pleurais de honte, mon désespoir était sans bornes...
Ce soir, mon amour, je ne trouve plus personne pour me consoler, pour partager ma peine. Je t’en conjure, je sais qu’elle est là-haut avec toi auprès des anges, alors je t’en supplie, implore-la de me pardonner, fais-le pour moi... juste pour moi... je vous aime tant toutes les deux...
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