Les seuls vrais problèmes que j’ai, dans ma vie avec Catherine, sont qu’elle a beaucoup d’amis, qu’elle aime dîner avec eux, souvent, et que des cafards envahissent perpétuellement notre placard à petit-déjeuner. Nous avons donc les deux repas extrêmes de la journée qui sont irrémédiablement gâchés par des nuisibles.
C’est en tous cas, ce que j’en pense. Catherine supporte cela bien mieux que moi. D’abord parce qu’elle est habituée (son groupe fonctionne comme cela depuis la traversée de la Mer Rouge) et puis parce que ce sont SES amis.
Je suis d’accord sur la fréquence, me dit-elle, mais ... Tu n’as qu’à, aussi, inviter tes amis.
Euh !
Non, c’est vrai ! Quand est-ce qu’ils vont venir nous voir ?
Au risque de briser notre belle entente, je pourrais rétorquer « mais quand est-ce que tes amis ne viennent pas nous voir ? », mais ce serait petit, tout petit, et ne résoudrait pas le problème.
Ben, c’est que ... Euh ! Tu vois ...
Tu as honte de moi ?
Mais non ... Pas du tout !
La théorie de Catherine est, alors, que je n’ai pas d’amis, ce qui, dans son milieu, est pour le moins étrange, voir inquiétant.
Euh ! Tu vois, mes potes ne sont pas très ... Présentables ! Genre Attila sous cocaïne et ses huns débridés. Tu ne les aimerais pas. Ils sont sales, affreux, méchants, alcooliques, dépravés, paiens, absurdes. Ils rigolent grassement des gravités terrestres et des malheurs humains. Mes amis sont des salauds, Catherine, des ordures, des pourris, des malfrats. En fait, ils sont ... comme moi !
Ah ! Ah ! Ah !
Son rire est franc et moi je suis gêné.
Parce que mon amitié, je la donne bien volonté à deux types d’humains, en fait.
Il y a d’abord mes copains de bistrot, champions du monde de l’élevé jeté comptoir gorge profonde, champions d’Europe dès qu’il y a une connerie à dire (et probablement à faire), recordmen toutes catégories de la pochetronerie, de l’ivrognerie, de l’alcoolisme même pas mondain. Ils échoueraient à n’importe quel contrôle anti-dopage, pour peu que l’anis marseillais et le sauvignon d’Oc soient classés dans les produits proscrits. S’ils sont les rois des rades, je sens bien que, hors du bistrot où je les coitoies, leur tannière, leur charnier, leur isle au trésor, ils sont infréquentables. J’en suis certain, même si je n’ai jamais eu le cran, les couilles et l’occasion de le tester. J’ai un peu honte d’avoir honte d’eux, malgré tout. Je me sens « jaune », ennemi de classe. Mais ...
Et puis il y a les femmes. Majoritaires.
Mes amis, ma bonne Catherine, ne sont que des femmes !
Je ne sais pas pourquoi mais la compagnie des filles, même hors de toute intention sexuelle (jacente ou non), m’a toujours été préférable à n’importe quelle relation (plus encore si elle est intime) avec le genre masculin dans son ensemble, et chaque type en particulier.
Jamais je ne suis si proche d’un homme (sauf s’il est bourré, et encore) que de n’importe quelle femme, qu’elle soit juge d’instruction, ministre de la défense, catcheuse de boue à seins nus, directrice des ressources inhumaines, prostituée au long court ou secrétaire de direction, sportive de haut niveau, bavaroise en culotte pleine peau, lesbienne combattante, chanteuse proto-comique québecoise ou même, loin, très loin dans l’abjection, parente d’élève syndiquée et cathéchèse enjouée. Auprès des femmes, je sais trouver l’humanité. Elle est là, nulle part ailleurs.
Nous avons les mêmes préoccupations, les mêmes aspirations au bonheur, à la plénitude, nous faisons les courses ensemble, le ménage en même temps, ...
Que je préfère généralement parler recettes de cuisine que de puissance moteur n’est pas un calcul. Que je lise plus volontiers Biba que les cours de la bourse, l’Equipe ou Tunning Magazine, ne devrait étonner personne : les journaux pour filles, c’est vachement plus drôle ! Et tellement instructif !
Que je préfère l’amour à la performance me pousse immanquablement vers les filles, la meilleure part de l’humanité, la plus attirante, la plus souple. Les filles, c’est comme les seins : rond, beau, doux, sensible, apaisant, moelleux, sublime.
Véritablement, Catherine n’a pas à être jalouse. Il n’est pas question de me détourner d’elle ou de la tromper. Même si j’ai pu coucher avec certaines de mes amies, ou, plutôt, si certaines femmes avec qui j’ai eu des intimités sont restées des amies (et pourquoi non, d’abord ?), c’était bien avant son arrivée dans l’univers, bien avant qu’elle n’emporte tout sur son passage, mon ouragan ultime.
Néanmoins, la grande proximité que je peux avoir avec mes copines, dans les gestes aussi, ces calins, ces attouchements innocents ou qui aimeraient l’être, cette tendresse parfois affichée, claire et nette, pourrait être inquiétante.
Ma grande angoisse, en fait, serait de voir s’installer une double jalousie Catherine mes amies, mes amies Catherine. Alors, pour vivre heureux, je vis, un tantinet, caché !
Et puis, ça tombe plutôt bien que je n’ai pas, moi, de cohorte d’amis qui invitent ou s’invitent parce que nous n’aurions plus le temps, matériel et émotionnel, de pratiquer ces exercices corporels particuliers qui, s’ils ne sont pas le ciment de notre couple, en sont la toîture et la déco intérieure.
Sans sexe, notre vie serait laide, notre amour prendrait l’eau, notre amitié serait superbe mais ... pas suffisante. Clairement, cette position d’absence de positions m’est impensable. Et Catherine, qui se love contre moi sous n’importe quel prétexte - l’arrivée d’un train en gare de la Ciotat, un bruit sourd dans la nuit, l’approche forcenée d’une compagnie républicaine de sécurité bidule brandi, un frisson sur sa peau, la fin de ses menstrues, la joie de me retrouver après au moins trente secondes d’absence, ... - est dans ce même esprit du corps.
Les amis de Catherine, outre le fait qu’ils soient nombreux, sont envahissants et encombrés (encombrants ?) d’un instinct grégaire qui les pousse à se réunir en groupe, en meute, par pack de douze, vingt-quatre, plus... Il n’est donc pas rare (euphémisme euphorique pour « il est extrêmement fréquent ») de retrouver les mêmes, presque intacts, plusieurs fois par mois et, maladivement, certains plusieurs fois par semaine ce qui, renforçant le peu d’attrait général que j’ai pour ces bourgeois-bouéms, est lassant.
Oh ! tu es là, toi ?
Ben oui ! Et toi ?
Comme tu vois !
N’ayant bien souvent que peu à dire la première fois, je me retrouve à marée basse la suivante et en câle sèche juste après.
Je sais bien que l’on s’interroge
Il nous fait la gueuele ou quoi ?
Et même que l’on murmure
Tu as vu, le sale con est là !
Je n’écoute pas. J’entends à peine. Mais je reste, de toutes façons, assez courtois pour que Catherine ne soit pas ostracisée à cause de moi. Hors cela, personnellement, je me fous de leur jugement, de leur humeur, de leur ressentiment. Et puis je sais que la double négation est positive. Le con d’un con ne s’en sort-t’il pas au mieux ?
Un mardi, post coitum, alors que nos corps en sueur glissent lentement l’un contre l’autre pour gagner quelques instants de volupté supplémentaire, et parce qu’ils ne savent pas faire autrement, je dis à Catherine :
Tu sais que nous sommes le seul couple à ne jamais baiser le samedi soir !
Question réflexion qui induit une crainte intermédiaire, ni futile ni létale sur la validité et la normalité de notre union.
Mais non, me répond ma toute belle, cheveux défaits, poches sous les yeux, AUCUNE de mes amies ne baise le samedi soir !
Suis-je bête, elles sont avec nous !!!
Bon ! En tout état de cause, samedi soir, on dîne chez Marie-Laure et Cédric.
Même si ces deux inspireraient à tout grand peintre (tiens, David, pourquoi pas ? Et Delacroix ?) une allégorie du vide qui prendrait probablement la forme d’un moussaillon en haillons passant une lavette décharnée sur le pont dégarni d’un vaisseau en ruine, si l’idée de philosopher avec eux est aussi congrue que d’aller pêcher dimanche prochain sur les bords de la Marne dès six heures du matin, au moins ne sont-ils pas les plus désagréables des amis catherinaires. Leur conversation, qui ne peut prétendre aux vols stratosphériques, est loin de l’esprit de taupe friquée qui carractérise l’immense majorité de leurs congénères. Ils sont, et c’est ce que, basiquement, au delà du reste, j’attends de mes semblables, gentils, aimables, presque de bonne compagnie pour qui aime le bassin d’Arcachon et la folie impensable des soirées délirantes des huîtres au fond de l’eau des claires ou au fond du clair de l’eau. Totale éclate !
Catherine (oui, même elle si charitable !) en convient, seule une autopsie pourrait réèllement certifier que Cédric possède (ou possédait) un cerveau. Son QI, pour atteindre un chiffre honorable, devrait être converti en farenheit et sa culture est maraîchère. Son silence imposant et l’inimportance chronique de son discours fuit néanmoins les dramatiques sujets suivants : bagnole dernier modèle, foot dernière équipe, fille dernière tirée, fringue dernière achetée, bourse en hausse (et pas seulement celles qui pendouillent gravement sous le petit tuyau malingre du sexe des hommes ridicules dans leur nudité affreuse) et réussite sociale, cette même réussite sociale qui pousse les autres amis de Catherine à se tuer à la tache, à travailler connement de longues heures, six jours sur sept, au lieu de profiter benoîtement de leur passage sur terre pour prendre du plaisir, un plaisir franc, clair et massif, une part de bonheur, une tranche de douceur et de volupté bien épaisse. Tout cela, puisqu’ils sont catholiques ou monothéistes du Livre, leur est promis « c’est sûr ! » mais ne sera délivré qu’après le trépas, à l’extrême fin d’une vie de douleur expiatoire. Le paradis après l’enfer sur terre. La bonne affaire !
Je crois bien que c’est Nietsche qui décrit comme esclave celui qui ne peut disposer d’au moins des deux tiers de son temps. Les amis de Catherine sont esclaves, assurément. Les pire esclaves du monde puisqu’ils sont aussi, majoritairement, leurs propres bourreaux. Quelle connerie !
Que j’ai du plaisir à cotoyer Marie-Laure malgré tout, est évident. Entre ses grossesses multiples et une tendance certaine à ne pas cèder aux diktats de la diététique moderne, qui énonce clairement que le bonheur gastronomique est hérétique et se paie par l’excommunication directe du monde des gens bons, donc beaux, Marie-Laure m’attire physiquement, terriblement. Elle est le prototype parfait de la femme « Je suis ronde, et alors ? » qui me fait entièrement craquer. Catherine sait bien qu’elle pourrait être sa rivale la plus sérieuse, peut-être même unique, si tant est qu’une compétition quelconque puisse un jour opposer mon soleil et amour, mon astre, mon univers, ma galaxie, à quelque étoile pâlote, à côté, forcément. Marie-Laure, je le dis sans embage, est foutrement bandante avec ses rondeurs appropriées, harmonieusement disposées surtout dans les seins et le cul. ML c’est l’oppulence heureuse, la satiété joyeuse, la gaiété dans l’abondance. Le corps de Marie-Laure est une île où le naufragé perdu peut trouver la survie, avec fromage ET dessert. Quand parfois elle se penche dans un mouvement gracieux, la vallée érotique de sa gorge se dévoile et encourage mille rêves de suavité moëlleuse.
Tu ne vas pas encore lui reluquer les seins, au moins !
Mais ...
Ta tatatata !
Je ne connais pas, bien entendu, toutes les spécialités de la dame, même si mon imagination vagabonde parfois au delà du raisonnable, mais, de celles dont j’ai pu me repaître, je conserve une passion totale et incommensurable pour ... son pot-au-feu.
Oui ! Marie-Laure sait encore, malgré son jeune âge, son ascendance, sa descendance, l’invention du fast food et de Picard surgelés, malgré la chute du mur de Berlin et la vache folle, l’asceptie récurrente et l’Europe de Maastricht, faire un vrai pot-au-feu avec de vrais légumes et une vraie bonne viande accompagnée de vrais os pleins de vraie moëlle. Ah ! Si Marie-Laure mitonne la turlute aussi bien que le potoff et si, comme on le prétend, les femmes font l’amour comme elles cuisinent (ou réciproquement), je comprends le regard vide sanitaire et niais de son accolyte de couple et je me dis que ce que je prenais pour une mélancolie bourgeoise perpétuelle et médiocre n’est peut-être que la tristesse postcoïtale permanente qui affecte ses sens et tout le reste, jusqu’à sa moëlle, à lui.
Les autres amies de Catherine, et je ne parle même pas de cette connasse de Séverine qui se nourrit exclusivement de Slim-fast et de Nutella, lorsqu’elles nous reçoivent, passent chez le traiteur et ne font parfois même pas l’effort de présentation nécessaire pour masquer le peu d’implication mis dans la préparation de ce qu’on aimerait parfois appeler des « agapes ». D’autres engagent des cuisiniers à domicile qu’elles sont fières de nous présenter au début et en fin de repas, nous obligeant parfois à acclamer debout les susdits même si leur sauce gribiche était en poudre. Enfin, les plus audacieuses achètent des livres de recettes « pour les nulles » et les ratent régulièrement. Le nez collé au livre, qui peut surveiller une bonne cuisson ?
La cuisine, c’est de l’amour et, plus que n’importe quoi d’autre, ne supporte pas la petitesse, l’ininventivité, le manque d’attention, le dégagement inhumain, l’infidélité chronique, le coït interrompu au milieu de la cuisson, au cœur du pétrissage et le manque de passion.
Disons que, quel que soit le mode de préparation, le grand trucs des amies de Catherine, c’est l’exotique, l’épicé, le bizarrrrrrrre !
Bien que la plupart d’entre elles militent pour la suprématie de la race blanche et, par là même, de l’Occident chrétien (ce qui n’aide pas à me les rendre sympathique, loin s’en faut), leurs repas, surtout ceux qu’ils tiennent absolument à nous faire partager, sont uniquement influencés par le tiers monde, mais les amies de Catherine ne sont pas à une absurdité près.
Vautrées dans l’originalité convenue de l’exotisme alimentaire, ces dames nous servent des plats africains, orientaux, asiatiques, sud-américains, youpoltchèques, bordures ou moldaves. Rien ne nous est épargné pourvu que cela vienne d’ailleurs. Il faut les voir s’extasier sur les nems, le guacamole, la pita, le tajine, le Strogonoff !!!
Vautrés dans l’originalité convenue du « retour au terroir », leurs mecs sortent de cave les derniers petits vins de propriétaires, achetés à petits frais chez Nicolas ou directement chez le plouc, qui gagneraient à être connus (selon eux !) et sont, indéniablement « une bonne affaire ».
J’avoue que mon mauvais esprit me pousse à les trouver non pas ingénieux mais pingres, radins, médiocres. Parce que, oui !, le Cheval Blanc est un vin de propriétaire, aussi. Oui ! Le Petrus est un vin de vigne, exotique parce que rare et exquis ! Et le Chambolle Musigny ? Et le Tokaji ? Je ne connais personne (mais je ne connais pas tout le monde) qui puisse se lasser de ces nectars là.
D’un autre côté, avec du riz cantonnais ou une fejoada !!!
Généralement, avant le dîner, nous buvons l’apero en attendant les inévitables retardataires (dont, perpétuellement, cette connasse de Séverine), ce qui peut nous entraîner fort loin dans la soirée, même attaquer la nuit. Et quand les derniers arrivés sont enfin là, prêts et dispos, il arrive bien souvent que je n’aie plus faim, gâvé de biscuits et bricoles antipasties, de dips et de chips et de pidowahs, aliments nécessaires néanmoins pour éviter d’être rapidement saoul (ce que Catherine redoute par dessus tout, plus encore que la prochaine guerre nucléaire et la fonte de l’ultime glacier polaire).
A table, bloqués sans espoir de fuite, nous parlons de tout et de rien, cet essentiel qui se résoud, chez moi, à éviter de rire quand ils parlent gravement et à ne pas les insulter trop directement, efforts gargantuesques tant leurs propos sont à la fois ridicules et inutiles. La plupart du temps je coupe le son et l’image, je m’isole mentalement, je m’évade, attendant que la pluie de mots cesse et que chacun, ayant vidé sa boîte à potins et dévidé son fil de petites histoires banales, entame le chant du départ, du retour à l’humanité.
La bouche pleine, les amis de Catherine s’ouvrent comme des huîtres et répendent leur conversation, des bouts de laitue entre les dents. Ils parlent de ces mille choses qui font la vie actuelle, qui compose la société (riche) contemporaine pregnante : la météo aléatoire, les apétances (ou inapétences) sexuelles des vedettes éphémères, les derniers livres jetables (par pure courtoisie ils ne parlent jamais des miens, à moins qu’ils ne les aient pas lus ou que je n’existe pas), les musiques téléchargées, le stupre potentiel des femmes politiques, la luxure avérée des cours de la bourse, ... Bien entedu, chaque sujet est survolé et le factuel l’emporte habituellement sur l’analyse. On n’a pas ici l’apétit pour l’esprit et on sent bien que philosopher la bouche pleine est inconvenant, peut provoquer des réflexions profondes, donc douloureuses, des étranglements fâcheux, des mauvaises routes idiotes et des projections tâchantes.
L’actualité tient, dans ce galimatias là, sa part prépondérente.
Ce soir de fin juin, alors que nous nous goinfrons de tajine mou, en bonne inintelligence, c’est l’inoxydation en cours de l’équipe de France de football en campagne outre-Rhin qui surgit et les yeux se mettent à briller. Tous, même les filles, se rappellent, la larme au groin, de la coupe victorieuse de 98, de la fabuleuse jouissance de la victoire, celle qui, à tous, à fait aimer le foot. La proximité d’une nouvelle finale (avec sa victoire potentielle) exhalte la troupe entière.
Moi, je reste froid.
Le 12 juillet 98, alors que la France hurlait sa joie et se congratulait, je buvais beaucoup de mauvais vin en compagnie d’une mauvaise fille, laide et plus saoule encore que moi, que, malgré l’ivresse et la perte de tout repère, l’abandon avancé, la déchéance en cours, je n’ai pu me résoudre à sauter.
En plus, moi, le sport ...
Anne-Charlotte, remarquant mon mutisme et mon absence d’émotion, me regarde, d’un coup, méchamment :
Toi, bien sûr, en bon intello, tu détestes le foot !
Quoi ?!!
Elle développe, la voix pleine d’acide, moqueuse, haineuse.
Les types comme moi n’aiment pas les gens et, surtout, ce qu’aiment les gens, les trucs populaires. Nous sommes des monstres froids, élitistes, perchés trop haut, dans la stratosphère, sur leur pinnacle, incapables de redescendre, supposés ne rien ressentir, tout mépriser, jusqu’à l’absurde.
Ce n’est pas tant ce qu’elle dit (combien de fois aie-je déjà entendu cela !!!) mais le ton sur lequel elle le dit, qui me choque vaguement (preuve que je suis capable de ressenti) comme son regard plein d’une violence de classe brute. Merde ! J’ai bien cru, à un moment, voir Hitler ou Le Borgne Breton à la tribune, harranguant des foules affriolées.
Je pourrais lui expliquer que, dans sa haine, elle commet deux erreurs essentielles, fondamentales et lamentables :
petitun, je ne suis pas un intellectuel, même si j’écris des livres, ce dont elle pourrait facilement s’apercevoir en en ouvrant un, de mes livres. Je suis un auteur dramatique, en ce sens que j’écris mal des choses sans importance, sans message, sans but, sans gain, sans gloire, malgré un certain succès chez les jeunes filles et celles qui persistent à le rester, les lectrices de Biba, Cosmo et autres magazines féminins. Je suis un auteur léger et gras à la fois, sans fond, ne s’exprimant qu’au niveau du fondement. Intellectuel ? Ah ! Ah ! Ah ! ;
petitdeux, je ne déteste pas les « trucs populaires » (manger, dormir, baiser, jouer à la belote et lire Voici quand je ne suis pas dedans (c’est à dire quand je ne saute pas une actrice de sit-com de petit renom), ...) et encore moins le foot qui est, pour les types de ma génération, l’activité primale des mercredi après-midi.
Comme je ne veux pas, autour de cette table, polariser plus encore l’attention, et que le sujet Anne-Marie est à la fois trop ronde et trop optue pour bien entendre et apprécier ce que je pourrais en dire, je décide de ne pas polémiquer.
Alors, simplement, je dis :
Mais non !
Ah ?
Les intellectuels ne détestent pas le foot, enfin ... pas tous.
Ah bon ! Qui ?
Mais je ne sais pas, moi ! Ils sont nombreux. Je ne les connais pas tous. Mais, parmi les écrivains (que je connais mieux et en plus grand nombre et qui ne sont pas plus que moi tous des intellectuels), il y en a qui adorent ça. Tiens, Bernard Pivot !
Qui ?
Euh ... Bon ! Tiens, je sais qu’il y a même une équipe !
...
De foot, avec des écrivains dedans !
Oui, mais toi ?
Bof ! Moi ?
Ouais, bof ! Je me fous de tout ou presque. Du temps sur la Bretagne, de la chute du Nazedak, du deuxième enfant mal caché d’un prince d’opérette, des descentes d’organes tant que ce n’est pas sur mes pieds, de la position papale sur (la sexualité des) enfants de chœur, du nouveau programme des verts, de la fluctuation migratoire des japonais photographes, du revenu de ma tante Sylvaine, des horaires des marées à l’île de Ré et des massages de seins à l’île de ... Groix, de la composition idéale de l’aliage des plombiers, des mésaventures érotiques des championnes de tennis, de la déglaciation provisoire des pôles, de la francophonie freinée, de la toux des canards barbares, ...
Je m’en ballec ! Je m’en tamponne le coquillard (sans bien imaginer ce à quoi cela correspond, ni s’il faut être souple pour ça) ! Alors le foot !
Néanmoins... Si on y réfléchit bien (soit environ vingt cinq secondes), le foot, c’est bien ou c’est ... mal !
Le foot c’est soit le merveilleux spectacle d’athlètes animés par une même merveilleuse volonté de merveilleusement jouer avec un ballon, en un ballet gracieux de jambes, de corps et de têtes, ayant vaincu leur animalité brute, ... soit le lamentable opium du peuple, le sport le plus con de la planète sport (avec le vélo et le lancer du poids) où vingt deux millardaires abrutis d’hormones synthétiques se disputent une baballe sponsorisée, cousue main par un enfant pakistanais juste avant qu’il ne crève de faim, pour marquer un bubut et s’enlacer sur la pelouse en ce qui paraît être une sodomie collective du buteur (d’où l’impression parfois que celui-ci fait non de la tête ou du doigt en courant très vite pour fuir ses tourmenteurs).
Le bien, le mal. Manichéisme de bon aloi, reflet du monde, synthèse de la société, de la générosité affichée jusqu’à l’absurde, jusqu’au Heysel.
De fait, Anne-Charlotte a peut-être raison de dire que j’intellectualise. Le football, que l’on pourrait sans problème traduire par pied-balle, est un jeu, un simple jeu où doivent se rencontrer, de la manière la plus élégante, efficace et ludique, un pied et une balle. Le football est une technique, et je sais de longue date qu’il ne faut jamais incriminer la technique mais celui qui s’en sert.
Ne serait-il pas ridicule d’inculper un fusil de chasse pour meurtre ou une tenaille pour torture ? De même incriminer le pied et/ou le ballon serait stupide, d’autant plus qu’à des degrés divers, chacun à son utilité.
Le principe du pied et du ballon étant posé, voyons ce que l’on en fait. Basiquement, le pied frappe le ballon qui subit alors une force qui l’expédie plus loin que le pied. Ce n’est pas du sport mais de la physique.
La preuve en est que si l’on applique ce principe au footbutt (que l’on peut traduire par pied-cul ou culpédation), discipline non encore reconnue par les instances internationales et qui a peu de chances de se retrouver un jour aux olympiades, mais qui a néanmoins un grand nombre d’adeptes dans toutes les bonnes familles et les dictatures militaires (ce qui se ressemble possiblement), le cul subit une poussée proportionnelle à la vitesse du pied au moment de l’impact et à sa force d’inertie.
Ce phénomène, élégament démontré par la deuxième loi de Newton ou "principe fondamental de la dynamique" (pour un corps de masse m constante "l’accélération subie par un corps dans un référentiel galiléen est proportionnelle à la résultante des forces qu’il subit, et inversement proportionnelle à sa masse m") implique, explique, que, globalement, un gros cul ira moins loin qu’un petit ballon, quelle que soit la vitesse du pied (ce que c’est que les masses ! Matez moi l’abysse !!!)
La différence essentielle entre le footbutt et le football est, on le comprendra, dans la motivation qui anime le possesseur du pied dans l’un et l’autre de ces exercices. Le footballeur essaiera de mettre le ballon au fond du filet dans le camp adverse, ou de passer la balle à un de ses partenaire qui pourra, lui, mettre la balle au fond du filet ou qui fera lui même une passe à ... Le tortionnaire, le dictateur, lui, essaira simplement de faire le plus mal possible.
Autre différence, il est interdit, formellement, de mettre la main sur le ballon de football alors que, sur invitation expresse, rien n’interdit de remplacer les orteils par les doigts sur le cul.
Fortement, c’est une féssée (exercice qui, me dit-on de ci de là, aurait des charmes cachés), lentement, suavement, c’est une caresse qui laisse envisager une deuxième mi-temps sereine, voire des prolongations, si les joueurs ne s’y sont pas épuisés.
Bien entendu, dans le football, il y a des exceptions à cette règle (pas de mains, pas de vilains).
La touche et le gardien de but (dit aussi le portier (loi Toubon) ou le goal (dans tout autre pays qui ne confond pas patriotisme linguistique et intégration volontaire dans le concert des nations). Celui ci a en effet le droit, voire même le devoir, de mettre ses mimines au service de son art. Le gardien est, dans le monde footballistique (de foot, pied et ballistique, je vise) un extra terrestre et pas seulement parce qu’il dispose de ses paluches.
Généralement seul (s’il est très entouré, ça craint) le goal garde les but sans courir alors que tous les autres joueurs s’époumonnent en des allers-retours incessants de long en large de la pelouse.
Malgré la pression, la peur de mal faire et de se faire mal, cette ultime position de défense qui mit mal à l’aise les grognards de l’Empire dans les steppes russes, être gardien est bien plus reposant que d’être avant centre, centre avant ou milieu de terrain, ailier droit ou gauche, libero ou arrière et, pour peu que les défenseurs soient vaillants et brillants, le portier (loi Toubon) peut passer tout un match sans même toucher le ballon.
Bien plus simple qu’une constitution européenne, le règlement du football s’apprend en quelques minutes. Un mens sana (même s’il n’a pas de corpore sano) est capable de se lancer sur le terrain et de jouer (le pied tape dans le ballon ...) aussi facilement que l’on découvre comment faire l’amour (il faut emboîter ceci dans cela et imprimer au tout des mouvements) ... Hum !
Bien entendu certains joueront de suite mieux que d’autres, mettront moins de temps à appréhender les gestuelles particulières et les techniques plus poussée (sic !), comme le respect de certaines lois. Ainsi sont faits les Hommes.
Tiens, en parlant d’Hommes... Si les filles sont les plus fortes lorsqu’il s’agit de comprendre les faits et choses (elles sont tellement plus intelligentes et « pratiques » que nous autres), si elles savent sentir la pregnance des possibilités et des blocages en tout (de « pas ce soir chéri j’ai la migraine » à « je n’ai pas eu le poste parce que je suis une femme et eux de gros machos »), les dames éprouvent bien souvent la plus grande difficulté à saisir les règles du hors-jeu, règles qui sont, il est vrai, les plus complexes du jeu football.
Platement, il faut qu’il y ait un défenseur entre celui qui doit réceptionner le ballon et le point de départ du ballon, au moment où part le ballon, où le défenseur est simplement un joueur de l’équipe adverse qui ne soit pas le goal keeper (pas loi Toubon !!!). C’est clair ?
Non ? Oui ?
Tant mieux parce que j’ai beau chercher des paraphrase, des périphrases et des images, il n’y a rien qui ressemble au hors-jeu du foot dans la vraie vie, même dans la drague qui est pourtant une synthèse, un globalisation de tout ce qu’on peut vivre par ailleurs.
Mais, sur cette base, tout ce complique parce que celui qui est hors jeu au départ de la balle mais ne fait pas action de jeu est bien hors jeu mais ne peut être sanctionné. Par l’arbitre du moins, parce que, franchement, un type sur onze qui se met à ne rien foutre sur le terrain, ça se voit de suite (s’ils sont plus qu’un, on appelle ça le PSG !).
C’est la simplicité (relative) de ses règles qui fait du football l’un des sports les plus populaires et un jeu quasi universel. Car si on pose un ballon au milieu d’un groupe d’humains d’âge et de sexe quelconques, on remarque vite que s’installe l’amusement. Le ballon devient immédiatement l’objet transactionnel du plaisir de ce groupe et un modèle transitionnel des relations entre les membres de ce groupe, alors que si l’on pose au même endroit un cormoran agonisant, l’effet n’est pas le même.
Enfant, je passais des journées entières à footballer. Deux trois copains, un ballon, un peu d’espace...
Une porte de garage faisait office de cage sommaire et bruyante (le bang validait le but). Le plus téméraire ou le plus feignant s’improvisait gardien. Ca allumait grave dans la surface !
Comme, déjà, je n’aimais pas courir, j’étais souvent celui là, payant chèrement mon désintérêt du mouvement, de la course, du dribble, de la confrontation directement sportive, par des bleus innombrables sur les bras et les cuisses, des fêlures de doigts (le gardien amateur ne porte pas de gants, même en hiver) et des douleurs couillales lorsque violement, mais avec une certaine dextérité mal placée, j’arrêtais le boulet de canon à l’aide de mon bas ventre prépubère (je découvrais d’ailleurs en ces circonstances l’extrême sensibilité de ces parties et la nécessité de ne pas les laisser traîner n’importe où, leçon encore utile aujourd’hui).
Pour footballer plus tranquillement, le samedi après-midi, surtout, lorsque les pères occupaient les garages à bichonner leur R16 rutilante, il fallait aller un peu plus loin, après le bâtiment L, sortir de quelques pas de la résidence, où un ancien champ bordé de cerisiers et de marroniers, laissait assez d’espace pour courir, shooter, tackler, gagner ou perdre.
Le sol était jonché de trous propres à fouler les chevilles et de caillous sur les arrêtes desquels, épisodiquement, se trouaient les ballons alors que les Girondins du bâtiment C mettaient une pilée au Racing Club de la barre K (K1, K2, Ka1, Ka2, juste avant la voie ferrée). Pour marquer les cages, des habits ou des caisses. Pour les sorties de terrain, les premières rangées d’arbres.
J’ai passé mon enfance sur ce terrain, dans les buts, et en dehors. Je m’y suis battu, j’y ai embrassé des filles, pissé le plus loin possible sans jamais gagner le concours, grimpé aux arbres, mangé des cerises, craint le gros sel du propriétaire des arbres, maché du chewing-gum (qui était interdit à la maison), fumé de la liane, puis du tabac, ...
Loin des yeux de mes parents, de tous les parents, de tous les adultes, un monde d’enfants presque libres et sauvages.
Comment, après cela ne pas aimer le foot ? Au moins comme petite madeleine ?
Contrairement au rugby et à la partouze (qui ont parfois d’admirables pratiques communes : mélée, regroupement, pénétration ou échappée solitaire (sic !), ...) le football permet de ne pas trop toucher les autres, autorise un certain individualisme tout en excluant l’égoisme trop pur, réclame un certain esprit d’équipe, rend possible des exploits sans trop de peine, ...
Reflet de la société occidentale libérale capitaliste contemporaine, élitiste, faussement hédoniste, misérable de sincèrité tronquée, modèle désastreusement hégémonique, le football exacerbe le but, quels que soient les moyens (si possibles légaux, mais sans obligation morale) mis en œuvre pour y parvenir, ce qui le rend incompatible avec la Sagesse et la vie qui, elles célèbrent le chemin. Cela est tellement vrai qu’un match laid mais victorieux sera préféré à une partie brillante mais non récompensée par la victoire. On louera la solidité, l’efficacité, l’opportunisme de l’équipe vainqueure et on conspuera la frime stérile, la vacuité, l’artistisme de celle qui a été vaincue. Vae victis !
Et puis, tout cet argent ! Des sommes délirantes !
Pour cela, je le déteste.
Ah ! Ah ! Tu ne dis rien ! Intello ... Salaud !
Non ! Pense ce que tu veux Anne-Marie, ou, plutôt, ce que tu peux ! Je m’en fous !
Pfouh !!!
Fort heureusement, la conversation dévie sur un autre sujet et je me tais jusqu’au dessert, puis jusqu’au café que nous prenons enfin levés, libres de nos mouvements.
Tasse en main, je sors sur le balcon et j’allume une cigarette qui me paraît délicieuse, comme la toute première mais sans la toux du fumeur débutant. Je regarde la ville et j’entends pas très loin, une foule s’agiter devant un de ces écrans géants installés pour créer l’illusion d’une participation totale des foules à l’événement, où qu’ils soient dans le monde. J’entends chanter et hurler, j’entends des soupirs collectifs, j’entends claquer des mains et siffler. C’est à la fois émouvant et terrible, superbe et désolant.
Anne-Marie, accompagnée de son bénêt habituel, me rejoint. Comme elle ne fume pas (ou plus), sa présence est on ne peut plus provocante. Elle vient me chercher !
Ah ! Ah ! L’intello ...
Je ne veux pas en entendre plus.
Tu ...
Non !
... voudrais ...
Je m’en vais en lui tournant le dos.
... qu’ils se taisent, hein !
Non ! Ne pas répondre ! Partir ! Calmement !
Intello ! Facho ! Social traitre !
Putain ! Non !
Je me retourne et, vraiment sans réfléchir, n’étant plus qu’un instinct, je balance ma tête en coup de boule et mon front atterrit dans son plexus (alors que je visais son nez), ce qui la sonne pour le compte mais, malheureusement, ne la fait pas taire pour autant. Ses râles me traitent d’assassin.
Quelques minutes après je récolte un juste carton rouge et, sous le regard incrédule et plus ou moins réprobateur des convives (certains, par la suite et en catimini, me diront qu’ils m’admirent d’avoir enfin agit contre - cette a) pétasse b) connasse c) radasse - d’Anne-Marie qui a l’habitude de : a) casser les pieds b) casser les couilles c) péter les burnes à tout le monde) je quitte la soirée.
Catherine ne me fait aucun reproche et nous ne parlons pas du tout de l’incident dans les jours qui suivent.
L’été s’installe, les vacances approchent, l’équipe de France remporte victoire sur victoire et se présente contre l’Italie en finale à Berlin.
Zidane marque sur penalty, Materazzi égalise.
Le match est rude. L’enjeu est, fatalement, énooooooorme !
Quelques minutes avant la fin des prolongations, Catherine m’appelle alors que je suis dans la cuisine à m’esquinter les doigts sur un bocal de foie gras mi-cuit rebel, éloignement qui me permet, aussi, de supporter la pression, involontaire mais terrible, de la fin du match.
Claude !!!
Quoi ?
Viens vite !
Attends je ...
Viens !
Je pose la terrine en équilibre précaire et rejoins le canapé.
Regarde !
Sur le terrain règne un certain flottement, une confusion particulière. Le jeu est arrêté et Materazzi est à terre, entouré par ses pairs. Comme il ne se passe rien, ou presque, d’intelligible, les mots des commentateurs, qui ne savent pas grand chose mais supputent à fond les ballons prennent un tour dramatique jusqu’à ce que ...
En boucle, le réalisateur passe et repasse LE geste de Zidane qui a un air de ... déjà vu.
Claude !
Hé !
Non mais c’est ... dingue ça !
Ouais ! C’est complètement fou !
...
Quel copieur ce Zizou !!!