J’aime qu’un couteau tranche comme un rasoir. Il faut que la lame ouvre les chairs d’un glissement. Caresse et brûlure. Un geste unique et sûr, et la séparation, irrémédiable.
J’aime sentir lorsque le fil accroche à la pulpe du doigt qui l’effleure. Il faut que la pierre entame le métal, et puis qu’elle le polisse, que le tranchant de l’acier reflète comme un miroir.
J’aime les couteaux .
Cliché : nos pères avaient toujours au fond de la poche le couteau et le bout de ficelle. Dans leur chemin de vie, l’imparfait n’était pas un obstacle, on pouvait toujours rapetasser, et la barrière tombée retrouvait sa verticalité et sa fonction de frontière. Le monde continuait de tourner, et la vache de s’engraisser à la pâture.
Couteau qui cisèle et qui, aux heures de la veillée fait d’un morceau de buis ramassé au détour du chemin une cuiller à salade. Copeaux tombés sur le plancher du séjour qu’ accompagnent les pensées méditatives d’une veillée silencieuse. A moins que ce ne soit le laguiole qui tranche dans la miche la tartine en demi-lune, et le bout de saucisse sèche qu’on partage entre amis à l’heure de la pause.
L’ignorance moderne veut que la lame ne s’oxyde pas, et que son chrome parfait soit à l’image de l’asepsie. Eh bien oui, la lame négligée se tache de rouille, elle réclame de nous grand soin, elle nécessite d’être lustrée, polie. En échange elle nous offre un acier qui se soumet à notre main. Oh, pas de meule dont l’abrasif est tellement brutal. Fi du 440 asocial, rebelle à la pierre, glacé, résolument impropre à devenir notre ami.
Mystique du Katana. Esthétique de la trajectoire du cimeterre, tête de chrétien tranchée roulant sur le sol. Ascèse du samouraï. La lame nous indique la voie qui nous détache de la vie. Elle nous engage à nous dépouiller. De tout.
Enfant, j’avais plaisir à cueillir une branche de coudrier et à m’en faire un bâton orné de dessins ciselés dans l’écorce fraîche. Je me préparais une vie non pas d’artiste, mais de pèlerin sur une longue route où le bâton serait également un fort symbole. Pour l’heure, il n’est pas encore celui qui pallie l’équilibre défaillant de jambes vieillissantes, mais le sceptre d’une royauté à conquérir, unique objet du pèlerinage parmi les vivants.
Mais restons au couteau. Je n’ai aucun goût pour le sang qui coule de la blessure, et je m’incline respectueusement face à la vie qui s’échappe de la volaille sacrifiée qui régalera les amis invités à ma table. Je ne revendique pas de sacrifice humain, sinon le mien. La mort me semble si proche de la vie que je les vois comme les deux faces du même tranchant. Hommage ici rendu à Mishima qui s’ouvrit le ventre, quant à moi, je tiens la vie dans ma main droite, et la mort dans ma gauche. Ma lame, soc de charrue, n’ouvrira donc d’autre ventre que celui de la terre qui m’a fait naître, et que la voie gauche me guide, héritier d’un sang Gauchard à jamais perdu.
Il en est des couteaux comme des voitures, et dans les vitrines rutilent des aciers damassés, véritables œuvres d’art, et des poignards à l’agressivité cinglante. Au fond de ma poche gît cet objet vénérable et cependant sans grande valeur, manche de corne, mitres et rivets de laiton, mon compagnon.
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Compagnon de poche
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