Je suis parfaitement incapable de me séparer de mes livres.
Quand j’en achète un, je le lis, bien sûr. Puis, incapable ensuite de le relire, parce que j’ai une bonne mémoire et que je n’y trouve plus aucun intérêt, je le pose sur une de mes bibliothèques, s’il reste de la place, c’est à dire si j’en ai acheté une nouvelle récemment. Ensuite, je retourne au magasin et j’achète un autre livre, que je lis et que je ...
J’ai quarante deux ans. Je lis depuis que j’ai quatre ans. J’ai gardé tous mes livres. Enfin, presque tous. Parce que certains ont malencontreusement disparu.
Je sais, par exemple, que ma petite soeur n’a pas toujours été très correcte et qu’elle est venue se servir sans remettre ensuite. Je ne lui en veux pas. Ce qu’elle a en tête, ce qu’elle est aujourd’hui, m’est en partie imputable. Les gens qui la connaissent - sans être ses amis, qui, eux, savent ce qu’elle me doit, parce qu’elle se livre facilement et est d’une honnêteté déroutante parfois - trouvent qu’elle est super-intello, extrêmement cultivée et sont esbaudis devant ses bibliothèques, le nombre de ses livres, l’éclectisme de sa collection. Il y a de quoi. Vraiment. Mais, si je retirais, d’un coup, parce que nous nous serions fâchés - pour je ne sais quelle raison, d’ailleurs - les volumes qui m’appartiennent, que lui reterait-il ? Pas grand chose, sans doute.
Mais je ne lui en veux pas. Elle est ma soeur, je l’aime, viscéralement.
J’ai aussi abandonné un certain nombre d’ouvrages chez une certaine Marilou, refusant, malgré tout, de retourner dans l’appartement que nous habitions chercher mes affaires et mes meubles, après notre séparation, qu’elle soit présente ou non. La rupture avait été par trop sanglante, saignante, sanguinolente, tant et si bien que, alors que l’on venait à peine de me servir une "pièce du boucher" bleue à l’Hippopotamus de la place Bastille, accompagnée de ses frites rutilantes et chaudes comme de la braise, je me suis levé et enfuit sans même toucher à la viande. Après cela, il n’était plus question de remettre les pieds dans l’univers qui avait été le nôtre.
Aujourd’hui, je ne lui en veux pas. Je l’avais aimé. Et si l’on m’avait dit que le prix de cet amour était la perte de quelques meubles et livres, j’y serais allé aussi.
Un incendie, l’oubli d’une valise dans un hôtel tokyoite, d’une veste dans un train breton, l’abandon involontaire d’un Hugo sur la table de nuit d’une gargotte drômoise, ... d’autres raisons, d’autres pertes, banales, classiques, logiques presque.
Et puis je donne. Enfin, je prête. Et je ne récupère pas toujours. Il suffit qu’un de mes invités me dise :
Oh, dis donc, je le connais pas celui là ...
Tu veux le lire ?
Bah ! Oui ! Je vais aller me l’acheter ...
Mais non, c’est pas la peine ! Tiens, prends le. Tu me le rendras quand tu auras fini.
Ah ! C’est cool, merci !
Et puis, si je ne revois plus le type, ou la fille, pendant quelques temps, je n’ai pas le cœur à réclamer.
Mais, à part cela, je me sépare difficlement de mes livres. En fait, si je n’y tiens pas forcément, je n’aime pas le geste de me priver d’un ouvrage, même de ceux que je n’ai pas aimé, même les très mauvais -c’est pour cela que j’essaie de bien choisir, à la base, en lisant la quatrième de couverture dans le magasin, puis en ouvrant le livre à plusieurs endroits différents et en lisant le passage à portée.
Chez moi, les livres s’entassent. Je lis beaucoup, depuis longtemps. les bibliothèques sont pleines et la maison pleine de bibliothèques. Il y a des rayonnages et cartons dans le garage qui m’empêchent de ranger la voiture, même au plein cœur de l’hiver, quitte à ce qu’elle ne démarre plus, un matin neigeux. Pour accéder au lit de ma chambre, c’est du contorsionnisme. Chaque recoin est pourvu. Les toilettes débordent, de romans, de magazines, d’essais, de journaux, de ... La cuisine dégorge ses livres de recettes jusqu’au milieu de l’entrée et de l’entrée au salon. Il y en a partout ! Je ne peux plus inviter d’amis que les jours de beau temps, dans le jardin, la table du salon étant impraticable à plus de deux, emcombrée de mes dernières acquisitions ou, plus fréquemment, du résultat de tris drastiques dans mes rayonnages.
Parce qu’il m’arrive de trier, de ranger, de raisonner, lorsque la situation devient presque impossible. Alors je sors des étagères les livres dont je ne veux plus, je les pose sur la table, je les empile par taille, je les range dans un carton, ou une cagette que j’associe à d’autres et que je pourrais ...
Donner ! Il y a de bonnes associations qui récoltent les livres et les dispatchent vers des lieux où l’on aime lire sans en avoir forcément les moyens. J’aime bien ce principe. Hôpitaux, maisons de retraite, écoles, villages africains, ... Je leur donnerais tout, mais ...
Jeter ! Je pourrais remplir le coffre de la voiture et faire un tour à la déchèterie. Je foutrais tout cela dans la benne à papier recyclable et mes livres seront broyés, humidifiés, lavés, fribrés, refaits en papier, imprimés, remis en vente, achetés, par moi, peut être, en un cycle presque sans fin. Oui mais ...
Non !
Je ne peux pas. Les caisses restent là, ne servent à rien, prennent une place indue, les piles jonchent le sol, sans que je ne puisse rien y faire sans souffrir honteusement.
Je n’ai que quarante deux ans. Selon les statistiques et l’espérance de vie moyenne des hommes français, je devrais vivre encore une bonne trentaine d’année. Je lis environ deux cent livres par an dont je n’arrive pas à me débarrasser, qui vont m’enfermer, me couper du monde, petit à petit.
Tiens ! Je sais comment je vais finir : vieux, en caleçon et en tongs, n’ayant plus aucune place pour le superflus, l’inutile, le stérile ou l’oiseux comme l’alimentation, le vêtement et la vie.