Hé beau gosse, donne-moi un autre verre ! Ne me regarde pas comme ça avec ton air idiot ! Allez ! allez ! Donne-moi une autre vodka !
Désolé Madame, mais je ne peux pas, j’ai des consignes. Vous avez trop bu !
Titubant sur ses talons aiguilles, elle se raccroche à un tabouret comme un noyé à une bouée de sauvetage. Une robe rouge trop courte et trop décolletée, le rimmel dégoulinant, elle ressemble à une gamine de vingt ans qui n’aurait pas vu s’écouler les 40 dernières années.
Autour d’elle, les clients échangent des sourires entendus et moqueurs qu’elle n’est même plus en état de comprendre.
La déchéance est un mal épouvantable, le ridicule ferait mieux de tuer... question de dignité !
A moitié allongée sur le comptoir, s’approchant le plus près possible du garçon et faisant glisser un billet de 100 euros sur les boutons de sa chemise de service, elle murmure d’une voix qui se veut envoûtante :
Allez, beau gosse, on peut s’entendre si tu veux, mais avant, ressert-moi à boire, j’ai soif !
Elle se redresse dans un rire tonitruant répétant de plus en plus fort « j’ai soif , j’ai soif, j’ai soif... », martelant chacune de ses paroles d’un coup frappé avec la main sur le zinc glacé.
Il jette un coup d’œil furtif au patron qui lui répond d’un hochement de tête complice. Alors, en silence, il décroche un verre, prend la bouteille de vodka et d’un geste rapide et professionnel fait glisser jusqu’à elle ce qu’elle réclame.
Elle avale d’un trait l’alcool qui se diffuse et la consume comme la lave d’un volcan. Elle sourit, béate et grotesque, vieille gloire passée d’un tout Paris qu’elle pensait tenir dans le creux de ses mains, inconsciente que les feux de la rampe ne durent pas plus longtemps que l’éphémère beauté dont elle était si fière.
Pour l’instant, elle savoure les effets du venin qu’elle vient d’avaler en silence.
Elle a vingt ans, les hommes sont à ses pieds, pour une nuit entre ses bras un baron étranger vient de lui offrir un solitaire qu’elle arbore comme un trophée. Entre les bijoux, les robes, le strass et les paillettes, elle traverse la vie comme une fête. Mais les mois passent, les nuits blanches, l’alcool et la drogue marquent ses traits et font des ravages. Ses caprices de diva n’amusent plus personne, elle n’inspire plus le désir mais la pitié. Et bientôt d’autres visages surgissent et se dressent devant elle, plus séduisants, plus charmants mais surtout plus jeunes, hurlant la sentence de la fin de ses années de gloire.
La lente mais inexorable descente aux enfers a commencé, les réjouissances où elle n’est plus invitée, les gigolos qu’elle s’offre pour continuer de paraître et se donner l’impression de plaire encore, jusqu’au jour où même l’argent n’a plus suffi plus à faire accepter sa présence déplacée.
Le jeune homme appréhende le moment où elle va recommencer à implorer , il est las d’entendre tous les soirs la même histoire, il voudrait lui dire à quel point elle est ridicule, à quel point elle est grossière, à quel point elle le dégoûte ! Mais la perspective des pourboires qu’elle lui glisse à chaque verre le fait rester courtois.
Alors, il prend son mal en patience, dans un quart d’heure, elle sera endormie la tête inclinée vers l’avant, il appellera un taxi qui la ramènera chez elle... jusqu’à demain !