Gontran adorait lire. C’était sa passion. Une passion qui le dévorait depuis bien des années. Avant même d’être marié, il possédait déjà une bibliothèque conséquente. Il avait toujours vécu entouré de livres, c’était son rempart contre l’ignorance mais aussi sa porte ouverte sur le monde. Aujourd’hui, il avait à lui sa propre pièce dont les quatre murs étaient tapissés de livres, plus ou moins beaux, plus ou moins anciens, et de tailles différentes. Il avait collé un papier peint, il y a fort longtemps, mais il ne se souvenait plus de la couleur ni même des motifs éventuels dont il pouvait être paré.
Gontran adorait lire. Véritable boulimique de lecture, il se délectait de chaque mot, de chaque phrase. Quand il ne se trouvait pas dans son antre, il était au café d’en face. Il pouvait parler des heures entières avec ses amis, comme lui, épris de lettres. Trois fois par semaine, dans les villages avoisinants, il animait des soirées de lecture et pouvait ainsi, partager, échanger avec ceux qui le désiraient.
Au milieu de toute cette agitation, sa femme n’eût bientôt plus d’importance. D’ailleurs, plus rien n’avait d’importance en dehors de ses livres. Il ne concevait, ni ne comprenait un endroit dépourvu de lettres. C’était pour lui des lieux d’analphabètes disait-il. Des livres, dans sa bibliothèque il y en avait partout. Derrière la porte, sur les rayonnages jusqu’au plafond, sur les radiateurs qui ne fonctionnaient jamais, de chaque côté de son bureau en deux piles hautes et instables, au sol, à plat, sur la tranche, les uns contre les autres. Il ne savait plus où les stocker.
Un jour il alla même jusqu’à faire une crise de manque. C’était un dimanche après-midi. Il eut soudain une irrépressible envie de lire quelque chose de nouveau. De toucher une nouvelle reliure, de violer les pages unes à unes, de pénétrer dans un nouveau roman, doucement, lentement, puis revenir en arrière quelques instants et reprendre quelques phrases pour mieux s’en imprégner. Mais... Pas de livre ! Isolé dans sa campagne, loin de toutes librairies et de surcroît un dimanche, il tenta désespérément de se plonger dans un Blaise Cendrars, une valeur sûre, qui traînait par terre, un livre qu’il avait lu au moins trois fois. Mais rien ne se passa. Aucune de ces sensations quasiment jouissives auxquelles il était désormais devenu dépendant ne se produisirent et son malaise grandît au fil des minutes. Il se mit à trembler, à transpirer, à se gratter des pieds à la tête, à se ronger les ongles, l’estomac noué au bord du vomissement, si bien que sa femme Elodie, dû faire venir un docteur qui lui administra un puissant tranquillisant. Celui-ci prescrivit alors sur l’ordonnance, cinquante pages nouvelles le matin, cinquante l’après-midi et cinquante le soir avant de se coucher. Il précisa qu’au bout d’une quinzaine de jours il pourrait revenir à un rythme plus normal.
Gontran se remit vite et il finit même par admettre que, malgré le peu d’intérêt qu’éprouvait le docteur pour la littérature, celui-ci était un bon docteur. Depuis ce jour-là, il s’assura toujours d’avoir au moins trois ouvrages d’avance !
Mais sa passion, son obsession même, allait plus loin. Beaucoup plus loin...En effet il vint un temps où la lecture ne lui suffit plus. Il lui fallait un contact encore plus physique, encore plus intime. Un jour qu’il venait de se fâcher avec Elodie (sans doute à cause d’un livre...), il s’enferma de rage dans sa bibliothèque. C’est là que tout se déclencha. Il eût faim, très faim, pas une faim d’œuf au plat non, ni même de tartines beurrées, mais une faim de papier. Après tout pourquoi ne pas essayer ? se dit-il. Ce n’est peut-être pas si mauvais qu’on le dit... Il jeta son dévolu sur un San-Antonio - un cadeau de son épouse - en pensant qu’à défaut d’une indigestion cela le ferait sans doute rire. D’abord la page de garde, qu’il roula tendrement dans sa main. A ce moment ses papilles s’affolèrent, sa bouche se remplit de salive comme s’il s’apprêtait à attaquer un fondant au chocolat. Il croqua, ferma les yeux, soupira de plaisir puis mâcha longuement afin de savourer pleinement le mélange de ses sucs gastriques à l’encre elle-même imprégnée au papier. Ce fut fameux. En un rien de temps il dévora le San-Antonio, religieusement, reliure comprise. Gontran avait un doigt dans l’engrenage et il le savait. Après un rot de satisfaction, il s’endormit paisiblement vautré dans son fauteuil de ministre, au milieu de ses milliers de livres pour lesquels la fin était désormais annoncée.
A son réveil, il se posa la question se savoir si tout cela était bien normal. Mais il se dit que, parfois les assassins mangeaient leur victime. Alors ? et manger des livres ne le conduirait sûrement pas en prison. Tout au plus à l’asile et encore...
Il les mangea tous. Sauf la Saint Bible, guidé non pas par sa foi, mais plutôt par superstition. Comme la pièce lui paraissait maintenant vaste et triste ! Le papier peint avait jaunit, il s’était dénaturé, délavé avec l’œuvre du temps et de la poussière. Elodie, qui ne pénétrait jamais dans la bibliothèque, ne s’aperçut de rien, si ce n’est que ces derniers temps, Gontran avait pris un peu d’embonpoint, mais rien de bien grave.
Pour ne pas succomber à nouveau à une crise de manque, Gontran se dit qu’à défaut de lire ou de manger du papier, il aurait tout intérêt à écrire, ce qui pourrait bien se révéler être un excellent moyen de se désintoxiquer. C’est ce qu’il fit. Ce fut un succès, après quelques nausées passagères, évidemment dues au manque de lecture et de papier encré. Il se lança dans un incroyable roman, l’histoire terrible de Gontran le mangeur de livres.
Dans la grande bibliothèque, qui, d’ailleurs, ne méritait plus cette appellation, les radiateurs au maximum de leur puissance, Gontran écrivait. Lorsqu’il apposa le point final à son manuscrit, il éprouva un sentiment de félicité qui le propulsa dans les étoiles, non seulement parce qu’il venait de réaliser un rêve trop longtemps refoulé, celui de passer « derrière » le livre, mais aussi parce que ce dur labeur lui avait permis de se délivrer d’une dépendance physique et mentale, qui, tôt ou tard, aurait eu raison de lui. Il lui sembla même que cette dure épreuve l’avait rapproché d’Elodie, et, somme toute, il s’en accomoda fort bien. Celle-ci fut enthousiasmée par cette histoire fantastique. « C’est criant de vérité ! » s’exclama-t-elle.
C’est sans aucune difficulté que Gontran pu se faire éditer. Dès la sortie de « Gontran, le dévoreur de livres », notre jeune auteur se rendit dans la librairie la plus proche et se procura, contre quelques piécettes, son propre ouvrage, histoire, là encore, de goûter à une sensation ô combien inédite. Comme ce fut bon ! Il s’enferma une fois de plus dans sa bibliothèque, à l’abri des regards indiscrets. Il fut soudain effrayé à la vue de tant d’étagères vides. Seule, en face de lui, trônait la Bible, intacte. Il posa son roman sur son bureau.
C’est alors qu’il sentit les symptômes d’un malaise qu’il connaissait trop bien. Quelques gouttes de sueur perlèrent le long de ses tempes et il commença à sentir de mauvaises démangeaisons qui venaient du plus profond de son corps. Il sut, à cet instant précis, que les dernières secondes de son roman étaient arrivées.
Il croqua d’un coup sec. Puis il se délecta longuement de sa délicieuse bouchée. Une jouissance suprême arrivait déjà par tous les pores de sa peau lorsqu’un terrible et fatal infarctus le terrassa à jamais.
Gontran adorait lire...