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Tandis qu’il clamait son amour paternel davantage avec son cœur qu’avec sa voix, une phénomène étrange se produisit auquel il ne prêta d’abord qu’une attention discrète : les personnages, fils, fille, père, mère, connaissances et tous les autres, qui étaient là un instant plus tôt, semblant de chair et de sang, tous, morts ou vivants, devenaient vaporeux, comme en phosphorescence, nimbés d’arcs électriques à la suave odeur d’ozone.
Tous disparaissaient !
« Que se passe t-il ? » hurla t-il.
Il se tourna vers la femme-juge.
Elle aussi avait changé. Son visage auréolé d’une crinière rousse, réchauffé par des yeux de biche, sa robe noire et son port noble laissaient place, peu à peu, à une tête qui se tripla, telle une hideuse hydre en justaucorps beige luisant de millions d’asticots qui la couvraient. Ses bras semblaient des reptiles et s’allongeaient démesurément vers l’homme. Ses ongles maquillés d’un beau carmin devinrent des stylés menaçant qui cherchèrent son œil, qui le trouvèrent, qui l’excavèrent de son orbite, qui le déposèrent dans le bocal en offrande au lapin et qui firent tout cela si prestement qu’il n’eût pas conscience que cela pût être !
Maintenant son œil bleu dans le bocal le regardait lui, et sa paupière vide voyait son œil qui souriait au lapin qui le tétait comme d’autres mâchent des gommes arabiques. Quelle vision étrange en vérité ! Et quelle sensation étrange aussi de ne ressentir aucune douleur et il entendait tout, c’est à dire rien que le vide de la salle, hormis le bruit de succion sur l’œil dans le bocal…
Et tout à coup, un long mugissement, un formidable, un titanesque roulement remplit tous les espaces semblant provenir de mille endroits. La vive clarté laissa place à une sombreur qu’il perçut maligne. Seul faible éclairement : une porte dérobée au fronton de laquelle vacillaient en lettres de feux, les mots « carpe diem ». L’homme savait qu’il avait "cueilli le jour" dans se soucier du lendemain, pourtant il ne fut pas rassuré de se souvenir des deux premiers mots du vers de Horace.
Or l’une des têtes de « l’hydre-femme-juge-asticots-serpent » lui tendit le bocal où le lapin rassasié et son œil le fixaient ; puis la tête lui intima l’ordre de franchir la porte. L’homme était effrayé, mais paradoxalement il obtempéra calmement et s’avança, son bocal vivant entre les bras. Avant qu’il franchisse le seuil, la tête (laquelle ?) se précipita au devant de sa paupière vide et entra jusqu’à l’oreille interne et à tous, marteau, enclume et limaçon compris, elle égrena, poussant plus avant son inspection neuronale :
« Affronte tes choix ! »
« Redoute les lois ! »
Surprit de ne pas sentir une telle tête dans son cerveau, l’homme entra.
De l’autre côté de la porte c’était la campagne.
Mais une campagne sans arbre, sans fleur, sans oiseau, sans prairie, juste un fleuve qui coulait perpendiculaire à son regard.
Une campagne lunaire avec un fleuve rouge noyé dans un ciel noir. Pas d’étoile dans ce ciel, mais des zones noires qui semblaient plus noires encore que les autres. Il ne pensait pas que son œil de cyclope pût distinguer du noir plus noir que le noir. Le mugissement décrut et cessa totalement. Les seuls sons qui parvenaient désormais aux sens de l’homme provenaient tout d’abord de l’eau qui coulait. Dans quelle direction coulait-elle ? Ce fleuve avait-il un amont, un aval ? Où prenait-il sa source ? Dans quel océan se jetait-il ?
Ensuite, il entendit le son que font des dizaines, des centaines d’arbres dont les feuilles sont caressées par le vent. Sauf que là, il s’agissait des milliers de frocs de bure couvrant ce qu’il prit pour des moines mais qu’il craignait qu’ils fussent des juges. Et tous portaient leur capuchon recouvert, tous avaient les bras croisés dans leurs manchons et tous surtout flottaient en sustentation au-dessus de l’eau qui riait.
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Noël
21 novembre 2008