Je claque du talon sur le trottoir.
Il ne pleut pas ce soir, pas comme les trois dernières nuits ; les nuages avaient sué toute la nuit une sale bruine grinçante, insidieuse, agaçante. Les pavés sont encore imprégnés des acides déversés par le ciel, glissants sous les pas, traîtres et luisants d’un éclat malsain sous les lumières orangées des néons. L’air est lourd des vapeurs des usines, du souffle des gens, des crachats des voitures, de tout ce que la ville exhale de laid, de pourrissant, d’infâme.
Je m’appelle Anna, j’ai 21 ans, et Dieu m’a faite femme.
Femme avec une peau douce comme la soie, que le mur sur lequel je suis appuyée écorche avec ses longs doigts gras de ciment usé. Femme avec des formes pleines et une taille fine, avec des grands yeux bleus et des fins cheveux blonds qui auréolent mon visage d’une lumière dorée. Surtout après l’amour. Il paraît.
Piotr dit que Dieu a fait les femmes parce que le monde n’aurait pas pu vivre sans elles. Je crois surtout qu’il dit ça parce que c’est nous qui le faisons vivre. Piotr est lâche, beau, fourbe, sans scrupule, charismatique, méchant.
Je viens d’Ukraine. J’étais alors ukrainienne, future étudiante, soeur et fille, amoureuse. Idéaliste, aussi, et rêveuse, tellement rêveuse. Puis j’ai rencontré Piotr, et je l’ai suivi au pays de mes rêves et de sa réalité. Maintenant, je ne suis plus que femme.
Nous sommes toutes femmes, sur ce trottoir d’Europe aux pavés détrempés et aux rêves perdus. Nous sommes femmes de corps mais plus tellement d’âme, femmes comme Dieu nous a faites.
Femmes dans un monde d’hommes.