Dos Santos ne l’a pas vue venir.
C’est normal, personne ne l’a vue venir : elle est quasiment retombée à la verticale. Elle avait pénétré à la base du cou et ressortait, en partie, à hauteur de la hanche. Incontestablement, l’un ou l’autre organe vital était endommagé. Dos Santos, debout à l’avant de la chaloupe, se tourna vers ses hommes qui s’arrêtèrent de ramer Il questionna l’air étonné :
C’est quoi ça ?
Une flèche, mon lieutenant ! répondit un de ses hommes.
Dos Santos se jeta à l’eau ; c’était une réaction idiote car il ne savait pas nager et quand bien même avec tout son harnachement, ses bottes, son fusil, ses médailles sans compter la flèche en travers du poumon, du foie, des intestins...
Il n’y eut guère de remous. Sa carcasse disparut instantanément dans les profondeurs de la baie.
Au large depuis le galion, le capitaine et ses hommes assistaient à la scène, incrédules. La chaloupe fit demi-tour pour s’éloigner du rivage mais plusieurs volées de flèches ralentirent progressivement le retour des hommes vers le navire. On pouvait seulement espérer que l’embarcation parvienne hors de portée des flèches avant que tous les rameurs ne succombent.
Aux canons, hurla le capitaine, balayez-moi cette racaille !
L’homme qui se tenait à ses côtés fit remarquer :
Mais...On ne sait pas d’où viennent ces flèches, mon capitaine, il n’y a personne sur cette plage et puis la chaloupe est encore dans la ligne de mire...
Il n’eut pas le temps de continuer ; le capitaine, visiblement énervé, sortit son sabre et, d’un coup magistralement ajusté, transperça le manant à hauteur du plexus. Emportée par son élan, la pointe de l’épée se ficha au pied du mat de misaine Le crucifié n’avait plus qu’à se lamenter sur son sort pendant que le restant de l’équipage se précipitait aux canons.
Achille connaissait par cœur les horaires des embouteillages sur son trajet.
Ce matin-là, en abordant la bretelle d’autoroute qui reliait la D804 à l’A24, il comprit tout de suite qu’il y avait un problème. Il aurait dû s’énerver, maudire tout ce peuple laborieux et anonyme qui se rend au travail le lundi matin, rêver d’un improbable char d’assaut qui lui aurait permit d’imposer son passage par la crainte. Mais non, il se sentait bien dans son nouveau cocon : une grosse japonaise flambant neuve qu’il avait inauguré, il y a deux jours à peine, en rendant visite à sa belle-sœur de province qui venait d’accoucher. Même son beau-frère, un professeur de théâtre auto-suffisant, avait eu l’air impressionné. Il avait à peine ressenti les trois cent kilomètres qui séparent son domicile de Vierge-Les-Gonesses. "...On compte dorénavant trente kilomètres, soit une heure trente d’attente, pour atteindre la capitale..." débita le radio guidage.
Achille admirait particulièrement la finition intérieure. Et puis l’insonorisation aussi. Du velours. Même la sirène de l’ambulance lui parvenait comme un lointain écho. Evidemment, s’il prenait la première sortie, il pouvait tenter l’A803b puis sortir par le boulevard Mangeton et recouper l’A24 par le viaduc pour rejoindre la porte de Vazy. Fort de la leçon magistrale qu’il avait donné au comité de direction vendredi soir, il pouvait bien arriver en retard avec une bonne excuse répétée à l’envi sur toutes les stations de radio de la capitale : "...Les services spécialisés ont pris en charge le poids lourd contenant un produit toxique et qui s’est renversé sur le périphérique cette nuit...".
Le galion était trop éloigné de la plage pour effectuer des tirs précis avec des canons aussi rustiques. Le second lieutenant Figueiras (qui dans l’implacable logique militaire était devenu premier lieutenant depuis la mort avérée de Dos Santos) suggéra le plus aimablement possible au capitaine d’interrompre le tir. L’avant dernier boulet fit voler en éclat la chaloupe, dispersant des rameurs désarticulés.
Le quatuor de Grieg fut interrompu par la sonnerie du téléphone :
Achille ?
Oui ?
C’est moi ; tu es coincé dans l’embouteillage ?
Oui.
Bon, c’est pas grave mais dès que tu arrives, le Grand Manitou veut te voir.
Achille savourait encore sa victoire. Il les avait tous dupés. Même son "coach" Chris Vandemeulebrouque ou Vandemeulebroucke ou Vandemeulemachin, enfin bref cet énième crétin que le siège de New York avait imaginé d’envoyer pour améliorer les performances de leur succursale parisienne, même ce fin psychologue n’avait rien vu venir.
Ils voulaient des performances ; il avaient eu un record et, cerise sur le gâteau, il leur avait balancé un magistral : "Oh, vous savez, ce n’est pas parce que le travail et le contrat de trois ans a été réalisé en deux ans que je vous demanderai de me payer une année sans rien faire !". Il l’avait dit sur un ton léger, aérien presque comme une plaisanterie.
"Bon, c’est pas grave...." Mais quel con ce type ! Et en plus, à New York, ils avaient clairement imposé le tutoiement afin de resserrer les liens dans l’entreprise, pour que tous les collaborateurs se sentent évoluer dans une même famille.
Ok Chris, je te téléphone dès que j’arrive. Tu m’accompagneras ?
Oui, oui, on a prévu le comité de direction restreint.
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Armé d’une longue-vue, Figueiras étudiait le rivage. Il devait éviter les reflets parasites du soleil sur la surface de l’eau pour bien observer la forêt en retrait de la plage. Mais ces reflets persistaient. Ils donnaient l’impression de rebondir sur la surface de l’eau pour se disperser en dizaines de petites étoiles accrochées au feuillage dense des arbres.
- Mon capitaine, puis-je me permettre d’utiliser votre longue-vue ?
Le commandant grogna une réponse inaudible, trop occupé à bombarder des ordres sans importance. Il devait absolument mobiliser ses hommes, leur éviter toute possibilité d’une réflexion qui aurait pu se transformer en ressentiment.
L’optique plus puissante du capitaine ne changea rien à la première impression de Figueiras. Le soleil était nettement dans son dos et ces dizaines de petites lucioles accrochées au feuillage persistaient, plus brillantes les unes que les autres. L’un des boulets avait créé une trouée dans ce mur de verdure. A cet endroit, le scintillement paraissait même plus dense. Mais il décida d’attendre. Il valait mieux laisser retomber la tension sur le navire. Ce soir les hommes seront épuisés, découragés.
Ils l’espéraient tant cette côte après la traversée de l’océan. L’eau croupie des tonneaux était devenue imbuvable et même dangereuse. La morue salée, leur aliment quotidien depuis quarante jours, virait au saumâtre.
Toute la nuit, les indigènes feront le guet pour se tenir prêt à repousser un autre assaut de ces étrangers dont ils ignorent tout. Car maintenant Figueiras en avait la conviction : ces sauvages n’ont encore jamais rencontré notre peuple élu de Dieu. Et s’ils ont réagit d’emblée d’une façon aussi agressive, c’est qu’ils ont quelque chose à dissimuler ou à protéger. Il faudra les prendre par surprise demain matin à l’aube. L’usage de la force ne sera pas suffisant car les premiers coups de canons ne les ont pas dissuadés de continuer à faire flèche de tout bois. Ils ont peur... Mais de quoi ? Une force surnaturelle ? Des esprits de l’au-delà ?
Lieutenant Figueiras !
Le ton agressif du capitaine interrompit brutalement sa concentration.
Au travail ! Nous avons toute la nuit pour nous organiser. Demain à l’aube, nous devons coûte que coûte prendre cette plage. Nous allons décimer ces païens !
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Dans le parking de l’immeuble, il restait des places, de nombreuses places. Beaucoup d’autres employés devaient être coincés dans ce capharnaüm routier du jour. Mais il remarqua celle qui était à deux pas de la cage d’ascenseur, vide.... Elle semblait lui tendre les bras à lui, à lui seul, à sa nouvelle voiture, à une promotion ? On ne réunit pas un comité de direction, même restreint, pour des félicitations. "Je devrai rester ferme sur mes prétentions salariales" murmura-t-il.
Allo, Chris ?
Achille ?
Oui, c’est moi. Je suis enfin sorti de ce merdier, j’arrive.
Il raccrocha sans laisser à Chris le temps de répondre. Il affichait un ton contrarié. On ne devait pas souvent lui raccrocher au nez, Chris devait toujours avoir le dernier mot, dans la vie professionnelle en tous cas.
Il pensait à la maison du cap d’Ouessan. Le vieux propriétaire envisageait de la vendre cet été. Il lui avait dit qu’il en avait un peu marre de gérer toutes ces locations, qu’il avait passé l’âge. Et s’il lui téléphonait ce soir ? En le prenant par surprise, il pourrait peut-être lui arracher un prix intéressant. Les prix de l’immobilier dans le coin étaient littéralement en train d’exploser. Le film de Travesnier n’y était pas pour rien : un vrai succès de foule. Le deuxième record d’entrées de toute l’histoire du cinéma français après "Les plombiers zingueurs en cavale" de Fransquillon avec cette superbe actrice italienne dans le rôle principal. Et puis, ils pourraient y aller en dehors des vacances d’été, lors d’un week-end prolongé par exemple. Les enfants adorent cette maison et ils connaissent déjà les enfants du village en contrebas, au fond de la crique, un charmant village de marins pêcheurs.
Bonjour, mon adorable petite Stella... déclama-t-il d’un ton langoureux.
Il ne fallait parcourir que trois pas pour atteindre le bureau de la réceptionniste. Délicatement, il lui souleva la main du clavier pour l’effleurer de ses lèvres et lui envoyer un compliment facile, comme à son habitude. Achille mettait un point d’honneur à se démarquer de ses congénères masculins pour ce qui concernait l’attitude à adopter avec les secrétaires et les réceptionnistes du sexe opposé.
Stella retira plus rapidement qu’à l’accoutumée son délicat poignet. Plutôt qu’une vague réprimande valant acceptation, elle prit un air gêné et articula difficilement :
Ah, c’est vous Achille...
Elle décrocha rapidement le combiné et appuya sur une touche
Monsieur le directeur ? ...Oui, monsieur Achille Chambon est là...D’accord, je vous l’envoie.
Il vous attend. murmura-t-elle en raccrochant lentement le combiné.
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Figueiras avait la trouille, une trouille incontrôlable, irrépressible. Il suait à grosses gouttes ; il enviait Cacatoès le jeune mousse qui ramait derrière lui. C’est le seul volontaire qui avait accepté de le suivre dans cette périlleuse aventure parce qu’il n’avait rien compris au danger qu’il encourait. Il faut dire que Cacatoès n’avait plus toute sa tête. Pour son baptême, les hommes du navire n’avaient rien trouvé de mieux que de faire passer ce pauvre orphelin, tout juste sorti de l’enfance, sous la coque du bateau, au mois de décembre dans les eaux glacées de l’atlantique nord. La corde a laquelle il était attaché s’était emmêlée dans l’étrave et le pauvre garçon était resté beaucoup trop longtemps dans l’eau. Il s’exprimait depuis lors par onomatopées suraiguës qui lui avaient valu le surnom de Cacatoès.
Ralentis..., doucement...
Le lieutenant sentait intuitivement qu’ils s’approchaient de la ligne rouge, du point de non retour. Pourtant, sur la mer d’huile qui les entourait, rien n’indiquait cette ligne à partir de laquelle les flèches tirées de la plage pouvaient les atteindre. Dans l’aube calme et lumineuse, leur convoi semblait à la fois archaïque et surréaliste.
Ils avaient travaillé toute la nuit avec le charpentier du bord pour démonter la figure de proue du navire et la remonter sur un assemblage hétéroclite de madriers à cheval sur deux chaloupes. C’est surtout le poids de cette effrayante tête de dragon en bois sculpté qui avait nécessité le dédoublement de l’embarcation. Elle était sculptée dans un bois tellement dense qu’il fallait la déplacer avec des palans et des poulies démultipliées. Le plus ardu avait été de convaincre le capitaine. Cette tête de dragon était un trophée de guerre : il l’avait raflé sur un bateau pirate en mer de Chine du temps ou il était chargé de protéger les navires de Sa Majesté chargés d’épices rares et de fines porcelaines. Un trophée durement conquis au terme d’une bataille épique et terriblement cruelle contre le plus redouté des pirates chinois : Lee Peng Duang. Sa tête à moitié décomposée reposait maintenant dans un coffret qui ne le quittait jamais et qu’il ne manquait pas d’exhiber au premier venu en soulignant que le Roi, en personne, avait été le premier à bénéficier de ce rare privilège.
Figueiras et Cacatoès continuaient d’avancer irrémédiablement. Vu de la plage, cette tête de Dragon surmontant un grand voile noir lardé de traits de peinture blanche avait réellement quelque chose de surnaturel. Elle semblait émerger de la lagune et les premiers rayons du soleil la rendait d’autant plus effrayante. Seulement voilà : il n’y avait, semble-t-il, personne sur la rive pour apprécier le spectacle. Chez le lieutenant, la trouille cédait peu à peu du terrain ; elle était remplacée par une sorte de jubilation. Son scénario était le bon.
Lorsqu’ils raclèrent le sable du rivage, Figueiras marqua un temps d’arrêt de quelques minutes, il observait avec intensité la forêt le long du rivage. Rien, il ne se passait rien. Plus un seul sauvage à l’horizon, envolés ces archers d’opérette ! Il sauta dans l’eau et d’un bond se retrouva sur le sable. Sans préméditation, il se mit à courir vers la forêt en poussant des hurlements de dément : un trop plein de rage, de peur, de joie, et de frénésie mélangées.
S’il restait un seul indigène à l’orée de la forêt, il n’aurait pas manqué de disparaître au plus profond de la jungle.
Cerné par d’immenses arbres, Figueiras du s’arrêter le souffle court. Il n’avait plus conscience du temps. Ses poumons étaient en feu et sa rétine semblait ravagée par un feu d’artifice. Il se courba en avant et lentement reprit sa respiration. Il était replié sur lui-même les yeux fermés, dans le noir, ses tympans aussi semblaient verrouillés puisqu’il n’entendait plus rien ou ne voulait plus rien entendre. Après un temps qui lui sembla infini, il reprit peu à peu conscience de son environnement. D’abord le poids de ses mains sur ses hanches, puis l’audition de bruits perçants, des oiseaux sans doute. Il se releva précautionneusement et rouvrit les yeux. D’un regard circulaire il reprit contact avec la réalité. Non, il n’était toujours pas mort et pas trace d’un seul indigène autour de lui. Il avait dû leur flanquer une frousse dont ils se souviendraient jusqu’à la troisième génération.
Mais un flot continu d’étincelles continuait d’imprégner sa rétine. Jusqu’à présent, il avait soigneusement repoussé cette hypothèse jusqu’aux tréfonds de son inconscient. Sa vie de marin lui avait obstinément appris à envisager le pire, jamais le meilleur. Il se refusait à y croire et pourtant la réalité était là autour de lui, parfaitement palpable, incontestable, évidente. Les feuilles d’or se balançaient mollement, au gré du vent, accrochées aux arbres, innombrables, innombrables...Des milliers, des milliers de feuilles d’or... Il n’avait qu’à lever la main pour les cueillir...Et au pied de ces arbres, probablement des centaines de tombes et tout ce qui peut accompagner le mort dans l’au-delà : des pierres précieuses, des bijoux, des objets funéraires, encore de l’or, beaucoup d’or, plein d’or...
En croyant repousser pour l’éternité les mauvais esprits, ces sauvages faisaient de lui, Juan Camillo Figueiras y Rodriguez de Portoalegre, l’homme le plus riche de Navarre ! Peut-être même de toute la chrétienté ! En tous cas le Roi de ce pays de légende tant recherché : L’EL- DORADO.
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- Ah ! Vous voici enfin mon cher Achille !
Le directeur s’avança vers lui et s’empara de sa main droite qu’il serra vigoureusement tout en saisissant, de sa main gauche, son épaule dans un élan qui se voulait d’une franche et virile amitié. Ses cinq éminents interlocuteurs étaient curieusement disposés en rang serré autour de la table d’appoint, celle ou se trouve la machine à café, alors que le grand manitou l’invita à s’asseoir, seul, à l’interminable table du conseil d’administration. Plus curieusement le brave Antoine, un petit homme sec et maigrichon, beaucoup trop ridé, se trouvait parmi eux. Son physique était en contradiction complète avec sa fonction au sein de l’entreprise : chef de la sécurité.
Achille, au fil des mois et des fréquentations, avait appris à connaître son redoutable directeur : son élocution n’avait rien d’elliptique. Le mot juste à sa juste place. Pas d’adjectifs superflus ni de verbiage redondant. Quelques banalités d’usage et puis on fonce droit au but sans fioritures. Une autre école que celle de Chris, un garçon noyé sous les diplômes prestigieux et les distinctions académiques, un garçon qui n’avait jamais travaillé et dont le métier consistait à apprendre aux autres à travailler mieux.
Achille, je n’irai pas par quatre chemins. Vous nous avez vraiment pris de court vendredi. C’est un travail extraordinaire que vous nous avez remis. Nous avons maintenant une bonne longueur d’avance sur nos principaux rivaux. Votre programme informatique me semble imparable et nous allons réaliser des précieux gains de productivité. Mais nous devons maintenir coûte que coûte cette avance et il serait bien trop dangereux de vous relâcher ainsi dans la nature. Nous allons donc terminer notre contrat avec vous par une année de congés payés et une solide indemnité de départ que vous ne pouvez pas refuser.
Achille sursauta : une année sans travailler dans son domaine, où tout évoluait jour après jour, signifiait son arrêt de mort.
- Antoine va vous accompagner dans votre bureau pour que vous puissiez reprendre vos affaires personnelles. Surtout, vous ne vous approchez pas de votre ordinateur : Antoine a des consignes très strictes sur le sujet. Et vous trouverez également un chèque ainsi qu’un avenant à votre contrat à signer sans délai. Bonne chance, Achille.
Le directeur s’avança vers lui et s’empara de sa main droite qu’il serra vigoureusement tout en saisissant, de sa main gauche, son épaule dans un élan qui se voulait d’une franche et virile amitié.
FIN