Londres sous le soleil de juillet. Quelque chose comme une exception. Une bonne raison, en tous cas, de quitter tôt le petit hôtel du centre ville pour se balader, magasiner (comme disent les Québécois), marcher dans les rues et aller jusqu’au sublime marché de Camden, le rêve pour tout Parisien habitué au sordide des puces de Clignancourt.
J’ai en tête un air d’Asian Dub Fondation et dans les narines les odeurs diverses de la bouffe du monde entier qui s’offre à de jeunes punks en mal de revival et de vieux beaux recherchant la terreur de la plèbe bigarrée : noodles asiatiques luisantes au porc et brocolis, currys divers et envoûtants, légumes bios frais comme couverts de rosée, tacos et tapas hispaniques à la convivialité sans égal et même une tartiflette pasteurisée vendue par un type qui parle français avec un accent cockney à déchirer avec les dents, qui est content de me sortir les douze ou treize mots qu’il connaît par cœur pour sa clientèle. Dans les ruelles je lâche la cohorte des touristes et visite quelques centaines d’échoppes incroyables où s’entremêlent l’art en construction permanente et les souvenirs, Nike hors collection à bas prix et blousons noirs râpés, gadgets millésimés et mobilier en vinyle orange estampillé 65-70, autour de l’ancien hôpital à chevaux.
Une fille, trop jolie pour être anglaise, en mini jupe Union Jack, propose des tatouages au henné en écoutant le dernier Björk. Au dessus de son stand, au dessus de sa tête, un vaste panneau me dirige vers « Black Vintage Guitars Shop ». Un manche fretté, amputé de son corps mais surmonté de sa belle tête fine de Telecaster, me conduit jusque dans l’ancienne clinique à canassons.
La boutique n’est pas grande. Aux murs pendent quelques « six cordes » étranges (et amusantes, qui font presque jouet) des années cinquante, probablement faites main et sur commande, marques oubliées dans la légende, rectangulaires, revêtues de miroirs, parées de tant de boutons qu’on les penserait acnéiques, des grattes pour Bo Diddley, robes bleu tendre ou vert prairie, micros improbables, chevalets ouvragés, vibratos délirants, manches mosaïqués de nacre ou d’os d’ours, une « Dano pro 1 » de 63 (c’est écrit sur l’étiquette), une « National 1931 Triolian » tatouée d’une scène hawaïenne, une « Rickenbecker Capri » flammée et quelques belles Gibson caisse creuse (de type post-Charlie Christian pré-Benson) qui sentent encore les doigts nicotinés de jazzmen inspirés et détruits par leur art.
Je suis au paradis !
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D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé les guitares. Probablement depuis la pochette du 45 tours 4 titres des Shadows que m’avait donné ma tante Agnès, avec Apache et Wonderfull Land. Sur la photo, Hank Marvin et Bruce Welch semblent attaquer le monde entier armés de leurs Stratocasters noires et blanches. Le choc ! Quand mes copains se faisaient des émotions sur les pages centrales de « Lui » et « PlayBoy », je bandais gravement, moi aussi, grâce aux photos de concert de Led Zeppelin dans « Best » et « Rock’n’Folk ». Nuits d’ivresse peuplées des Les Paul noires et des SG double manche 6 - 12 de Jimmy Page, « Un jour tu seras mienne, oh oui ! » (Wayne’s World). Jusqu’à l’extase avec Rick Nielsen de Cheap Trick avec ses engins bariolés, délirants, jusqu’à 4 manches sur un même corps, argh !
Dans un coin, près du bureau où téléphone une sorte de Pierre Richard bouffé aux mites, une Strato Sunburst me fait des oeillades appuyées : « Viens ! Viens ! ».
- Quoi ?
- Viens, mon petit, viens ! N’aies pas peur, approche toi.
Cette putain de guitare me parle ou je rêve ? Je me frotte les yeux, tout devient flou puis retourne à la normale.
- Ne fais pas ton timide, mon grand !
- Qu’est-ce que ...
- Tu ne me trouves pas sexy ?
Involontairement, je fais un pas en avant, comme aimanté.
- Voilà ! C’est mieux comme ça, non ? Regarde-moi ...
Je me penche. Elle est splendide, admirable, belle comme Emmanuelle Béart avant ses nouvelles lèvres.
- Touche-moi ...
Une goutte de sueur se forme au milieu de mon front, ma main droite, d’elle même, se rapproche dangereusement et mon index fou commence à caresser le manche.
- Hey man ! What’s that ! Don’t touch please !
Je me redresse d’un bond et fais volte-face.
- Don’t touch the guitar !
C’est qu’il a l’air agressif, celui qui me dit ça ! Habillé tout en noir et cuir, les muscles saillants, le jeune cerbère est probablement issu d’un croisement malhabile entre Prince et Lenny Kravitz, où l’on aurait pris le pire chez chacun, cheveux en palmier sauvage, rouflaquettes tordues, taille de guêpe, surtout en vertical.
- Sorry !
Je m’excuse platement dans cet anglais hésitant hérité d’une classe de quatrième mouvementée - à cette époque la langue d’une fille de Goethe roulait mieux dans ma bouche que celle de toutes les Juliette shakespeariennes et les Michelle McCartniennes, Karin, grande et belle, un bassin de la Ruhr accueillant, une forêt très noire et une volonté affirmée de rapprochement entre les peuples.
- Ne laisse pas ce nain d’emmerder !
- Quoi ?
- Laisse-le, c’est un con ! Il n’a aucun groove ! Toi je sens que ... Tu vas me faire l’amour à la française ! Hum !
Je me retourne vers la guitare qui me sourie franchement.
- Ecoutez, heu ! Je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous faites là mais laissez-moi tranquille maintenant !
- What ?
- Viens ! Viens !
- Non !
- What ?
- Approche ! Prends-moi ! Joues avec moi !
- Non ! Non ! Laissez-moi, je deviens fou !
- Hey man ! You want the guitar ?
C’est plutôt cette guitare qui me veut. Putain ! Qu’est-ce que je fous là ?
- It’s thirty thousand pounds !
Thirty ? Trente. Thounsand ? Mille. Pounds ? Livres. Trente mille livres !!! Trois cent mille francs !!! Plus de quarante cinq mille euros !!! Et en yens ?
- It’s Jimi’s guitar, man !
Et Prinçouillet de m’expliquer que Hendrix - himself - a joué des mois la dessus, que ses doigts ont parcouru Ce manche là, que les traces que je vois, ce sont les bagues à Jimi qui les ont faites.
- Hé oui !
- Arrêtez de me parler !
- What ?
- Prends-moi !
- Non, je ne peux pas !
- What ?
- Vas-y, ne fais pas ton puceau ! Je ne suis pas la première, non ?
Reprise de tremblements, ma main s’avance.
- You want to try it, man ?
Le type me jauge. Je suis plus grand que lui, pas trop mal habillé, j’ai l’air d’avoir du fric, mais du fric cool, j’ai l’air de savoir ce que je veux, j’ai l’air de pouvoir sortir une Gold ou une Platinium et d’embarquer la belle. Pourtant, il hésite, parce que je parle tout seul, ou, plutôt, j’ai l’air de parler à la guitare, ce qui est à double sens : fou dangereux ou passionné épris. Il se recule un peu et glisse quelques mots à l’oreille du vieux blond. Celui-ci fait un signe de tête.
- Go ahead, man, take it !
Il attrape la guitare et me la tend.
- Hum !
- Chut ! S’il vous plaît !
- What ?
Ca y est, je la touche, je la tiens, je la porte.
- Ah ! C’est bon ! Vas-y, caresse-moi !
Je mets la bandoulière et pose mes doigts de gauche sur les frets.
Fuzzzzzzz ! Je suis comme électrocuté d’un frisson mémorable.
- Foooooh ! Joue !
- Mais je ne sais pas jouer !
- Menteur !
- Je vous jure ! Je connais quoi ? Jeux interdits, Stairway to Heaven, les portes du pénitencier, ...
- What ?
- Laisse-moi faire ! Mais dis à Ducon de me brancher.
Péniblement, j’explique à Lennychou que j’aimerais bien avoir un peu de son et que s’il voulait bien me brancher la guitare sur le Marshall ici, avec le rack d’effets là-bas, ce serait vachement bien. Il me regarde étrangement, se tourne vers le patron qui acquiesce une fois de plus. Je pince une corde et ...
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Frissons, fièvre, emportement, décollage vertical, je me mets à léviter gravement. Je suis pris, possédé, je ne comprends plus rien, je ne maîtrise plus rien. Je suis un électron bombardé de protons, le rythme de la ville, c’est ça mon vrai patron, je suis chargé ... d’électricité !
Mon pied droit s’empare de la wahwah. Mes doigts, les dix, s’agitent :
« Peeemm bi wah wah deeem wah di di wah, peem bi wah wah beeeeeem, boum boum ! »
C’est moi qui ai fait ça ? L’intro de Voodoo Chile !
- Non, c’est moi ! Ca sonne, non ?
- Oh ! Putain !
- T’en veux encore !
- Ouiiiiiiiii !
« Peeemm bi wah wah deeem wah di di wah, peem bi wah wah beeeeeem, boum boum ! »
- Yo ! Man ! It’s sounds like ... Jimi !
Tu parles que ça sonne Jimi ! C’est pas moi qui joue ! Y’a des doigts dans mes doigts, une force étrange qui me ronge, me bouffe, m’embarque pour Cythère, une vague impression de coloscopie intégrale, d’être un bébé de Rose-Marie et ce groove infernal qui monte, qui monte et me submerge comme un tsunami.
- Allez, hop ! Grand huit !!!
Et ça part tout seul. Tout seul ! Explosion de notes, d’accords, de cris et chuchotements.
« Well, the night I was born
Lord I swear the moon turned a fire red
The night I was born
I swear the moon turned a fire red
Well my poor mother cried out "lord, the gypsy was right !"
And I seen her, fell down right dead
Because I’m a voodoo chile, yeah, voodoo chile
Hey ! »
Je chante comme un black, pigments dans les cordes vocales, ces paroles que je ne connais pas. Je chante comme Jimi et j’arrive au solo. Non ! Je joue LE solo, celui des rêves les plus dingues. Je mets le feu au magasin, à Camden, à Londres, à la terre entière. Je provoque un Big One long et fort, le réveil des volcans d’Auvergne, un raz de marée sur le lac de Genève, une érection à Colombey-les-deux-églises, une larme de bonté chez Mégret. Incroyable !
Je vibre, je tremble, je joue, on m’écoute, on me regarde, on se masse pour admirer, on me photographie pour ramener à Tokyo ce souvenir ultime. Je tourne sur moi même, je saute, je danse, je me casse dans tous les sens. Les mecs tapent dans leurs mains et planent, les filles entrent en transe et se pâment, des virginités se perdent, des amours se reforment, des espoirs renaissent, des tumeurs disparaissent, quelques fleurs se mettent à pousser au milieu de la Highways 61.
- Oh ouiiiiii ! C’est bon, c’est bon ! Baise-moi ! Encore ! Baise-moi !
- Je commence à avoir mal aux doigts !
- Non ! N’arrête pas ! Vas-y à fond ! A fond !!!
Je suis comme un dément. Je suis Dieu, Dieu, Jimi is alive and well et joue Voodoo Chile ici, là, maintenant. J’ai peur. Il faut que je me sauve. Pitié !
Houston ! Houston ! J’ai un problème !
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Je rassemble mes forces, ce qui me reste de volonté, je pense à ... à mes impôts, à une balade en vélo, à un plat de choux de Bruxelles, à mon voisin en short mauve, à Sarkozy Président, rien que des trucs désagréables qui provoquent immanquablement une interruption volontaire de fantasme.
La force décroît même si Jimi s’agite encore. Je grommelle :
- Sors de ce corps, Satan !
- Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ta mère suce des bites en enfer ...
- Laisse ma mère tranquille, veux-tu !
- Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
- Touche pas à ma mère !!!
Je lâche tout d’un coup ! J’attrape le manche de la Strato, je lève la guitare au plus au des cieux et je ... l’éclate violemment par terre. Je fracasse la gratte à Jimi sur le sol, je la brise, je la lamine, je la piétine, je la tue, je l’assassine.
- Arghhhhh !
Tiens, si j’avais de l’essence, j’y mettrais le feu, comme Hendrix au Finsbury Park Astoria.
- Arghhhhh ! Tu m’as tuer !
- Tué, pauvre cloche !
Je lui crache dessus.
- Astalavista, baby
Et je m’éffondre, épuisé, raide, inconscient.
Ensuite ?
Hé bien, j’ai quelques ennuis et une dette. Une grosse dette !
Ce qu’il y a de bien, dans cette jolie maison où les infirmiers sont sympas, c’est que je perfectionne mon anglais ! Sans faire le fier, je crois pouvoir dire que, quand je sortirai, dans environ huit dix ans, j’aurais un niveau assez correct ! Rien ne vaut les séjours linguistiques !