Pour cet été, la famille avait décidé de passer trois semaines à naviguer sur les canaux du Midi. Il fallait entendre par là que Gérard, le père, avait demandé d’exaucer ce qui lui semblait un rêve d’aventure et de liberté, tandis que Micheline, la mère, y avait consenti de mauvaise grâce, convaincue seulement par l’économie ainsi réalisée. Les deux enfants avaient suivi, Françoise conquise par l’inhabituel et le saugrenu, Thierry désœuvré en toute occasion et toujours à leur charge. Un autre matelot s’était joint à l’équipage, qui n’était autre que l’époux de fraîche date de Françoise.
Lucas était marin de métier, et n’avait quitté la Marchande que pour rester auprès de sa jeune femme. Il se trouve qu’il l’avait tenue dans ses bras pour la première fois lorsqu’il n’avait que douze ans ; elle n’avait pour sa part que six mois et il la présentait au fonds baptismaux. Fils de la marraine, la meilleure amie de la mère jusqu’au divorce qui ne tarderait pas à couronner ce mariage hâtif, il compensait comme faire se peut un physique plus qu’ingrat par une jovialité et une vivacité d’esprit surprenantes.
Pour autant, ce ne sont aucune de ses qualités qui lui permirent de séduire Françoise, mais bien plutôt un concours de circonstances. A dix-huit ans, elle poursuivait ses études et ne pouvait quitter le carcan familial. Les vacances à Houlgate, où la marraine possédait un appartement exigu et meublé sans le moindre goût, lui donnèrent tout à la fois l’occasion de se découvrir femme et de trouver en Lucas la clef de sa liberté. Ce dernier l’épousa sans délai, quitta son poste pour ouvrir une boutique d’accastillage et l’installa à Dives-sur-Mer où ils se dédièrent tous deux à hâter la faillite de l’entreprise comme de leur union.
Mais en ce jour d’août, ils étaient encore de jeunes époux, dont les étreintes emplissaient le cœur du père d’une tristesse muette. Il désapprouvait ce mariage mais ne s’y était pas opposé, comme il ne s’était opposé à rien qui eût emporté l’adhésion de sa femme. Du jour de son mariage avec Micheline, il s’en était remis à elle, au point de ne jamais avoir sur lui plus des vingt francs dont il avait entendu dire qu’ils étaient requis en cas de contrôle policier pour n’être pas considéré comme vagabond. Du lieu de leur résidence à son propre emploi, de l’éducation des enfants au choix de ses costumes, tout passait par elle et il ne semblait jamais s’en plaindre.
Homme de peu de mots, dont on pouvait imaginer qu’il avait rêvé d’une autre vie bien qu’il ne manifestât jamais le moindre regret, il n’opposait jamais en public la moindre résistance à la volonté de sa femme. Il n’avait pourtant rien de l’attitude de ces hommes dont on sait qu’ils ne sont pas maîtres chez eux, mais semblait résigné, plus par bonté que par faiblesse, à laisser à Micheline le dernier mot. Il faut dire que le dernier mot de Micheline restait toujours à venir, car elle avait toujours à parler, en toutes circonstances, d’une voix aigüe et saccadée, nerveuse et déterminée. De son mètre quarante-huit, elle dominait toute conversation d’une tête au moins, jamais à court d’arguments, quelle qu’en fût la validité. A trente et un ans, elle avait accepté de se ranger en épousant Gérard, plus pour faire une fin honorable que par souci de fonder un foyer.
Pour autant, elle s’était dévouée à cette tâche comme à toutes celles qu’elle avait entreprises jusqu’alors, opiniâtre et vivace. Elle avait mis au monde successivement Françoise puis Thierry, né d’un retour de couches mais désiré a posteriori, ce qui ne manqua pas, lorsqu’il le sut, de compliquer son rapport à toutes choses. Elle avait aimé Gérard comme savent le faire les gens du peuple, sans jalousie mais avec la hargne de ne pas se laisser prendre ce qui est sien.
Un jour qu’il s’était avisé de laisser battre son cœur pour une cliente du café qu’il tenait alors, Micheline avait traîné un enfant au bout de chacun de ses bras maigres mais musculeux pour les lui présenter à la porte du domicile de la bougresse, où Gérard avait eu la candeur de croire qu’il pourrait découcher. La queue basse mais finalement soulagé de n’avoir eu à vivre ni la lamentable idylle ni les affres de la séparation, il se résolut à compter de ce jour à vivre la vie de couple qu’elle lui offrait, sans la démesure dont il rêvait encore parfois mais sans aucun compromis sordide.
Aucun des deux enfants, âgés alors de neuf et dix ans, n’avait gardé de souvenir conscient de cette escapade paternelle, ni du chantage dont ils avaient été les instruments involontaires. Mais Thierry eut à savoir un peu plus tard que sa mère était blessée, lorsqu’il croisa en sa compagnie la tentatrice et entendit Micheline jurer entre ses dents qu’elle ne l’emporterait pas en paradis.
Mécontent de tout, Thierry n’avait dû qu’à de bonnes dispositions pour les études de sortir du cadre que sa naissance et les convictions de ses parents lui destinaient. Domicilié dans le quinzième arrondissement de Paris, quartier alors très populaire, il fut inscrit d’autorité par le Directeur de l’école primaire au seul Lycée voisin, dans le seizième arrondissement, ce qui lui valut tout à la fois de connaître la joie de parfaire son éducation et la honte d’être le plus pauvre de chacune de ses classes.
Ses pantalons rapiécés et ses chemises trop courtes ne lui valurent pas la popularité que son indiscutable talent de caméléon aurait pu lui valoir. Déraciné, étranger aux siens comme aux autres, il développa un mépris de ses parents et une défiance de ses nouveaux camarades qui ne lui permirent pas de goûter vraiment la vie avant l’âge de dix-sept ans, lorsqu’une bonne âme eut la grâce de lui faire perdre sa virginité et quelques unes de ses inhibitions.
Ce jour béni n’était pas encore venu lorsqu’au détour d’une courbe du canal sur lequel le bateau à fond plat voguait à l’échevelante vitesse de dix kilomètres à l’heure, apparut ce qui devrait bientôt s’avérer une écluse. Incertaine encore, la vigie alerta l’équipage : « écluse en vue, je crois… ».
Ces mots déclenchèrent un branle-bas de combat, car l’expérience des quelques écluses déjà négociées par le frêle esquif avait convaincu la famille qu’il ne fallait pas prendre ces choses à la légère. Car enfin, le bateau était loué, l’hôpital le plus proche à des lieues et l’expérience de ces marins d’eau douce ne dépassait pas la semaine. Il fut alors décidé par le père d’assigner à chacun la tâche qui lui serait la plus appropriée. La fille se tiendrait à la barre, lourde responsabilité dont elle devait l’honneur à son obéissance proverbiale, tandis que le gendre sauterait sur la rive pour amarrer le bateau. La mère resterait à l’abri à l’intérieur de la cabine, tandis que le fils ferait comme il voulait, selon son habitude que le père avait renoncé à combattre pour ne pas gâcher ses propres vacances.
Quant à lui, il se tiendrait prêt à gaffer pour offrir à la nef la plus rectiligne des trajectoires dans le bassin de l’écluse, afin d’épargner à la coque le moindre choc et de s’assurer qu’aucun badaud qui se serait trouvé à observer la manœuvre n’eût l’occasion d’en rire. Ainsi fut fait, et c’est tel qu’il l’avait ordonné que l’équipage conduisit la barcasse à l’entrée de l’écluse.
C’est alors qu’une inversion momentanée des commandes fit malencontreusement accélérer le bateau. Cette soudaine poussée le détourna de sa course, faussant la trajectoire et l’ensemble des savants calculs qui avaient présidé à la manœuvre, de telle sorte qu’il devenait impératif de corriger la barre inopérante à ce stade par une intervention manuelle.
Préparé à l’aléa, le père brandit la gaffe et la ficha dans le mur pour s’arcbouter et prévenir le choc, mais son geste fut si puissant que la violence du contrecoup l’obligea à sortir un pied de l’embarcation pour prendre appui sur le banc de l’ouvrage. Pendant quelques secondes, il se trouva en équilibre instable entre la berge et le pont du bateau, un pied sur chaque et l’eau sombre du canal en dessous de lui. Bien évidemment et sous l’impulsion qu’il avait lui-même donné en se positionnant ainsi, le bateau commençait de s’éloigner du mur et Gérard était contraint à un grand écart.
Il fallait agir vite et la parade ne faisait pas mystère ; agripper le bastingage et se hisser à nouveau à bord. Ce n’est qu’à l’instant d’effectuer cette simple manœuvre qu’il réalisa à quel point les réflexes d’un droitier sont prévisibles. C’est de la main droite qu’il comptait s’emparer de la barre de métal qui courait le long du bateau et c’est dans cette même main qu’il tenait encore la gaffe.
Désemparé, il ne sut se résoudre à lâcher la gaffe ni concevoir une autre esquive et se résigna d’un coup à tomber à l’eau. Il n’eut que le temps de se convaincre que le plus grave à présent serait de heurter le mur et décida donc de se redresser d’un coup, rassemblant ses jambes et plaçant ses bras le long de son corps.
Il tomba à l’eau et, du fait de la position qu’il avait volontairement adoptée, disparut aussitôt dans les flots saumâtres sans y faire naître plus qu’une vaguelette. Thierry, tout désœuvré qu’il fût, n’en avait pas moins suivi le manège et se plaça à l’arrière pour attraper son père dès que celui-ci referait surface. Ce n’est qu’après cinq longues secondes qu’il réalisa que ce père n’ayant pas plus de notion de la natation qu’un caillou de quatre-vingt-quinze kilos, son attente serait vaine. Lui-même piètre nageur, il hésita encore trois secondes, puis plongea tout habillé dans cette eau froide, trouble et malodorante.
On ne pouvait y voir à plus de vingt centimètres et seule la précision inespérée de son saut lui permit d’atteindre Gérard, posé tel une amphore à deux mètres cinquante de la surface, aussi immobile que ces malheureux chaussés de béton dont la mafia parsemait jadis l’Hudson. Il faut savoir que le père n’avait strictement aucun des réflexes dont sont au moins pourvus les pires nageurs. Il avait inspiré dans ses poumons tout l’air qui pouvait y tenir, gardé sa position de gisant vertical jusqu’à ce qu’elle l’amène à toucher le sol et l’addition de son surpoids à l’eau emmagasinée dans ses vêtements lui avait permis de rester au fond.
Pas un instant il n’avait songé à faire appel de ses pieds pour rejoindre la surface, inconscient jusqu’à l’absurde du moindre des gestes qui sauvent ceux qui ne savent pas nager. Tout au contraire, il pensait que le moindre mouvement de sa part ruinerait la maigre chance qu’il fût retrouvé là précisément où l’on avait dû le voir tomber. En ce sens, il eut raison, car c’est bien là que Thierry dirigea son plongeon et c’est là qu’il le sentit de sa main, plus qu’il ne le vit.
Aussitôt qu’il détecta qu’on le touchait, Gérard lança la main vers son sauveur pour l’agripper par la chemise. Mal lui en prit, comme à l’apprenti secouriste, dont la chemise se déchira après qu’il eut été entraîné avec son père vers le fond du canal. La mère, qui n’avait compris la nature du drame que lorsqu’elle vit plonger son fils, hurla tant qu’elle put pour que sa fille fît machine arrière et se mit en tête d’attraper la bouée qui trônait sur le sommet de la cabine. Comme elle maudissait ses propres parents de l’avoir faite si courte sur patte ! Elle sautait et piaillait mais rien n’y pouvait faire ; sa voix ne portait pas et ses bras étaient trop courts.
En cet instant du récit, il faut prendre le temps de lire ce que le destin nous soumet ici. En effet, l’incident tournait au drame et tous les membres de cette famille, confrontés simultanément à leurs incapacités respectives, se trouvaient dans l’impossibilité matérielle de se porter secours les uns aux autres. L’issue aurait été, sans aucun doute, doublement fatale, n’était l’intervention de celui dont personne ne voulait vraiment qu’il fût présent.
Le gendre mal-aimé, le beau-frère méprisé, l’époux bientôt déshonoré par la découverte d’un véritable amour, ce marin - breton de surcroît - qui avait cru nécessaire d’apprendre à nager au point d’en pratiquer la compétition, Lucas, puisqu’il fallait que ce fût lui, sauta du bord de l’écluse où il attendait en vain le boute que personne ne lui jetterait et nagea si vite et si fort qu’il parvint jusqu’au père avant que celui-ci n’eût achevé de noyer involontairement son fils.
Son physique sportif allié à sa connaissance de la mécanique des fluides lui permirent sans réel effort de prendre appui de ses deux pieds au fond du canal pour se saisir du père et le projeter à la surface, où il put prendre le bol d’air qu’il espérait depuis près d’une minute, avant de disparaître à nouveau sous l’eau, toujours aussi incapable de produire le moindre mouvement susceptible de le maintenir à flot. Trois fois Lucas le hissa et trois fois il replongea. Le manège aurait pu durer ainsi jusqu’à l’épuisement, si Françoise n’avait fini par quitter son poste pour découvrir le drame et suppléer efficacement sa mère pour se saisir de la bouée, avant de la lancer en direction de son mari. Tel un improbable baigneur, le père flottait dans le cercle de caoutchouc, remorqué par son gendre vers la berge.
Il fallut attendre que Gérard fût hissé sur la terre ferme, que sa fille l’eût rejoint pour se fustiger d’avoir provoqué l’accident, qu’il eût pris le temps de la consoler au lieu de vider ses poumons de l’eau verdâtre qui s’y était invitée, au prix d’une infection qui manquerait de peu de l’emporter quelques semaines plus tard, pour que quelqu’un se souciât de savoir ce qu’était devenu Thierry.
De fait, totalement épuisé par sa tentative infructueuse et incapable de se hisser par lui-même le long de la berge dont les bords glissaient sous ses doigts gourds, le fils était paisiblement en train de se noyer. Sans hésiter, Lucas sauta à nouveau pour sauver la seconde génération, et ramena Thierry auprès de son père. Tout ce petit monde se sécha, se congratula, pleura beaucoup et félicita celui qui avait su faire d’un drame inévitable une belle histoire à conter au coin du feu qui les réconforterait bientôt.
Malgré la sincère reconnaissance qu’ils lui vouent encore aujourd’hui, jamais aucun d’eux n’a pu vraiment regretter le divorce après lequel ils ne le revirent jamais. Jamais ils ne remirent les pieds à Houlgate ou à Dives-sur-Mer, ni sur les canaux du Midi d’ailleurs.
© Patrick Camu 2009