Ce samedi là, j’étais seul à la maison, un week-end de vacances, la petite famille étant partie se ressourcer à la campagne. Un pack de bière, et un bon livre devant la cheminée, le pied !
Je m’étais préparé un petit plateau histoire de n’être pas obligé de me lever au milieu d’un chapitre palpitant. Le roman, Noires racines de Pierre Pelot, un de mes auteurs fétiches .
Dehors il faisait nuit noire et le vent dansait une sarabande. C’était le week-end d’halloween, une ambiance propice à ma lecture.
On sonne à la porte, bon, à la fenêtre cela aurait été plus inquiétant. Machinalement je regarde la pendule 11h45. Qui cela peut-il bien être à une heure pareille. Je me lève rassuré par mon mètre quatre vingt dix, mes cent dix kilo, mes ceintures noires de judo et karaté , quand je pense qu’étant jeune j’aurais pu être la doublure de Bruce Lee, en fait il ne me l’a jamais demandé . Bref je vais ouvrir et là je me trouve en face d’un fantôme, enfin un drap avec un masque style Scream. Les deux cannettes de bière déjà ingurgitées aidant, je m’enhardis et je demande c’est pourquoi ? En réponse j’ai le droit à un rire gras.
Bon, je sais, c’est halloween mais je n’ai pas de bonbons.
Une voix me répond alors
Une bière m’ira très bien
La voix est étrange, allant du grave à l’aigu, une voix déguisée. Je suis victime d’une farce et j’ai envie de rentrer dans le jeu. J’invite mon fantôme et lui indique le salon. Il me précède. Je remarque sa démarche légère, il semble glisser, il est aérien. Tout de suite il me vient à l’esprit qu’une femme s’est glissée sous ce drap, peut-être n’a-t-elle que ce drap comme vêtement. Cette idée m’amuse et m’excite un peu. Mais je veux jouer le jeu, aucun raccourci.
Je propose à mon fantôme de s’asseoir sur le canapé, ce qu’il fait avec une légèreté déconcertante. J’imagine ce petit bout de femme, nue sous son drap, assise sur ses jambes repliées. Nous trinquons, une canette à la main, comme des hommes. Je souris.
Quel brise vous amène Monsieur le fantôme ? Dis-je d’un ton enjoué
Alors que j’attends la réponse, j’essaye de deviner quelle voisine, quelle connaissance a bien pu se dissimuler ainsi.
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Je suis le fantôme de Frédéric Brown, vous vous doutez, je pense, de la raison de ma présence ?
La voix a gagné en assurance mais oscille toujours sur deux ou trois octaves. Je prends mon ton le plus docte et réponds :
Non, je ne vois vraiment pas ce qui me vaut l’honneur de votre présence très cher Frédéric.
J’ai bien appuyé la fin du prénom, comme s’il y avait un « e » histoire de lui faire comprendre que je n’étais pas dupe.
Vous avez une certaine audace, Monsieur...
Menvussa, Gérard Menvussa !
Mon fantôme pouffe de rire. Je joue les outragés
Qu’est-ce donc qui vous amuse à ce point, mon nom serait-il comique ?
Mais il se ressaisit et continue
Pensez-vous, qu’il soit correct, de vous faire passer pour moi, cet hurluberlu qui compare votre médiocrité à mon talent ! Pensiez vous que je ferais la sourde oreille.
La discussion prend un ton auquel je ne m’attendais pas, cette coquine veut se la jouer. Un point cependant se heurte à ma raison, comment peut-elle être au courant du mail que j’ai reçu aujourd’hui même. N’ayant pas de réponse satisfaisante et désireux de tenir mon rang dans cette joute oratoire je préfère ne pas en tenir compte ; il y a une explication que l’on découvrira en temps voulu.
Cher Frédéric, je vous trouve bien hautain, mon talent s’il n’égale pas encore le vôtre ne mérite cependant pas que vous traitiez de la sorte.
La fantomette, car il ne fait plus aucun doute que c’est une femme, la voix en s’accélérant a perdu toute tonalité masculine, se radoucit.
Soit, vous ne manquez pas de répartie, il y a quelques idées plaisantes, néanmoins de là à vous comparer à moi !
Cher Frédéric, sachez que je ne contrôle pas les élans de sympathie des auteurs de ce site.
De ce quoi ?
De ce site, sur le Web, vous savez...
Non, je ne sais pas et cessez de me prendre pour un demeuré, qui est ce Web, un ami à vous ?
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Je commençais à trouver la plaisanterie un peu lourde, mais bon, un jeu est un jeu. Je m’armais de patiente et expliquais ce qu’étais le web. J’avais la curieuse impression de faire un cours à l’idiot du village, mais un idiot qui s’exprimait parfaitement et qui de surcroit me semblait posséder une culture générale hors du commun pour tout ce qui pouvait avoir plus de quarante ans d’âge. D’ailleurs à ce propos il abandonna la bière pour passer au whisky, et ce après trois canettes. Je continuais à la bière.
La bière, si elle vous soule moins vite que le whisky, vous donne des envies pressantes ; je m’excusais donc un instant, me demandant soudainement, alors que j’étais occupé par ailleurs, s’il était bien prudent de la laisser seule dans le salon.
De retour, je constatais que mon fantôme avait quitté le canapé pour étudier le contenu de ma bibliothèque. Les œuvres de F. Brown y figuraient en bonne place et mon invitée semblait toute contente de les y trouver. Je ne pus m’empêcher de penser qu’elle était un peu déjantée en espérant qu’elle ne soit pas en plus cleptomane.
Mais je vois que vous possédez mon œuvre complète !
Oui, Frédéric Brown est en effet un de mes auteurs préférés et siège en bonne place à côté de Dick, Asimov, Curval, Steiner...
Oui, oui ! Tout ça est très intéressant et plaide en votre faveur.
Des faveurs, allait-on enfin aborder le vif du sujet ? Par le plus grand des hasards, mon regard se porta alors sur le coin de canapé que mon hôte avait précédemment occupé. Quelle ne fut pas ma colère en constatant que la belle, ou supposée telle, s’y était outrageusement oubliée. Me rapprochant alors je pus sentir l’odeur de la bière mélangée à celle du whisky.
Mon sang ne fit qu’un tour, au diable les fantasme, il est des réalités qui ne passent pas.
Je me précipitais vers elle en l’invectivant.
Si vous ne supportez pas l’alcool, ne vous croyez pas obligée de faire semblant et de tout me balancer sur le canapé. Et puis carnaval, c’est passé, bas les masques !
Je lui arrachais sa pâle figure en pvc véritable.
Vous pourriez au moins....
Je reculais d’un pas, tétanisé, mon cœur passa subitement la troisième.
Et alors ! Vous vous attendiez à une tête de mort ?
Je, je...
Je suis mort en 1969, soyez heureux de n’avoir affaire qu’à mon âme, qu’à mon esprit, ma dépouille serait quant à elle fortement repoussante.
Vous me croirez ou non, mais la suite de la soirée qui se prolongea jusqu’aux aurores fut des plus agréables. Nous dissertâmes (Fallait le placer celui là) de choses et d’autres, de littérature, de l’évolution de la société, des nouvelles inventions et découvertes.
Le coq chanta. Un coq, un vrai, lançant un cocorico retentissant ; c’est à croire qu’il l’avait apporté avec lui car je n’en connaissais pas dans le voisinage.
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Je reconduisis le fantôme de Frédéric Brown jusqu’au seuil de ma demeure et le vis, ému, se fondre dans les brumes du petit matin.
Cette histoire, véridique s’il en est, laissera dans ma mémoire un sillon profond que le temps ne saura effacer.
Oh toi qui te reconnaitras sûrement, ceci dit sans aucune rancœur, méfie toi si tu me compares encore à quelque auteur.
Frédéric possédait un humour, humour posthume, que d’autres n’auront peut-être pas.