La chasse avait débuté tôt ce matin là. Une brume épaisse répercutait de proche
en proche l’écho à peine atténué des sabots sur la terre contuse.
Ils dévalaient les côteaux, serrant à chaque fois d’un peu plus près l’escargot
géant qui excitait leur convoitise.
La bête ne quittait son repère qu’à pleine Lune, laissant derrière elle une
longue et sinueuse trace argentée qui, au plus léger contact, se transmuait en
pièces de monnaie.
Il leur fallait coûte que coûte la capturer et l’enclore quelques jours à ciel
ouvert afin de récolter à volonté cette manne inespérée. Puis la relâcher comme
chaque lunaison afin qu’elle retrouve son abri sous les feuilles de laitue banian.
Elle, cela ne la faisait pas rire. D’ailleurs, elle ne riait jamais, pas même un
sourire. Perdue dans un monde imaginaire, elle ne rêvait que de ces pays dont
on parle dans les livres et où les chevaux sont libres, les colimaçons de
taille raisonnables et les hommes intéressés par d’autres biens que l’argent.
Dans sa menotte refermée sur bien des audaces rentrées chantait un grillon.
C’était son seul ami. Lorsqu’elle le rapprochait de son oreille, il lui
murmurait :
- Nous sommes si bien ici, que veux tu de plus ?
- Je voudrais enfin sourire..
- Le sourire est une décision, sais tu ?
- La volonté ne me suffira pas.. j’ai aussi besoin de rêves.
- Quels rêves ?
Et elle répondait invariablement
Rêver d’ailleurs si doux
Que la peau des gazelles en donnerait idée.
Rêver de pays sages qui seraient gouvernés
Par des corneilles lentes et de savants hibous.
Il suffirait parfois de très, très peu de choses
Juste un petit déclic, un humble décalage
Pour goûter tout autant l’épine que ses roses
Et aimer le désert vide de ses mirages.
-Je ne sens plus ces choses là, ici, il me faut rejoindre un ailleurs..
C’est si joli, là-bas.....
Et le grillon invariablement lui répondait :
-Tu sais, le pays parfait n’existe pas, l’amour parfait n’existe pas..
Quant à goûter l’épine autant que les roses, oui.. mais cela peut tout de même
faire très mal... L’épine est le prix à payer. Il pourrait être coûteux..
Mais elle continuait ses rêveries, bouche scellée sur son refus d’un monde dont
les rituels bien ancrés l’ennuyaient au plus profond.
Un matin, elle se mit enfin en route, le cœur gros de quitter ce lieu dont elle
n’aimait aucun des angles mais connaissait tous les recoins, le cœur empli
d’une espérance confuse aussi. La marche ne lui faisait pas peur, les pentes
indociles, les rivières et leurs gués acrobatiques, les sentiers s’engouffrant
dans des combes fuligineuses ..Même les bruissements du vent lui étaient
familiers et lui indiquaient les décourcis dans les bosquets.
Son chemin s’engagea dans des futaies à peine éclairées par endroits par la
rousseur des fougères. Ici et là, les derniers champignons de l’automne
craquelaient leur mise un peu froissée, leur pied desséché s’acharnant à
composer des verticales au milieu d’aiguilles défraîchies.
Se retournant une dernière fois, elle contempla au loin le beffroi, la
fourmilière des étals au pied des remparts, la danse losangique des couleurs de
la ville au -dessus du donjon.
La nuit venait. Elle était partie trop tard, mais il lui avait fallu attendre la
fin du repas de midi, que les hommes et les femmes aient regagné les champs,
pour s’en aller sans faire de peine. On ne la retrouverait pas. Et à coup sûr,
on ne la chercherait pas trop longtemps non plus. Les homme ont ainsi faits.
Prenant une large inspiration, elle rentra dans l’épaisseur plus dense de la
forêt et mesura la solitude.
La solitude, c’est un pas, dix pas, cent pas dans le noir, sans repère, et puis
un regard qui s’accoutume, qui vacille parfois, mais surtout la conscience
qu’on ne trouvera d’aide qu’en ses propres mains. C’est cela l’expérience de la
solitude. La nuit. La solitude. Un pays..
Au bout de quelques heures ainsi, posant la main sur un tronc d’arbre pour
aborder le vide un peu plus sombre qu’elle devinait sous ses pieds, elle sentit
battre l’aubier. Palpitations de la nature qui diffusaient en cercles
concentriques jusque dans son propre cœur.
Les arbres à cette heures là se penchent spontanément vers tout voyageur.
Certains sont emplis de bonnes intentions, d’autres savent se montrer
sarcastiques ou même coléreux..
Les ronces rampèrent jusque vers son visage, laissant la marque de leurs ongles
sur ses joues poussiéreuses. Les racines s’enchevêtrèrent sur la sente,
enfermant ses chevilles dans des nœuds inextricables. Surtout, des centaines
d’yeux s’allumaient dans les branches, d’or ou de rivière colorés, parfois
venant se coller à l’eau des siens.
Elle désespérait de sortir vivante de ce labyrinthe à la fois sec dans son cœur
et humide dans ses faims quand un être tout de blanc vêtu lui barra la route.
Sa peau était d’un ocre presque transparent, ses cheveux de feuilles dorées,
son pourpoint châtaigne.. Sa longue traîne d’hermine flottant au- dessus du
chemin en éclairait toutes les bordures.
Il resta en silence devant elle puis lui tendit la main. Son contact était froid
et tendre à la fois, elle sentait dans cette main une assurance jamais
rencontrée.
-Je suis l’Hiver, enfant. Tu ne pourra seule sortir de ces broussailles.Demain
il fera jour, mais tu as tant et tant marché que tu ne pourras te repérer. Le
pays que tu cherches est bien au- delà de cette forêt. Envolons nous ensemble.
Il l’attira contre lui puis monta en flèche vers la nuit. Un peu ivre, elle
regardait s’éloigner les lumières, le beffroi, le vieux clocher. Tout lui
semblait si inutile désormais..
Dans le ciel le temps déroulait ses heures. Elle vit ainsi courir derrière la
lune les chiffres qui avaient marqué sa vie : sa naissance, ses anniversaires,
les fêtes du village..
Puis elle s’endormit enfin.
Quand elle s’éveilla,
Aussi petits que ses doigts
Et de poneys à l’encolure de soie.
Dans sa main une rose.
Quand on la retrouva
Ses lèvres étaient vêtues
De sourire et de froid.
Et le grillon pleurait..
Il n’est point de rose sans épine.