Pour dire pudiquement les choses, on voit bien, à sa mise, à son teint, au regard de vin de table qu’il promène autour de lui, on voit bien que c’est un SDF. Assis seul et en retrait, il sirote le lent poison de la mélancolie. P s’est approché, s’est installé en face de lui, a commandé deux bocks. Quelques mots, des regards qui s’accordent, P se retrouve dans le petit monde de Jésus, dans l’odeur de rue et de jupes de pont de Jésus.
Petit à petit, Jésus va raconter son histoire à P. Il vit sous un échangeur autoroutier, avec sa compagne. La nuit, entre le bruit des camions qui filent vers l’autoroute, celui des machines du chantier de construction tout proche, et les aboiements de ses chiens et de ceux de ses voisins d’infortune, le sommeil est fragmenté. Il a beaucoup maigri. Difficile de lui donner un âge.
- J’ai 33 ans. lâche-t-il dans un pauvre sourire de pauvre. Je les avais déjà au moment du tournage, il y a sept ans. Je jouais Jésus. C’était un bon film, je portais ma croix à dos de Mobylette, d’une bourgade à l’autre, dans le nord de la France. Ca a duré sept semaines, j’ai eu vingt sacs.
Le film a été primé. Jésus a été invité à Cannes, au festival, et n’y est pas allé. Il voulait reprendre sa vie d’avant.
- Ca n’était plus exactement comme avant. Tout le monde s’était mis à m’appeler Jésus, dans la rue salut Jésus. J’avais de plus en plus de mal à me lever, je me suis mis à picoler, j’ai fini par être viré. Après, j’ai merdé, je me suis battu avec les flics, j’ai fini par me retrouver en tôle. De toute façon j’avais rencontré Françoise, elle n’avait rien compris au film, ça marchait bien entre nous, elle est femme de ménage, ça suffit pas pour avoir un logement.
Quelque chose, quand il parle, attire les yeux sur ses mains : fragiles, gauches, violentes. Après la tôle, des petits boulots, foyers d’hébergement, Hazebrouck, Dunkerque, Tourcoing, la charité municipale. Puis la rue, l’échangeur. Sur ce qui s’échange sous un échangeur, Jésus reste pudique...et un ange passe.
- Ca me convient bien, c’est une situation stable, même si on dort mal. Le matin, je fais la manche jusqu’à quinze Euros, j’achète du pain, des croquettes, de la bibine. Après, avec Françoise, on picole en jouant à la belote, jusqu’à ce qu’on dorme. Et le lendemain, pareil. J’ai deux frères et deux sœurs, et finalement je suis le seul qui n’a pas de problème, même si j’ai toujours l’impression d’avancer contre le vent.
- Le jour où ma mère est partie, je lui en veut encore, dit aussi Jésus.
Ils ont bu trois bocks. Derrière eux le match a repris depuis longtemps. P le raccompagne dans la nuit, ils se tiennent par l’épaule. Ils se séparent à cent mètres du pont, avec les camions qui glissent en grondant. P rentre au café, raconte à B.
- Je n’ai rien contre les SDF, ni même les mythomanes, dit B. Mais quand même ! Cannes ! le festival ! Tu te rends compte ! Cannes, ça ne se refuse pas !