Au village tout le monde connaît Josette. C’est une femme du terroir, généreuse à souhait, comme le modèle plantureux d’ « Après le bain » d’Auguste Renoir ! A presque soixante ans, elle n’a que très peu subi les dévastations du temps. Sa peau possède le velouté d’une pêche, pulpeuse et désirable. Son visage rond et expressif, parsemé de ridules, son sourire engageant déclenchent d’emblée le désir de converser et inspire aussitôt la sympathie.
Ses trois oisillons, dès qu’ils furent capables de battre des ailes, ont pris leur envol pour bâtir leur propre nid. De temps à autre, le dimanche, ils reviennent au bercail avec leur couvée prendre la becquetée et se nourrir aux souvenirs essentiels et secrets de l’enfance. Veuve de fonctionnaire de rang intermédiaire, elle touche chaque trimestre une chiche pension qu’elle gère avec parcimonie. Pourtant un loisir extravagant habite, habille les jours de Josette et leur apporte un peu d’éclat et quelque couleur : voilà quarante ans, bien avant la disparition accidentelle de son conjoint, qu’elle collectionne les voitures jaunes. Banal, me direz-vous, quand d’aucuns accumulent les échecs ou les contraventions, et d’autres les richesses et les honneurs, choses du monde les moins bien partagées, n’est-ce pas ?
Ce n’est pas tout ! Cette étrange boulimie est sélective : elle collectionne sans relâche et de manière ostentatoire les voitures jaunes de « La Poste ». Moins banal n’est-ce pas ? A l’heure de la libéralisation totale du marché, elle se dit, fine mouche, si j’ose dire, que le concept « service public », le véhicule tournesol et le logo ( le bel oiseau bleu au bec pointu et démesuré comme un avion long courrier) ont fait long feu, sont voués à disparaître et seront par conséquent, dans un proche avenir, sacrifiés sur l’autel juteux de la rentabilité. Alors, à l’abri de la jungle économique et de la rouille, dans ses belles dépendances de torchis, de paillettes et de planches, elle aligne ses conquêtes endormies. Mais toute cette étrange panoplie de pièces montées ne serait qu’amoncellement de tôles et lubie de mijaurée mélancolique, des plastiques froides de musée corporatiste, si Josette, la douce conservatrice, n’éprouvait pas une tendre et profonde inclinaison pour les cavaliers de ces automobiles, les preux messagers de l’aube. Et à chaque engin répertorié et lustré correspond une ou plusieurs précieuses attaches, quelque doux prénom : Louis, Tonio, Jean, j’en oublie et le charmant berlingot ; Bertrand, Ahmed, Robert et la précieuse estafette, le pétulant Léon et ses deux chevaux fougueux...
Chaque matin, depuis quatre décennies, elle guette le ronronnement paisible de l’automobile et, par la fenêtre de la chambre, la silhouette familière du coquin préposé à l’éternelle mise en plis et à sa distribution. Elle attend, le regard pétillant et la jambe légère, moins légère aujourd’hui, il faut le reconnaître, mais l’œil toujours aussi polisson, son beau fonctionnaire des postes, amputé, depuis la vente sur le marché, des télécommunications. Ce lundi, dans sa robe de chambre décolletée, de laquelle déborde quelques fruits à la chair blanche et suave, elle attend Fred, qui a remplacé le grand Robert, pensionné et membre déclinant, un jeune facteur guilleret et courtaud, tout frais tout rose sur cette tournée rurale. Fred vient de la ville : il y déversait rageur son courrier dans des boîtes anonymes. Ici les boîtes ont un nom, un prénom, un visage, et même un corps et une âme. Dans ses pérégrinations matinales et solitaires, notre pigeon messager a décroché la lune...et pas uniquement celle, pleine et joufflue, de l’ardente Josette. Et depuis cette rencontre bénie, il aime son métier comme un sacerdoce « C’est une profession de foi et de contact. » comme il aime le clamer ! Pour la foi, je lui rétorque, sur le seuil de ma porte, qu’il exagère un peu... Car je le guette aussi, mais pas pour les mêmes raisons que Josette, j’ai ce qui faut à la maison.
Chez Josette, il fait une halte de vingt-deux minutes. Chez moi, il passe comme un coup de vent, sauf quand il propose le calendrier ou la pause syndicale. Attention ! N’allez pas croire qu’à la poste ce sont tous des fainéants. Ces vingt-deux minutes, il les a grappillées à la sueur de son front. Dix secondes par-ci, vingt secondes par-là. Sa première partie de tournée, il l’a faite à un train d’enfer et il arrive chez sa dulcinée, suffocant, la bouche ouverte, crachant une fumée blanchâtre comme la micheline des années soixante-dix.
« Ah ma belle tu me feras mourir ! »
Son tendre facteur de chance chaque jour lui chante cette tirade en lui déposant un petit baiser légèrement collant sur la joue.
« Tout doux le messager, le courrier d’abord » lui susurre-t-elle enjôleuse et confuse..
Car Josette, non contente de la voiture jaune et du préposé, revendique chaque matin, à corps et à cris du cœur, une lettre d’amour. Notre dame aime les mots doux, c’est une sentimentale. Alors Fred, avant de s’aventurer plus loin sous le frou-frou de sa belle, doit fouiller dans sa sacoche et en retirer une belle enveloppe, délicatement la décacheter sans abîmer le timbre, retirer la page parfumée, se racler la gorge et d’une voix mélodieuse en lire le contenu à sa dulcinée. Et le désir de la soupirante, aux caresses des mots, gonfle la poitrine et en accélère le mouvement telle la houle sur la mer.. Et Fred sait que lorsque les dernières paroles se seront envolées, il n’aura plus qu’à cueillir la fleur épanouie
« Mon tendre amour,
Enfin seul avec toi... Et pourtant si lointaine. Les bruits des machines se sont tus et je ferme les yeux. Intime et pénétrant silence. Tu es là, à portée de mains, petite fleur de lin dans sa corolle bleue. (Josette fond...) Ton parfum de belle plante souple et douce m’enivre. ( Josette se pâme...) Le temps amer comme un voleur s’esquive. Pour toi, mon exquise, mes doigts se feront papillon et butineront les merveilles de ton jardin. Comme un rayon de lune, comme un filet de miel, je me poserai ivre et léger sur ta peau de velours. Je serai à la fois poète et marin, jardinier et pianiste, danseur étoile bercé et transporté par les vagues de ton désir... » Josette est aux anges...
Elle n’a jamais bu paroles si belles, mots si pénétrants de ses aventures. Et pourtant, parmi les myriades de lettres d’amour rédigées par les ribambelles de facteurs qui ont ensoleillé les quarante plus belles années de sa vie, elle en a entendu des mots doux et des poèmes, des ritournelles et des rengaines mais jamais, oh grand jamais, elle n’a connu pareil enchantement. Un feu ardent brûle tout son corps, de la tête aux pieds, en prenant mille détours...
L’amoureux précédent, le grand Robert, pourtant fin lettré, n’avait jamais mouillé son encre aussi finement. Fernand, l’intermittent, l’avait en son temps éblouie et même éclaboussée des giclées de sa verve fiévreuse. Joseph, son petit laboureur, comme elle aimait le peindre et le nommer, malgré son étourdissante faconde, n’avait pas réussi à l’emmener au septième ciel de la poésie, même si, sous le drap, c’était un coup...de foudre.
Josette avait bien succombé, le temps d’un été humide, aux charmes de la langue savoureuse et raffinée d’Irène, comme à des fruits défendus, mais en ce matin de frimas, où la plaine semble dormir dans son long manteau blanc, notre galante est une fois de plus conquise par la bouche émouvante, rouge et tendre, comme une fraise des bois, de ce jeune lettré à l’enveloppe massive. Et tous les soirs, elle supplie le ciel pour que son chevalier conserve longtemps sa tournée, jusque dans les plis secrets de sa peau frémissante, pour que sa prose enchantée ensoleille chacun des jours de la longue vie que Dieu lui accorde, ravie pécheresse.