N’Dorola ! Le village perdu au bout de la piste qui ne va nulle part !
C’est ainsi que le désignent les habitants de cette région, à l’Ouest du Burkina-Faso et à quelques kilomètres du Mali, au cœur d’une zone qui ne vit que de la culture cotonnière ; environ quatre cents habitants, tous cultivateurs de l’ethnie Senoufo, mais aussi, et bien qu’ils s’en défendent, tous un peu braconniers.
Quelques cases en torchis construites de part et d’autre de la piste et des étals recouverts de seccos ; on y trouve, entre autre, les cigarettes à l’unité, les bouillons Kub Maggi ( lesquels, en Afrique, remplacent souvent la viande), la bière à la température « cageot » et le carburant ; la station service est alimentée par trois fûts de deux cents litres munis d’une pompe à main : le premier pour l’essence, le second pour le gasoil et le dernier pour le pétrole des lampes, seul moyen d’éclairage du secteur.
Souvent, il y a pénurie de l’un ou l’autre des précieux liquides ; aujourd’hui, c’est un tout autre problème qui a provoqué la réunion sous « l’arbre à palabres ».
Les hommes se sont rassemblés autour du chef car la situation est grave : le puits qui alimente le village en eau potable est à sec ; les pluies ont beaucoup de retard cette année et, pour cuisiner, les femmes ont été contraintes de puiser l’eau croupie de la marre située à l’entrée du village.
Cette marre, sur les bords de laquelle prospèrent deux magnifiques baobabs, ne sert, en temps normal, qu’à abreuver les chèvres et les ânes.
Immédiatement une épidémie de diarrhée s’est déclarée chez les enfants les plus jeunes.
Pour l’instant il n’y a pas de victime mais il faut trouver une solution avant qu’il ne soit trop tard. Après conciliabule, le chef de village, Hassan Koulibali, a décidé d’aller demander de l’aide à l’ingénieur qui est responsable de la construction de la nouvelle usine d’égrenage de coton ; le chantier est situé à cinq cents mètres du village et les Blancs ont un forage profond qui ne manque pas d’eau potable.
Certains villageois y ont été embauchés comme manœuvres et ont appris au chef que cette eau abondante ne servait pratiquement que pour les bétonnières. Pour leur consommation personnelle, les Français font venir de l’eau en bouteilles de Bobo Dioulasso.
L’accès au site, un quadrilatère défriché et clôturé d’environ quatre cents mètres de côté, est, selon la formule consacrée, strictement interdit à toute personne étrangère au service. Hassan Koulibali, accompagné du forgeron Ouadrego, se présente au poste de garde et demande à voir le responsable.
Après une courte attente, le gardien les conduit vers le conteneur maritime de soixante pieds qui sert de bureau aux expatriés qui dirigent la construction de l’usine.
Bonjour monsieur le chef de chantier ! Je suis Hassan Koulibali, le chef de village de N’Dorola. Je viens présentement solliciter votre haute bienveillance pour avoir de la bonne eau du forage-usine pour nos enfants ; ces derniers sont diarrhéiques à cause de l’eau pourrie du marigot.
Dès que les pluies arriveront, l’eau de notre puits reviendra et tout ira bien.
Nous avons interrogé les oracles et ça ne saurait plus tarder !
L’ingénieur, penché sur un plan de montage, daigne enfin relever la tête et regarde, l’air absent, les deux villageois avant de répondre :
Le forage, d’une profondeur de cent vingt mètres, a coûté très cher et a été creusé pour les travaux en cours… et uniquement pour ces travaux. Comment faisiez-vous les années précédentes ?
Hassan, un peu ébranlé par cette entrée en matière, se racle la gorge avant de répondre :
Monsieur le responsable, cette sécheresse ne se produit pas souvent mais, quand c’est le cas, il arrive que des petits enfants meurent, surtout si le dispensaire n’a plus de médicaments comme c’est le cas cette année. Je vous promets que la pluie sera bientôt là et nous n’aurons alors plus besoin de votre forage.
Désolé, mais si je commence à vous fournir de l’eau, c’est toute la région qui viendra me voir et, pour moi, la priorité c’est le béton. J’ai des comptes à rendre à mes chefs de Paris tout comme d’ailleurs aux investisseurs africains qui financent cette usine.
C’est non !
Mais les enfants, Monsieur l’ingénieur, les enfants… Ils peuvent mourir !
Pour nous tous, votre bonne eau, c’est l’eau de vie !
Vous êtes chef du village ? Prenez vos responsabilités ! Au revoir Messieurs, j’ai à faire.
Dans les jours qui suivent la situation se dégrade car le ciel reste obstinément bleu malgré les oracles favorables ; faute d’eau potable, Hassan et Ouadrego décident de se rendre à Bobo Dioulasso chercher, à l’Hôpital Central, les médicaments qui font défaut à N’Dorola.
C’est au retour de Bobo, alors qu’ils rentrent au village en taxi-brousse, que la pluie fait son apparition. Des trombes d’eau s’abattent brutalement d’un ciel qui semble vouloir rattraper son retard. Un véritable déluge, comme l’Afrique en connaît parfois, qui les oblige à terminer leur voyage à pieds tant la 404 Peugeot « bâchée » qui les ramenait ne tient plus sur la piste transformée en lac.
A cinq kilomètres du village, là où, à leur départ, ils ont traversé le lit craquelé d’une rivière à sec, c’est maintenant un torrent qui coupe la piste, charriant troncs d’arbres et branches arrachés aux rives.
Soudain Ouadrego saisit le bras de son compagnon de route et lui désigne au milieu des flots tumultueux le toit d’une voiture immergée.
Hassan ! C’est la Toyota de l’ingénieur ! Il aura voulu passer le radier à gué mais le courant trop fort l’aura entrainé.
Aïe, aïe, aïe… Regarde le bras qui dépasse à la portière. Il y a quelqu’un dans la voiture. Mort, noyé ! C’est l’ingénieur ! Je reconnais la chemise…
Hassan observe longuement la scène puis, se dirigeant vers la petite passerelle suspendue qui a résisté au désastre, il répond :
Viens Ouadrego ! Les enfants attendent les médicaments.
Monsieur l’ingénieur aimait tellement l’eau ! Les Dieux l’ont entendu …
Décembre 2008