A mes amis j’ai toujours dit de ne pas me laisser seul, de ne pas m’emmener hors des villes, de m’empêcher de partir rêver dans la campagne sombre, au bord des eaux claires, dans les gorges profondes, les forêts implacables ou au bord des mers, qu’il faut me tenir la main approchant les abîmes, rochers, gouffres, avens et trous en tous genres. Attirance vers le vide. Tentation implacable. Sauter pour tout régler. Voler. Atterrir. Crever.
A mes amis j’ai demandé, toujours, de m’interdire de penser trop. Quand je pense trop je pense mal. Je leur ai demandé de brider mon imagination par leur présence constante, de ficeler serré mon vague à l’âme. Je sais trop bien où cela peut m’entraîner. Tréfonds, limbes, frontières de l’esprit, grande déculottée des sens, partouze affreuse, cauchemars niquant bien profond les rêves les plus doux, fantasmes grelottant dans des bains de foutre froid et vert pomme. N’importe quoi ! N’importe où ! N’importe comment !
Avec courage - et parfois une abnégation d’essence divine - ils m’aident. Complètement, totalement, entièrement. Ils comblent les vides. Ils me garde-chiourment, il m’étayent, ils m’haubanent, ils me pilent-de-pont.
Toujours présents, solides, prévenants, arrimés, cela ne semblent pas même les peser ! Je suis ce gros bébé qu’ils aiment à materner - les hommes y compris - pour ces inexplicables, inextricables raisons qui composent les amitiés les plus fortes, attractions et les faiblesses entre humains affirmés, aléatoires ou dégarnis.
Or, là, trompant involontairement leur admirable vigilance, je pars le long de la côte sauvage marcher dans le vent fort au dessus des roches noires acérées par la violence continue des vagues incessantes, à l’heure où les teckels se sentent devenir fauves traquant galettes et pots de beurre destinés à mère-grand - Comme tu as de grandes dents ! C‘est pour mieux te croquer mon enfant ! Comme tu as l’air con ! C’est pour mieux rigoler mon enfant !
Oui !
Déchaînement des éléments. Force brute. Nature en omniscience. Paysage dévasté, ravagé, déconstruit, plein de haine. Large appelant. Solitude affolante. Conditions incroyables, parfaites, sublimes, absolues, complètes, remplies, conditions de ma perte.
De cette crique désertée je m’approche du bord, de l’extrême bord où la roche est friable et frissonne sous mes pieds. Chaque année l’océan gagne du terrain, érode, suce, bouffe, gangrène et détruit l’île jusqu’à l’absorption finale.
Bientôt, naturellement, dans quelques millénaires, quand je serai poussière retournée de longue date à la poussière, quand mes os blanchis n’auront plus de valeur, quand les pleurs affolés de mes proches éloignés ne seront plus même une trace de sel sur leurs bonnes joues réjouies, il n’y aura plus rien à cette place où mes pieds furent heureux.
-----
Je me penche. Je pourrais bien sauter, plonger comme une sterne sur le banc de poissons qui s’effraye sous les flots, avec fracas heurter les vagues furieuses, découper la mer bleue, rejoindre les marins perdus, l’invincible armada, Alain Colas et le commandant Cousteau. Je pourrais bien sauter et rougir les rochers noirs de mon sang trop épais, m’encastrer dans une faille, m’incruster dans la pierre, me moulifier en paix, m’anémoniser sereinement, redevenir pouce-pied, coque, palourde, bulot, granit rose. Fossile. Enfin ! Marquer la pierre à défaut de mon temps.
Ma tête tourne.
Trop d’air pur. Et le vertige.
Je pourrais glisser et me fêler le bassin. Attention !
Je recule d’un pas. Je m’assieds.
Ma fin est proche c’est sûr. Mais pas pour tout de suite.
Je suis hors de moi. Je suis en exil, intérieur, extérieur.
Avec du talent ? Victor Hugo à Jersey, révélateur de force, créateur de beauté, chanteur de mes espoirs, enragé de ma rage, grand, immense, magnifique, tendancieux, absurde, ridicule et brillant. Existant.
Le soleil se couche en pomélo mûr sur horizon défait.
Temps de l’irréel. Temps des ombres immenses et déjà moribondes. Temps de la fin du temps. Elégance de l’esprit. Torture de l’âme.
Je suis bien et je souffre à la fois.
J’apprends le monde. J’apprends que je suis dedans. Je sais, petit à petit, que je suis un rien dans un tout. Et réciproquement. Je prends ma place dans le trafic.
Je n’attends rien, je suis prêt à tout. A l’étoile qui file, à l’orage qui gronde, au feu qui brûle, à l’eau qui mouille...
Je me rends disponible à une annonciation, à une révélation.
Je suis à l’écoute.
Elle arrive...
Elle arrive comme un ouragan qui passait par là sous la forme très usuelle - bien que fort surprenante - d’un angelot dodu, blond, qui me tape sur l’épaule.
- Hé !
- Quoi ?
A quelques décimètres de mes yeux qui n’y croient pas, il flotte dans l’air pur en se moquant des vents. Petit, joufflu de rose, le cheveu ondulé, il semble être échappé d’un plafond michelangélien. Je ferme les yeux. Je les rouvre. Il est toujours là.
- Oh ! Putain ! Un ange ! Pinces-moi ! Aie !
Je lui fais les gros yeux.
- T’es con ! Pinces-moi c’est un trope !
- Oh ! Hé ! Qu’est-ce que j’en sais moi ? Je ne suis qu’un ange, envoyé à ton service. Les subtilités humaines, la rhétorique, moi !!! Tu me demande de te pincer, je te pince !
Un prend un air buté, comme si je lui avais refusé une énième tartine de Nutella.
- Bon, ça va ! Fais pas la gueule !
- Je fais pas la gueule !
- Si !
- Non !
- Si si si !
- Non, non et non ! Je viens de me taper je ne sais combien d’années lumière pour venir à toi et la première chose que tu fais ... Tu m’engueule ! Tu comprendras que je peux être ... agacé ou ... déçu. Voilà ! Déçu !
- Ok ! Ok ! Pardon.
Il colle un de ses admirables doigts boudinés entre ses lèvres adorablement lippues, hésite ...
- J’accepte.
-----
Il regarde de droite à gauche, trouve une roche qui lui semble agréable et se pose, non loin de moi. Autour de lui l’air est mauve et vert, chargé d’aurores très boréales, calme, serein, magnifique, magique, de fragrances rose, jasmin et thym jeune. C’est bizarre. Un peu entêtant. Je le regarde droit dans les yeux. Il ne baisse pas le regard. Après quelques secondes, son charme agit. Nous sourions. Puis nous rions. Puis nous sommes très complices. Entrainé par un je ne sais quoi d’irrationnel je me vois l’enlacer sur du Michèle Torr - emmènes-moi danser ce soir, joue contre joue et serrés dans le noir, fais-moi l’amour comme aux premiers instants, comme cette nuit où tu as pris mes .... - ou de l’Obispo. Sur un de ces slows niais et langoureux qui marquent les mémoires, malgré tout ! Je crois bien qu’il esquisse quelques baisers tendres, qu’il cligne de l’œil et balance sa tête harmonieusement. « Viens, viens me rejoindre du côté obscur ... ». Je suis captif ! Je pense au sexe de l’ange. Fille, garçon ? Garçon, fille ? Tête à tête, tête à queue !
- Hum !
- Quoi ?
- Tes pensées sont impures !
Electrochoc ! Où étais-je ?
- Personnellement ça ne me dérange pas, mais en haut lieu ... Tu vois, ça coince un peu tous ces trucs là !
- Oups ! Pardon.
Je dois être rouge de honte. Je bafouille quelques mots malhabiles qui essaient de reporter la responsabilité sur lui.
- Attends, c’est pas grave. Malgré mon air garçonnet j’ai au moins trois mille ans. C’est pas comme si ... Enfin, tu vois !
N’empêche ! Je suis ultra mal à l’aise. Mais qu’est ce qui m’a prit ?
- Bon, au boulot, dit-il.
D’un petit baise-en-ville en plumes immaculées, il sort un rouleau de parchemin entouré d’un ruban rose en pure soie sauvage. Il défait le nœud avec application.
- Alors ...
Il déroule le vélin tendre et le parcourre en s’aidant de l’index.
- ... mon Seigneur et Maître - le Patron, quoi ! - me charge de te dire ...
Il plisse les yeux.
- « Tu dois bouter les anglois hors de France ».
- Quoi ???
- Ouais, c’est écrit là : tu dois bouter les anglois ...
- Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
Froncement de blonds sourcils.
- Ah ! Non ! Attends ! J’chuis trop nul ! J’me suis trompé de ligne ... Ca c’était pour Darc, Mireille Darc.
- Jeanne !
- Non, non ! Mireille... Hé ! Ho ! Je sais lire quand même !
Tendant le bras, j’arrache le feuillet de ses blanches mains. Il y a bien écrit « Mireille Darc ». Etrange ! Que vient elle faire là ? En tous cas, elle va avoir une sacrée surprise ! Juste au dessus je vois mon nom et un texte écrit dans une langue que je ne connais point.
- C’est quoi ça ?
- De l’araméen, qu’est-ce que tu crois !
Je pourrais, à ce moment là, lui expliquer que je ne crois en rien, ni en lui ni en son « patron », pas plus qu’en moi-même et qu’en cette situation et que je ne suis pas loin d’espérer que tout ça n’est qu’une blague à rallonge, que je suis presque sûr qu’on est en train de se foutre de ma gueule dans les grandes largeurs, avec talent, mais quand même.
-----
Je regarde bien autour de moi. Pas de caméra surprise surprise, pas de coin sombre où pourraient se dissimuler une bande de crétins avinés et hilares - mes amis donc ! - qui sortiraient tels des diables hors de boîte en hurlant des obscénités quand je serai bien ferré - féru. Rien ! Aucune possibilité de ce genre.
Et puis, je ne dors pas. Les embruns fouettent mon visage et j’ai encore mal à l’endroit où ce petit con m’a pincé tout à l’heure.
Je n’ai rien bu, je n’ai rien fumé, rien dans le nez, rien dans les veines - Maman, je n’ai rien aux dents ! - je suis peut-être trop clair, trop « aware ». De plus, ma folie ne m’a jamais entraîné vers cela.
Bon, j’imagine néanmoins le plus abscons, le plus absurde, le plus farfelu, le plus génial, aussi : je suis en présence d’un nain transformo-parachuto-lévitationniste tombé sur un oreiller percé, enduit de colle Robert-Robert. Génial, non ?
Oui, mais à peu près aussi improbable que la venue d’un vrai ange !
Je regarde ses grands yeux gais.
- Bon, maintenant parles ou tais-toi à jamais ...
- Pas maaaal !
- C’est pas de moi !
- Je sais, je sais !
Il tend la main. Je lui rends son papelard.
- Te goures plus maintenant !
- Promis ... Bon, mon Seigneur et Maître, pour te récompenser de Ilnemapasditquoi, m’envoie t’apporter La réponse à Ta question existentielle.
- Quoi ?
- Il connaît ton esprit. Il lit dans ton cœur. Il n’ignore rien de ton âme. Il voit ses déchirures, en mesure les trous. Il ressent chaque fêlure. Il souffre quand tu souffres. Il pleure quand tu pleures. Il m’a dit l’autre jour : « Vois cet homme, cet homme de bien, ce bon homme. Vois comme il a besoin d’aide ! Vois comme sa vie ne peut atteindre son apogée ! Vois comme il aspire à la plénitude perdue ! ». Hé ! Heureusement que je suis pas Stevie Wonder ! Pfuh ! Sinon ...
- Ah c’est malin !
- Et donc me voilà !
Mais quelle question ?
Mon esprit est plein de questions. Je suis un homo questionus comme certains sont erectus - et pas seulement parce qu’ils sont debout et bipèdes. Le doute est ma vie. Le doute m’habite, le doute m’assaille. Cogito ergo sum ! Bien sûr !
Je m’interroge sur tout. Et, en premier lieu : Qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je ? Fondamentale interrogation ! Et si, globalement, je me satisfais de la réponse de Pierre Dac « je suis moi, je viens de chez moi et j’y retourne » quelques zones d’ombre persistent.
Quoi l’homme ? Pourquoi l’homme ? Et la femme ? Elle préfère la campagne ? L’amour, qu’est-ce ? Si je bande sans penser, suis-je encore ? Ca sert à quoi ce petit levier là ? Le carré de l’hypoténuse est vraiment égal à la somme des carrés des côtés adjacents ? Pourquoi donc ? Jeudi, c’est raviolis ? Pourquoi le jeudi ? Si l’homme est un loup pour l’homme, l’homme est-il un homme pour le loup ? Quand je pense à Fernande, que doit-il se passer ? Dieu est-il soluble dans le vin de messe ? Ou le café au lait ? Les voies du seigneur sont impénétrables, d’accord, mais jusqu’à quel point ? Et qu’esse tu bois Doudou dis donc ? ...
Tant d’autres ! Un bordel ! Mon crâne est une maison de passe avec lanterne rouge devant l’entrée. Mon cerveau un petit bureau de chef de petit bureau. Faut pas fouiller trop loin. Gare aux surprises.
- Je dois te dire ... Mais j’avoue que j’ai pas tout compris, mais toi, normalement, tu dois savoir ... T’es près ?
- Oui !
Oui, je suis prêt. Prêt à tout, bon à rien. Darth Vador est mon père. Je suis une carotte grasse. Les filles naissent vraiment dans les roses et c’est pour ça qu’elles sentent bon. La terre est plate et je suis au bout. Les femmes en veulent à cet argent que je n’ai pas. Je vais mourir bientôt, le 21 avril 2025, sur scène, en reprenant au karaoke un tube de Laurent Voulzy devant une foule hilare ...
- Le morse, c’était John !
- Quoi ?
- Ah ! Ne m’en demande pas plus ! Je t’ai dit que je n’avais rien compris. Ce qu’il y a d’écrit c’est : le morse c’était John ! Voilà !
Si l’expression « avoir l’air con » n’avait pas été inventée, il eu fallu que cela se fisse sur le champs. Eberlué, je ferme les yeux, ramassé, tendu, concentré, émergeant.
- Bon, hé ben salut ! Ca a été un plaisir !
- Heu ! Salut !
Et le petit con s’en va, battant de l’aile. Bientôt il n’est plus qu’un point blanc dans le ciel noirci. Presque une étoile. Rien. Le vide. Adieu.
D’un coup j’ai un peu froid. La nuit me submerge. Tout charme est rompu.
Mes yeux se ferment. John était donc le morse, l’homme œuf, goo goo g’joob !
Je vais m’endormir là. Ou mourir. Peu importe après cela.
La terre est bien un tout et même son contraire.
Dans mon demi coma j’entends des voix éparses par delà les courants de l’air très marin. Plus je tombe plus elles enflent, plus je chois plus elles grondent. De toutes parts elles m’enserrent. Les voilà. Je suis prêt.
- Claude ?
- Oui, c’est moi !
On me tire, on s’agite, on me sort de cette tombe de grand air.
- Vite, vite, il est là ! Clôôôôôde ! Ah ! Mon Dieu, il ne bouge plus !
« I am he as you are he as you are me and we are all together.
See how they run like pigs from a gun, see how they fly.
I’m crying.
Sitting on a cornflake, waiting for the van to come.
Corporation tee-shirt, stupid bloody tuesday.
Man, you been a naughty boy, you let your face grow long.
I am the eggman, they are the eggmen.
I am the walrus, goo goo g’joob.”