Celle qui coule du regard lorsque celui-ci craint de se salir en effleurant avec tendresse la texture de la peau. Cette odeur il faut que je la crache car je l’ai reçue de plein fouet il y a quinze jours alors que j’avais été appelée pour accompagner une jeune femme en fin de vie.
Cet antichambre de la perte qu’était son lit , barreaux protecteurs relevés pour empêcher toute chute, elle le vomissait au sens propre et figuré. Du haricot de métal où glissait, environ toutes les deux minutes, une bave bilieuse et épaisse, montait une puanteur telle que pour rentrer dans sa chambre je m’étais rempli les nasaux de pommade au camphre.
Atteinte d’un cancer primitif des sinus, qui laissait la chair de son visage à vif, elle était bourrée de métastases dont les plus graves se situaient au foie et à l’estomac. D’où ces régurgitats silencieux mais intenses, dont le goutte-à-goutte incoercible me donnait le sentiment qu’elle allait se vider sous mes yeux.
Elle ne dit rien, mais à chaque crachat, sa bouche se crispe de douleur et des plis de vieillarde en marquent les contours blanchis par l’agonie en route.
Sa peau est jaune presque nacrée, couleur de son foie, sans doute, et je ne peux m’empêcher de penser à cette odeur de fiel qui parfois imprègne les foies gras mal préparés.
Le matin, elle avait tenu à faire elle-même sa toilette.
-Je ne veux pas me montrer. Tu comprends ? J’ai perdu tout. Tous mes poils, on dirait une petite fille.
Dures, ces confidences qui vous plongent tête la première dans l’intime de l’autre, dans ses humeurs et ses replis musqués. Et vous renvoient à rebrousse-temps aux béances natives, à ce tunnel maternel dont il fallut écarter les moites épaisseurs pour hurler le premier cri.
Elle rentre assez vite dans le coma, aidée par une perfusion qui calme les douleurs terribles de ces cancers de l’estomac, ces brûlures qui déchiquètent petit à petit les muqueuses, trouent l’oesophage et noircissent la langue.
Mais pendant qu’elle dort, au moins elle ne vomit pas, et les relents de fiel accrochés aux murs se dissipent peu à peu.
Mépris des humeurs intérieures pour le corps qui les abrite. Les acides stomacaux et les verdeurs bilieuses se complaisent dans leur seul territoire, donnez leur un peu de liberté, ils vous tueront, car ils n’ont de censure.
Sa famille arrive. On les a avertis que cette perfusion allait accélérer le processus.
L’un des frères fait appeler le médecin chef.
Le gasping, cette respiration rauque qu’on nomme râle de l’agonie impressionne toujours ceux qui l’entendent pour la première fois. Alors qu’il ne signifie pas du tout souffrance, mais ralentissement réflexe de l’ouverture de la glotte et amoindrissement de la tonicité palatine.
Du moins est-ce ce que l’on nous dit pour ne pas faire fuir les volontaires à ce curieux métier.
Ne serait -il pas plus modeste d’oser avouer :" Je ne sais ce que signifie mourir... Peut-être ce bruit de souffle qui se cogne aux écueils de la chair dit -il la douleur, peut-être pas..." Mépris pour la capacité de compassion et de compréhension des aidants.
-Docteur, est-ce qu’elle souffre ?
-Mais non ! elle est dans le coma. Regardez...
Et le médecin de saisir sa jambe, la pincer, la soulever à quasiment 80 degrés et la lâcher brutalement.
Pas de réaction, ils sont rassurés .
Je suis terrifiée de ce manque de respect du corps souffrant et mourant, assimilé à une chose sans émois ni sensations perceptibles.
Il sort sans me regarder alors que cela fait des années que nous travaillons ensemble et que c’est un homme hypersensible. Finit-on par se blaser au point de considérer qu’à l’ imminence du mourir l’être humain se dépeuple de... son être ?
Le geste maladroit me cogne la peau, choque mes souvenirs, déverse son acide dans ma gorge. l’institution hospitalière n’a plus les moyens d’offrir aux équipes ces espaces de parole et ce temps de latence qui permettait aux deuils de se poser, aux chagrins de se dire, aux échanges de se faire autour d’un café à l’amertume réconciliatrice. L’administration méprise autant les malades que les soignants et chacun y perd en construction de soi.
Les deux frères s’appuient sur le lit. Dont un pied cède. Et stupeur, elle ouvre brutalement les yeux. On la croyait dans un coma profond déjà, elle était cependant encore disponible à des sollicitations. La perte d’équilibre de son corps qui passe sans préavis de la position allongée à cette glissade oblique vers le fond des draps nous rappelle qu’il ne faut en aucun cas, mépriser la conscience humaine et ses infinies ressources.
Le mépris prend alors l’odeur de ce dernier vomissement qui l’emporte yeux ouverts, qui avait été retenu artificiellement au fond de sa gorge et dont la teinte fangeuse filetée de traces sanguinolentes coule dans nos yeux, prémisse de l’attention toute respectueuse que la nature portera un jour très proche à ce corps décomposé de terreur et d’étonnement.