Pour la première fois de ma vie, je sentais qu’il me faudrait me concilier jusqu’au décor de cette campagne reculée et muette sur laquelle tombait un soleil encore chaud.
Le chemin sablonneux que j’empruntais à pied laissait couler sa blancheur grenue et moelleuse entre des buissons de mûres, de folle avoine ou de dactyle dont quelques bouquets épars de minette écartaient la clôture inventive. Je manquais de défaillir en passant dans un vent coulis chargé de ces parfums miellés des tilleuls en fleurs.
Le moissacquais est une région délicieuse, dorée comme le raisin qui porte son nom, et les côteaux en cette fin d’après-midi semblaient sortir d’une nuit très ancienne.
La ferme était en contrebas d’un tertre. On n’en percevait que les tuiles depuis le sommet où je me trouvais et je me surprenais à craindre qu’elle ne s’enfuie soudainement, comme cela arrive toujours dans ces paysages dont les rondeurs femelles se meuvent et respirent avec cruauté sitôt qu’on relâche l’attention.
C’était une vieille bâtisse sans fantaisie, en équilibre sur ses pierres ocre ça et là grossièrement crépies, la grande cour carrée ouverte au sud était gardée par un pigeonnier plus récent dont les murs lisses comme un verrou neuf tranchaient avec la rugosité de l’ensemble.
La porte ouverte m’attendait.
Je fus saisi par cette odeur d’encens mais après tout, le propriétaire de cette ferme était orientaliste réputé et ce n’était pas incompatible avec la culture du radis et de la vigne.
Je poussais la porte et me sentis happé.
Comment décrire le raffinement inouï de la pièce à vivre, d’une découpe dont la sévérité extérieure ne laissait rien supposer.
Quatre petits salons orientaux, aux quatre angles de la pièce, abritaient dans des niches leurs poufs de cuir repoussé et leurs plateaux de cuivre sur lesquels se désorganisaient savamment des services à thé... Aucune lumière du jour ne pouvait tomber sur ces alvéoles d’un autre temps et pourtant, il en irradiait une lueur étrange et très pâle, de prime jeunesse, certainement le contraste avec les tentures de tissu lourd qui recouvraient les murs et surtout les rayonnages de livres dévorant tout l’espace visible.
Entassés pêle-mêle ils disaient l’homme de voyages et d’éclectisme, les couvertures contemporaines conversant avec de vieilles reliures, les gros volumes avec des ouvrages lilliputiens.
Je ne m’étais pas hâté.
Il m’était désagréable d’imaginer ce face à face avec l’émotion suspendue pour toujours, la froideur cadavérique.
Le bureau local de la PJ m’avait chargé de cette enquête, il faut dire que vivant dans la région, il leur avait semblé raisonnable de m’en laisser la conduite. On se confie plus facilement à un « pays « .
- Il y a quelqu’un ?
- Oui, j’arrive !
La voix qui me parvenait de derrière l’unique porte ouvrant vers le reste de la maison me glaça. Elle était à la fois rauque et vide, sans vie.
Une jeune femme apparut, blessure blanche dans la bouche sombre du couloir dont je devinais les murs eux aussi recouverts d’ouvrages. Elle semblait se déplacer en flottant au -dessus des carreaux de Gironde engoncés dans leur ciment, cabossés et vernis par l’usure, son sarouel dansant autour d’une silhouette cachectique. Seul le regard donnait à croire que l’on n’avait pas affaire à un fantôme.
- Bonjour, Millac de la Pj, je...
- Je vous attendais, on m’a prévenue de votre arrivée, je n’ai pas entendu votre voiture.
- J’ai préféré faire le chemin à pied, je l’ai laissée en haut.
- Je vous offre un raffraîchissement ?
- Non, merci, je viens voir le...
- Il est là.
Face à la fenêtre se trouvait le corps d’Abel Lussac, le cou traversé de deux fines dagues , bouche ouverte sur un cri de surprise.
- C’est vous qui l’avez découvert ?
- Oui.
- Décrivez- moi les circonstances, s’il vous plait.
- Je revenais de faire mes courses, j’ai appelé, qu’il m’aide à les sortir du coffre, je savais qu’il aimait se tenir auprès de cette fenêtre, je pensais qu’il faisait la sieste et...
- Vous ne lui connaissiez pas d’ennemi ?
- Non. Pas que je sache.
- Cela faisait longtemps que vous viviez séparément ?
- Trois ans.
Le regard cherche au -dehors de quoi se raccrocher. Je ne sens rien d’ému chez cette femme, pourtant, il court sur sa peau très claire un tressaillement.
Ses yeux sont magnifiques, presque violets, tachés d’or. On ne peut pas dire qu’elle soit belle, mais on peut comprendre qu’un homme ait succombé, si j’ose le penser ainsi devant son cadavre, au charme indéfinissable de cette peau transparente, de ces traits irréguliers et durs qu’on dirait sculptés de la veille par une gouge fine, et de ces yeux qui portent en eux toutes les saisons, leurs transes ou leurs orages.
- Vous ne vous entendiez plus ?
Ses bras enserrent son buste, en une caresse qui me trouble. Elle réfléchit, non pour éviter une réponse qui pourrait la perdre mais parce qu’il est dans sa nature d’aller au plus près de ce qu’elle sent.
-La vie ici... vous savez... la vie. Trop de silence, trop loin de tout.
-Vous viviez en ville ?
-Oui. Il m’avait offert un appartement. Je l’aimais, vous savez, enfin... oui... je l’aimais, si on peut dire. Il était enfermé dans ses livres, la propriété périclitait. Nous avions confié le fermage à un administrateur, mais il fallait bien que quelqu’un suive cela de près alors, le faire ailleurs ou ici...
-Cette propriété est d’une grande valeur...
-Oui.
-Saviez-vous qu’il avait demandé une protection personnelle récemment, il craignait pour sa vie.
Les beaux yeux se noient de larmes et dans la lumière améthyste de cette après midi finissante, la loupe qu’elles dessinent au ras des paupières s’emplit des nuages qui se sont formés au -delà de la fenêtre.
-Non. Est-ce que vous sous entendez...
-Je ne sous -entends rien. Nous avons retrouvé trace de cette requête.
Elle se tourne vers la grande cour sur les murs de laquelle rampe une vigne vierge déjà automnale.
Pas le moindre signe d’inquiétude ne vient altérer la lenteur fragile de ses mouvements.
-Il avait... Pourquoi ?
- Cette bibliothèque n’a pas de prix.
-Il l’avait constituée tout au long de sa vie, nous faisions toutes les brocantes pour rechercher l’édition rare, le manuscrit oublié dans un grenier, les notes dans la marge.
Je m’approche du corps.
Les dagues sont entrées sans abîmer la chair, sectionnant net les deux carotides, l’hémorragie interne a légèrement gonflé le ventre, les mains raidies tiennent encore ce livre dont il devait vanter les parfums secrets à son assassin en buvant le thé de la complicité.
La nuit tombe déjà, courant ses bleus tachés de violet et de rose au-dessus des vallées. Les collines aux cannelures de coquillage s’assombrissent lentement d’une encre à la lenteur indicible.
Elle s’accroche à la poignée de la fenêtre comme une épave de bateau aux algues qui l’ont en d’autres temps faite prisonnière.
-Je ne suis pas coupable. Je n’étais pas ici.
-Je vous crois. Ca va être une enquête longue et difficile, pourrez vous me loger ?
-Ce n’est pas un souci, me dit-elle se retournant avec une grâce qui me fait exploser de joie.
Elle n’est pas coupable et il va falloir que je me concilie jusqu’au décor de cette campagne reculée pour classer cette affaire.
Au plus tôt.
Elle acceptera sans nul doute que je lui fasse une cour discrète. Ce sera notre résidence secondaire. Je changerai les roses trémières de l’entrée et parsèmerai la façade de verveine.
Et s’il le faut... je la tuerai comme j’ai tué son époux.
Il me faut cette bibliothèque.