C’est au matin qu’elle la trouva, piégée entre la porte-fenêtre et le volet roulant qu’elle venait d’actionner pour faire entrer la lumière dans le salon. La petite grenouille, d’un vert dont la pâleur signifiait la déshydratation extrême que le soleil déjà haut lui avait fait subir, était assise et ne bougeait pas. Kate la déplaça de quelques centimètres du bout de sa sandale et plaignit le malheureux animal qu’elle crut mort, déjà recouvert d’une poussière qui s’accumulait autour de ses membres. Mais en équilibre sur le bord arrondi du seuil de la porte-fenêtre, la grenouille esquissa un mouvement d’une lenteur inhabituelle pour un batracien et se hissa à nouveau en direction de la vitre. Soudain envahie d’un sentiment de culpabilité, Kate, qui avait malencontreusement emprisonné cette bestiole en fermant le volet la veille, décida qu’il lui fallait la sauver du sort funeste auquel elle l’avait ainsi condamnée. Elle courut à la cuisine chercher un plat transparent qu’elle remplit d’eau, tira d’un jeu de carte qui traînait sur la table du salon ce qui s’avéra, sans qu’elle en fût réellement surprise, une reine de cœur et se hâta de revenir auprès de sa patiente. Délicatement, elle passa la carte sous les pattes et le ventre de l’animal pour le porter sur ce palanquin improvisé jusqu’au centre du plat rempli d’un centimètre d’eau. La grenouille ne bougeait pas d’un cil et le cœur de Kate sombra à l’idée qu’elle ne pourrait pas corriger sa tragique erreur de la veille. Mais à mieux y regarder, elle aperçut de très légères vaguelettes à la surface de l’eau claire et à proximité de la bouche de l’animal. Elle buvait très doucement, assise dans la petite mare confectionnée pour elle, et ce spectacle redonna instantanément espoir à Kate, qui entreprit alors de trouver un coin d’ombre propice au bain de dame grenouille. Ce qui fut fait, au pied d’un olivier distant de quelques pieds de la villa, dont le branchage assurerait encore deux bonnes heures de fraîche tranquillité avant que le soleil atteignit sa position zénithale. Régulièrement, Kate quittait son transat et la lecture d’un magazine féminin, dont elle se reprochait de ne pouvoir se passer lorsqu’elle était en vacances, pour rejoindre la piscine privée de la verte demoiselle, qui reprenait, à défaut du poil de la bête dont elle était totalement dépourvue, les jolies couleurs verdâtres et irisées propres à son espèce. A la quatrième visite, une heure était passée et Kate trouva le plat vide de tout batracien. Une mouche s’y ébattait en compagnie d’un moucheron qu’elle ne supposa pas être de sa lignée, mais elle douta également que les diptères eussent disposé du corps de la grenouille meurtrie. Elle en conclut donc, en conformité avec sa nature généreuse et douce, que la grenouille avait recouvré ses forces et bondi hors de son refuge aquatique pour vaquer à ses occupations habituelles. Elle la chercha des yeux un instant dans l’herbe haute, puis renonça et se replongea dans le récit des mésaventures d’une princesse de sang, mariée contre son gré à une tête couronnée qu’elle ornait aujourd’hui de cornes bien méritées. Plus tard dans l’après-midi, après un repas dont la richesse en graisses, sucres et protéines contrevenait aux règles qu’elle s’était imposées depuis le printemps pour arborer en toute sérénité son nouveau maillot de bain, elle dut se résoudre à une sieste. Kate n’aimait pas couper ainsi la journée en deux parties égales, car elle émergeait de ce sommeil intempestif plus fatiguée encore et, pour tout dire, un tantinet vaseuse. En l’occurrence, ce sentiment fut renforcé par le vague souvenir qu’elle en garda de rêves étranges, mêlant princesses et grenouilles dans un scénario confus et, somme toute, plus que banal. Elle hésita un instant entre la douche et la piscine, pour finalement s’immerger jusqu’au menton dans l’eau d’un bain qu’elle fit couler avec très peu d’eau chaude. Elle sursauta lorsqu’elle constata qu’au bord de la baignoire, entre le flacon de sels de bain et le canard en plastique dont elle n’avait pas su se défaire au sortir de l’enfance, trônait la grenouille verte sauvée ce matin-là. Se redressant lentement, elle sortit du bain aussi discrètement qu’elle le put, effrayée plus qu’elle n’oserait jamais l’admettre à l’idée que le batracien eût sauté pour la rejoindre dans l’eau, plongeant peut-être entre ses seins ou en tout autre endroit qu’elle celait aux regards des hommes. Sa peau perlant d’eau savonneuse tremblait tant de froid que de peur, et elle s’enroula prestement dans une serviette de bain pour combattre l’un comme l’autre. La grenouille n’avait esquissé aucun mouvement brusque, mais suivait Kate de ses petits yeux noirs et globuleux. La jeune femme quitta la salle de bain à reculons, les yeux rivés sur l’animal, et ferma la porte derrière elle. Elle se hâta de se vêtir à nouveau, couvrant son corps d’un chemisier et d’un pantalon parfaitement inadaptés à la température de cet été caniculaire, mais lui offrant le réconfort d’une carapace textile. Elle retournait sur la terrasse pour reprendre ses esprits et concevoir le plan qui lui permettrait de chasser la grenouille de la salle de bain, sans avoir à la prendre dans ses mains, lorsqu’elle entendit un coassement au pied de la porte-fenêtre. Son cœur fit un bond et elle se figea devant la grenouille verte qui lui barrait la route, assise sur le seuil et lui faisant face. Elle commençait à se convaincre qu’il y en avait plus d’une quand ses yeux lui en apportèrent le sinistre démenti. La poussière enroulée autour de ses pattes ne laissait place à aucun doute ; c’était bien elle qui avait quitté –par quel miracle ? – la salle de bain pour venir se placer sur son chemin. Kate se ressaisit et, comme pour faire exister en ce lieu où elle séjournait seule pour l’heure une personne de confiance qui pût la conforter, déclara à voix haute qu’elle avait dû laisser la fenêtre de la salle de bain ouverte et qu’il n’y avait rien là d’extraordinaire. Kate referma la porte-fenêtre au nez de la grenouille qui semblait la narguer de l’autre côté de la vitre. Elle fit de même avec chaque fenêtre et chaque porte de la maison, s’assurant de chaque huis, vérifiant chaque accès pour qu’aucun ne s’offrît au facétieux batracien. Puis elle se saisit de la dernière œuvre en date d’un philosophe contemporain, dont elle appréciait autant la profondeur d’esprit que le physique romantique et désuet, et se mit à lire, décidée à ne pas laisser la grenouille occuper plus longtemps ses pensées. Plongée dans le chaos verbeux du philosophe dandy, elle dût un instant éloigner l’ouvrage de ses yeux, pour reprendre souffle après une phrase de treize lignes qu’aucune ponctuation ne venait alléger, et découvrit à cet instant que la grenouille s’était installée sur la table du salon, et la regardait lire sans bouger. Le livre lui tomba des mains et elle se tassa dans le fauteuil, semblant vouloir offrir le plus petit volume possible aux yeux de l’animal. Pétrifiée, Kate resta immobile un temps si long qu’il lui offrit l’occasion de constater que la grenouille ne manifestait aucune intention visible de sauter sur elle. Elle se détendit donc progressivement et entreprit de donner à l’incident une tournure conforme à son esprit rationnel. A force d’autosuggestion, elle finit par vaincre son appréhension naturelle et s’approcha du batracien, dont seul le goitre bougeait, au rythme de sa respiration. Centimètre par centimètre, Kate réduisit la distance entre son visage et la grenouille jusqu’à ce que sa vue ne lui permît plus d’approcher encore. La bête respirait vite et ses yeux ne quittaient pas ceux de la jeune femme, dont la peur avait laissé place à la fascination. La bouche de la grenouille s’ouvrit un peu et Kate craignit un instant d’en voir sortir la langue, qu’elle savait assez longue pour atteindre son visage. Les yeux de l’animal roulèrent dans leurs orbites, comme en signe d’un effort considérable, puis la bouche s’ouvrit un peu plus pour laisser échapper dans un souffle : « merci ! »
© Patrick Camu 2009