Il est temps de partir.
Le vent tourne à la fête et les pontons se cambrent comme les reins affamés
d’une chatte en amour.
Le capiston connaît les ressources de sa bête. Un brigantin racé et qui n’a peur
de rien. Ses hanches sont ribaudes sous la langue des vagues et la pomme des
mâts n’a jamais fui l’orage.
Sur le château arrière attendent les officiers, pendant que l’équipage s’affaire
de cette hâte économe et humble.
Son regard court de la dunette au gaillard, la main rôdant sur la rondeur boisée
d’une joue de poulie, vérifiant l’agressivité d’un bec de croc.. Puis glisse
avec tendresse sur la lisse mordorée que le sel lui- même se refuse à entamer
de ses baisers trop blancs.
Bien sûr, il y a ce bruit qui court depuis peu et tracasse son front. Mais il
est homme de raison. La seule chose qui puisse le faire chanceler est le
craquement gourmand des pas dans la coursive. Et puis cette douce ébriété que
procurent au corps les improvisations de la coque avec l’eau.
Alors, une fois la cargaison à fond de cale, il gagne le balcon et hurle, mains
en porte- voix :
« Allez, hop, on passe à l’autre monde ..
On ne va pas rester sourds
Aux appels des secondes.
Allez vite, car j’ai soif d’un futur qui s’invente
Et de planter ma tente
Dans un ailleurs..
Le désert fut si beau, mais c’était le désert
Et comme l’infini aux bleus noirs et amers
Je suis las de compter ses grains piquants pointus
Posés par l’océan se retirant perdu
Loin de toute blessure.
Allez, montez voilure
Le temps de m’Odysser !
Avez vous terminé
De préparer le spi et serrer les haubans ?
J’ai soif d’une évasion loin de tout firmament.
Allez, que le grand foc se tende.... »
Une machine humaine tire sur les filins, et arrache le vaisseau à ce quai en
croissant qui porte nom de Lune. La muraille des hôtels semble sortie du four
tant est dorée la pierre.
Mais le vent se fait noir en Golfe de Gascogne.. Lui, retient le mors de la
bête qui cogne la vague cavaleuse.
Les bourrasques aigues passent comme un rasoir sur le bateau qui fend d’une
audace de bois l’humeur de l’océan.
Qui a pris un jour la mer par gros temps sait la beauté à la fois sourde et
sonore de ce dernier soleil qui tente d’arrêter le désastre. Les ors en
rébellion contre le vent qui monte et gifle le gréement. Les dernières épées
qui se couchent enfin et la chantante victoire du sombre sur le clair.
Eux, sont trop occupés.
Quand elle sort de l’eau, et vient flotter sur eux, ils n’y pensaient même plus.
Il se raconte tant de choses, quand on revient à terre et qu’on lit dans les
yeux des gens ce que l’on n’a pas vu alors qu’on y était.
Ils n’y pensaient même plus. Et maintenant, elle est là.
Impressionnante et belle, dans sa hideur aqueuse.
Ses écailles bronze diffusent une lumière étrangère à ce monde, son regard
soufré, fendu à la verticale roule en toutes directions. Son corps de poisson
est porté par deux ailes de velours, qui semblent accrochées au ciel par des
serres vitreuses.
Elle frôle le mât, puis, comme lançant un défi s’élance vers l’horizon, stoppe
brutalement, se relance, s’échappe au lointain, fait machine arrière, attend,
provoque.
Sa voilure immense enveloppe les nuages.
La coque du navire, du fond de sa mémoire végétale a senti cette présence hors
du connu et la sève lui monte dans les cernes comme moutarde au nez.
Il ne va pas se laisser distancer.
Sans que les hommes puissent faire quoique ce soit, le brigantin organise seul
sa course contre le monstre, règle les vergues, saute par-dessus les vagues, se
rattrapant de justesse aux crêtes en furie, écumant des embruns, flirtant avec
le vide.
Sur le pont la surprise puis la peur ont laissé place aux paris.
Le brigantin redresse la tête car il vient de dépasser la Serre, d’une courte
longueur, mais elle compte .
Et chacun l’encourage, renversé vers le ciel. Même le capiston, d’ordinaire peu
loquace et toujours mesuré, regarde les nuées et houspille la Chose.
Mais la nuit tombe plus vite par tempête que par jour ordinaire.
Personne n’a vu arriver un penseur de pierre qui n’a d’autre ambition que de
rester en place, nuque baissée vers l’émouvance des flots à contempler ses
plages.
Personne ne sentira le choc si effroyable qu’il disperse à l’ouragan les débris
de chair, de bois, de cris.
Personne n’entendra le roc dire du fond de son hébétude :
« Celui qui regarde trop haut finit par se briser la nuque »