Sentinelle au fond de la vallée, la solide ferme vosgienne surveille le vignoble qui se dore aux derniers reflets du soleil d’automne.Les vendanges sont terminées, les vaches revenues du chaume ruminent paisiblement derrière l’étable, dans la chambre les fromages mûrissent doucement.Charles pose le solide sac de cuir sur la nappe à carreaux rouges et blancs. Le père tire sur sa pipe éteinte, aucun reproche ; c’est le choix de Charles.Assis à même la dalle froide, le doigt sur la phrase, Hansi annone difficilement quelques lignes du livre interdit ; « Le Tour de la France par deux enfants »« Du esche ganz, Il n’est pas écrit : Il fait peau ce zoir, mais il fait beau ce soir » reprend Charles un léger sanglot dans la voix.La mère comme pour honorer l’instant oublie son patois et parle français.« Je t’ai mis deux bouteilles de schnaps, des gousses d’ails et trois munsters, la route est longue jusqu’à Belfort. Tu passeras par la Schlucht, les gardes seront aux Trois Epis, c’est Von Roten qui organise la diversion. »« Oh jetz ! Celui-là, depuis qu’il commande les Prussiens on ne sait plus de quel coté va sa tête. Méfie-toi des dragons, le mois dernier les Français ont tiré sur Joseph » lance le père.Il n’est que temps, Charles embrasse longuement sa mère et serre la main de son père. Sur le chemin qui grimpe Hansi porte fièrement le lourd sac de Charles.Le père tape sa pipe sur le talon de sa botte.« Hansi au retour tu rentreras les vaches. »Juste avant le col, chez la Seppi, Charles rencontre Mathilde, ce soir ils sont deux à tenter le passage. Charles ne connaît pas Mathilde, il devine les cheveux blonds sous le bonnet blanc.Mathilde, ses études d’infirmière terminées, s’en va sans regret rejoindre, ce fou de pasteur de Gunsbach, qui a quarante ans passés est partit soigner les noirs à Lambaréné au Congo.La main de Mathilde est fraîche.Hansi dévale en riant le chemin de la ferme, dans sa poche l’étrange couteau suisse bleu, cadeau de Charles, sur la joue le souvenir du baisé de Mathilde, à la main la large tartine couverte de crème épaisse que lui a donnée la Seppi.Dans la cabane, le lieutenant français examine longuement Charles et Mathilde.Ces deux là sont des gosses.Pourquoi cette gamine veut rejoindre un musicien aux colonies ? Si encore elle voulait devenir religieuse, mais la prussienne est parpalliotte !Enfin l’autre est catholique, il parle et écrit en français, il ne veut pas faire son service chez les uhlans...Et Charles de raconter pour la vingtième fois son histoire, son choix.Le garde baisse son fusil et roule une cigarette.Le lieutenant agacé signe les saufs conduits bleus« Vous avez trois jours pour vous présenter au commandement militaire de Belfort »-----Dix années ont passé, debout dans la tranchée le sergent Meztger récite la dernière lettre de sa mère, la calligraphie parfaite disparaît sous les tampons de la censure militaire, Belfort, Paris, Marseille, Alger, Tamanrasset... la lettre a mis plus d’un an pour le retrouver à In Salah dans le désert algérien. Mathilde est au Tonkin, Hansi a remplacé Von Roten au lancier bavarois, c’est l’oncle Karl qui viendra aider aux vendanges, le père va bien. Depuis plus rien...C’est l’aurore, la brume libère lentement la vallée, devant la ferme éventrée, la vigne parait vivante sous les premières lueurs automnales, dans le pré trois vaches attendent sagement qu’un feldgrau débonnaire viennent les traire.Charles ne regrette pas la distance trop grande, la portée trop courte du lebel.Sa mère a t’elle rejoint Tante Clotilde à Berlin ? Ou est Hans, ou est son père ?L’ambulancier lui a remis un message de Mathilde, elle est infirmière à l’Hôpital de Belfort, il paraît que les parisiens les appellent les poilus, ici on les appelle, moitié de français. La vigne aussi était belle sous le soleil d’Afrique...Dans un fracas infernal, le premier obus éclate dans les sarments, Charles saisi son sifflet, les tirailleurs algériens sortent de la tranchée, la mitrailleuse allemande fauche le premier rang.Trois jours de combat, la baïonnette de Charles rouille sous le sang, enfin la relève, pas un mètre de gagné, l’escouade décimée.Dix jours de repos, pas de permission pour les Alsaciens et les Lorrains, juste une étreinte passionnée avec Mathilde dans l’ambulance puante. Les nouveaux sont arrivés, des gosses aux joues rouges qui rient dans leurs uniformes neufs.Bar le Duc, le capitaine Metzger passe en revue sa compagnie, il fait froid, le givre glace les barbes broussailleuses des fellas, à Verdun les tranchées sont propres, la soupe est chaude, les canons au repos.Sur la carte d’état major de Charles, une croix noire indique Douaumont.Dans l’ambulance qui s’en revient, Pinard le brancardier pleure sur l’épaule de Mathilde, il raconte les corps mélangés, les uniformes bleus et gris mêlés, les cris, les plaintes, l’agonie de ce vieux soldat prussien serrant sur son corps éventré son fils décapité, offrant dans un dernier effort un étrange couteau suisse bleu.Le cri de Mathilde se joint aux râles des blessés.Sur le pont du Ville d’Alger les tirailleurs dansent et chante, le colonel Metzger voit Marseille qui s’enfonce doucement dans le bleu apaisé de la mer, sa main caresse le ventre arrondi.« si c’est un garçon nous l’appellerons Hans. Kein Hass, nein Liebe, unendliche Liebe soll uns leiten »Au pied de Mathilde, dans le vieux sac de cuir, trois pieds de vignes de la vallée et un étrange couteau suisse bleu.
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La guerre de Charles
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